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le seul détail biographique qu'elle renferme (en dehors du lieu de la naissance et de la mort du poète) est une allusion à ses relations avec Ben Jonson. Les ouvrages les plus récents sur le même sujet, A life of William Shakespeare par Sir Sidney Lee" et la massive compilation de feu Halliwell-Phillipps, Outlines of the life of Shakespeare ne comptent pas moins de 800 pages. Ce simple rapprochement suffirait à attester avec quel fanatisme les historiens de la littérature anglaise ont scruté jusqu'au moindre détail véritable ou apocryphe relatif à leur dieu. Une preuve non moins frappante de l'importance extraordinaire attachée à ces recherches est le nombre de légendes écloses de toute part sous les pas du grand dramaturge et le nombre non moins considérable de faux documents, publiés par des antiquaires sans scrupules qui n'arrivaient plus à en décou

vrir de véritables.

Aux yeux de certains l'expression homo unius libri prend une allure péjorative; que dire, quand cet unus liber est celui d'un autre? Et pourtant, depuis le xvir siècle, nous voyons en Angleterre des érudits consacrer leur vie entière à l'étude de Shakespeare; tels, pour ne citer que les plus illustres, Theobald, Malone, Steevens, ou, plus près de nous, l'infatigable Halliwell-Phillipps. Les Outlines de ce dernier savant, avec leurs centaines de pages de « Preuves » (comme on disait au xvI° siècle) en petits caractères, constituent pour le chercheur comme un cartulaire Shakespearien, remarquablement complet et en somme fort exact. Les biographes modernes n'ont qu'à puiser dans ce trésor et ils ne s'en sont pas fait faute.

Par malheur, chez beaucoup d'entre eux, l'imagination l'emporte sur le bon sens; à côté d'un Sidney Lee, que d'auteurs extravagants, que de théories insensées! Shakespeare a des adorateurs si fervents qu'ils ne peuvent souffrir la moindre ombre à sa réputation. Pour

(1) La quatrième édition a été complètement récrite par l'auteur. Ce n'est pas lui faire injure que de le féliciter d'avoir beaucoup appris depuis 1898. En dix-huit ans il a relu à peu près toute la documentation ancienne et y a ajouté une vaste documentation nouvelle, fruit de ses propres recherches et de celles d'une génération de tra

vailleurs. Texte et notes s'en ressentent à chaque ligne la bibliographie notamment est singulièrement plus complète que dans les éditions antérieures, et un livre destiné à l'origine au grand public est devenu, grâce à ces remaniements, un précieux instrument de travail dont nul érudit ne saurait se passer.

par

n'en citer qu'un exemple, ils ne se résigneront jamais à admettre que la modeste paysanne à qui il dut le jour ne fut peut-être pas parée des grâces les plus exquises du cœur et de l'esprit. Ils répudient comme une insulte à leurs convictions les plus sacrées la moindre insinuation contre la pureté des mœurs de leur idole et, le concordisme étant à la portée de toutes les intelligences, ils ont fini trouver une réponse boiteuse aux arguments les plus péremptoires. Je ne crois pas qu'il existe en français une notice biographique où il soit tenu compte de tous les documents connus relatifs à Shakespeare. Cette année les pays de langue anglaise célébreront le troisième centenaire de ses funérailles. Notre modeste contribution prouvera une fois de plus quelle attraction irrésistible exerce sur un lecteur français l'illustre dramaturge que notre public connut pour la première fois, au milieu du xvII° siècle, à travers les plagiats de Cyrano de Bergerac.

I

Le nom de Shakespeare, le « manieur de lances », nous reporte, à en croire les antiquaires anglais, à l'époque martiale des Croisades. Comme le remarque non sans esprit le vieux Camden, c'est à peu près le même nom que Wagstaff dont Shakeshaft est une autre variante. En Italie, ne rencontrons-nous pas des Crollalanza? Ainsi que pour beaucoup de noms de familles anglais, c'est au xin' siècle qu'il faut faire remonter l'origine de ce patronymique; le plus ancien exemple que l'on ait réussi à découvrir date de 1248; en cette année il est fait mention d'un William Shakespeare domicilié à Clapton, à une dizaine de kilomètres de Stratford-on-Avon).

(1) Le meilleur de son Agrippine est emprunté à Hamlet, à Cymbeline et au Marchand de Venise. Cf. Jusserand, Shakespeare en France sous l'Ancien Régime, Paris, 1898.

Camden, Remaines, éd. de 160, p. III; Verstegan, (Restitution of decayed intelligence, 1605, p. 294) observe que Breakspear, Shakspear and the like have been surnames imposed upon the first bearers of them for

valour and feats of arms. Cf. John W. Hales, The name Shakespeare, dans The Athenæum, n. 3955 (1903), p. 230.

(3) Halliwell, Outlines, t. II, p. 252. (Sidney Lee, p. 1; C.C. Stopes, Shakespeare's family, Londres, 1901, in-8, p. 4-9; Halliwell, t. II, p. 252; cf. Notes and Queries, 1re sér., t. XI, p. 122.

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C'est un jeu favori, chez nos voisins, de rechercher dans les archives locales et surtout dans ces interminables listes de noms, si fréquents dans les court rolls britanniques, des exemples nouveaux du nom de Shakespeare; on les publie ensuite dans quelque revue, en les accompagnant de l'hypothèse invérifiable qu'il s'agit en l'espèce de parents inconnus du dramaturge. Dans le seul comté de Warwickshire, où est situé Stratford-on-Avon, Halliwell a relevé des Shakespeare épars dans une cinquantaine de paroisses. Aussi, le nombre des prénoms usuels étant extrêmement restreint, devient-il à peu près impossible d'identifier avec quelque précision les ancêtres du poète".

et cette

Son père John est un personnage en chair et en os, que nous suivons pas à pas, pendant un demi-siècle; mais ses origines sont encore fort obscures. Si John Shakespeare (dont nous ne savons rien avant 1552, date à laquelle il est domicilié à Stratford-on-Avon) est bien le Johannes Shaxpere dont il est question dans un document de 1587 relatif à un Henricus Shaxpere frater Johannis"), identification est généralement admise il eut pour père un certain Richard Shakespeare, fermier à Snitterfield, village situé à 6 ou 7 kilomètres au nord de Stratford. Ce Richard Shakespeare est mentionné dans une demi-douzaine de documents réunis par Halliwell". Dans d'eux d'entre eux (1550 et 1560) il apparaît comme locataire de ce Robert Arden dont son fils épousa la fille en 1557. En 1561, sa succession est estimée à £35.170 (5).

(1) Dans le seul village de Rowington, entre 1550 et 1600, au moins quatre Shakespeare différents portèrent le prénom de William! John W.Ryland, The records of Row ington Birmingham, 1896. In-8, xxvIII-240p.; Halliwell, t. II, p. 256.

(2) Sur la généalogie des Shakespeare et des Arden, cf. G. R. French, Shakespeareana genealogica, Londres, 1869. In-8, XIV-590 p.

(3) Archives du Court of Record, apud Halliwell, t. II, p. 207.

(4) Halliwell, t. II, p. 207-208: Visus franci plegii du 1er oct. 1535 et du 3 oct. 1560; testament de 1543;

SAVANTS.

document de 1550; bail de 1560.
Cf. ibid., p. 209-213, des documents
relatifs à son frère Henry et à d'autres
Shakespeare de Snitterfield. On les
complétera par R. Savage, Edward
Pudsey's Booke,... also a few unpu-
blished records of the Shakespeares of
Snittrefield and Wroxall Stratford,
1888. In-8, vi-84 p.

(5) Lettres d'administration datées du 10 février 1561 au greffe du Probate Court de Worcester; publiées par Halliwell, Shakespeare's tours (1887) p. 44-45; Notes and Queries, 8e série, t. XII, p. 463-464; J. W. Gray, Shakespeare's marriage, p. 259-260.

3

Nous ne connaissons rien sur les ancêtres de Richard Shakespeare et c'est une simple conjecture qui l'apparente à un autre Richard Shakespeare, de Wroxhall (v. 1520) dont l'arrière grand-père, un ancien soldat nommé Adam Shakespeare, vivait à Baddesley Clinton en 1389.

En 1596, John Shakespeare demanda au Collège des Armes le droit de porter des armoiries; il prit pour prétexte que ses ancêtres avaient servi sous Henry VII (vers 1500). Trois ans plus tard, sa première demande n'ayant pas abouti, il la réitéra sous une autre forme et raconta à l'appui de sa demande que son arrière-grand-père avait servi sous Henri VII et avait été récompensé de ses services par une concession de terres. Ces précisions ne sont pas bien convaincantes et l'on aurait tort, croyons-nous, d'ajouter foi à des déclarations aussi intéressées".

Les ancêtres maternels de Shakespeare sont un peu mieux connus. En 1557, son père épousa Mary Arden, fille cadette de feu Robert Arden, de Wilmcote dans la paroisse d'Aston Cantlowe. Grâce à Halliwell, la personne de ce grand-père du poète nous est assez familière. Sans pouvoir affirmer qu'il fût vraiment membre de la grande famille des Arden de Parkhall, comme John Shakespeare l'insinuait en 1599, nous savons que son père Thomas Arden s'établit à Snitterfield en 1501 et qu'il y acquit des domaines assez importants. Robert Arden se maria deux fois sa seconde femme Agnès, veuve

(1) Voici les deux textes de 1596 et 1599, d'après Halliwell, t. II, p. 56 et 60-61. Leur rapprochement est instructif 1596. Being informed that John Shakespeare of Stratford-uponAvon, in the county of Warwick, whose parents and late antecessors were for their valiant and faithful service advanced and rewarded by the most prudent prince King Henry the Seventh... 1999. Being... informed that John Shakespere now of Stratforduppon-Avon, in the county of Warwick, gent., whose parent, great-grandfather, and late antecessor, for his

faithful and approved service to the late most prudent prince King Henry VII of famous memory, was advanced and rewarded with lands and tenements given to him in those parts of Warwickshire... Il parait incroyable qu'aucun des nombreux documents relatifs aux domaines des Shakespeare ne fasse allusion à cette prétendue concession de terres, qui n'apparaît sous cette forme que dans le document de 1599. (En 1596 il n'est question que d'une « récompense ».) Est-ce autre chose qu'une fiction héraldique?

de John Hill de Bearley, ne lui donna pas d'enfants"; mais il eut par un premier lit sept filles. Quand il mourut, en 1556, il laissait une succession importante que décrivent en détail son testament et son inventaire après décès. Sa demeure était ornée de onze toiles peintes. Dans ses étables, étaient une vingtaine de bœufs et de vaches, sept chevaux, neuf porcs et cinquante moutons. Le tout fut partagé entre ses enfants; mais Mary Arden fut favorisée et obtint hors part une somme d'argent (£6.13.4) ainsi que la ferme d'Asbies, à Wilmcote.

On aimerait à pouvoir identifier l'emplacement de cette ferme d'Asbies où naquit la mère de Shakespeare; mais s'il existe à Wilmcote une demeure ancienne qui passe depuis un siècle pour être celle de Robert Arden, rien n'est malheureusement plus certain que l'inexactitude de cette attribution. Le faussaire Jordan (1794), qui en est responsable, ne mérite aucune confiance et Halliwell a pu s'assurer qu'au xvi siècle cette maison appartenait non aux Arden mais aux Fyndernes (3).

Quand John Shakespeare se maria (1557) il était déjà depuis plusieurs années établi à Stratford-en-Avon. Les registres de cette petite ville le mentionnent à maintes reprises et sa carrière peut être suivie année par année. C'est en 1552 qu'il est nommé pour la première fois : il figure dans un visus franci plegii, avec deux de ses concitoyens, condamnés comme lui à douze pence d'amende quod fecerunt sterquinarium in vico vocato Hendley strele contra ordinatio

nem curiae.

A partir de cette date, nous voyons se développer et s'exercer son activité commerciale et municipale. A chaque instant, il est appelé devant le tribunal en qualité soit de créancier, soit de débiteur. Petit à petit, il gravit l'échelle des honneurs et exerce dans son bourg des fonctions de plus en plus hautes; contrôleur des bières (1557), bourgeois de la ville (1558), constable (1558-1559), affeeror

(1) Cf. son testament (1579) et son inventaire après décès (1581) dans Halliwell, II, p. 54-55.

(2) Testament (24 nov. 1556) et inventaire (9 déc. 1556) sont publiés dans Halliwell, t. II, 53. p. Sur

l'ensemble des domaines de Snitter-
field, cf. ibid, p. 173-182.

(3) Halliwell, t. II, p. 199-202.

(4) Tous les textes sont réunis dans Halliwell, t. II, p. 215-248.

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