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que la civitas pérégrine du 1 siècle reçut, dès le début du 1o, sous Trajan, le titre de municipe (municipium Trajanum Augustum) que lui donne une inscription, avec les privilèges qu'il comportait. Il y avait là, comme dans les villes importantes de l'Afrique du Nord, une bourgeoisie instruite acquise à l'influence romaine et désireuse de se laisser gagner de plus en plus aux usages et à la civilisation de la métropole. Trois tombes, découvertes à côté l'une de l'autre dans une des nécropoles de la ville, sont, à cet égard, très curieuses. On y lit les noms de trois Vetidius. Le père avait passé par la série des honneurs municipaux ; c'était donc un des gros personnages du lieu. Son épitaphe lui donne les titres de propriétaire et d'avocat (in foro juris peritus, agricola bonus). Naturellement il éprouva l'ambition de voir ses fils s'élever plus haut que lui. Sa fortune lui permettait d'en faire des membres de l'ordre équestre; pour leur donner le moyen de tenir dignement leur rang, il surveilla tout particulièrement leur instruction: il envoya l'un d'eux au moins étudier à Carthage, dans les écoles les plus réputées de la province. Le jeune homme y mourut; il n'avait que dix-huit ans, ce qui ne l'empêchait pas d'être utraque lingua eruditus, comme son frère mort à vingt et un ans. Thubursicu produisit même des maîtres qui arrivèrent à une certaine notoriété littéraire; elle a donné naissance au grammairien Nonius Marcellus, l'auteur du De proprietate sermonum: son nom ou celui d'un de ses parents se lit encore sur une des pierres de la place publique.

Le déblaiement d'une ville aussi étendue et, répandue sur un sol accidenté qui se prêtait mal à l'établissement d'un plan régulier, ne pouvait être tenté méthodiquement; il était impossible de pousser devant soi en suivant le tracé des rues, comme à Timgad; mieux valait s'attaquer d'abord aux édifices encore visibles et les interroger. C'est ce qui a été fait le forum, le théâtre, un grand nymphée, des thermes, une seconde place publique, moins vaste que la première, un arc de triomphe se reconnaissaient aisément au milieu du chaos des autres ruines; on les a mis au jour l'un après l'autre. M. Gsell aura à les décrire et à les étudier successivement; dans le présent fascicule, il n'est question que des trois premiers ensembles. Le forum qu'une inscription nomme platea vetus, par opposition avec l'autre place (forum novum) est situé sur le sommet d'une des

hauteurs comprises dans l'enceinte de la ville. Pour l'établir et obtenir une surface horizontale on avait dû entailler profondément la colline au Sud et élever au Nord des substructions; ce qui, comme le remarque M. Gsell, suppose, pour cette place, un plan d'ensemble conçu à une date précise, mais ce qui ne prouve pas que tous les édifices qui s'y remarquent actuellement remontent à cette date; certains d'entre eux ont pu remplacer des monuments appartenant à l'ordonnance primitive. Il semble bien, en effet, que ce forum ait subi des remaniements importants avec le temps. On y constate des irrégularités assez surprenantes un des temples qui orne la face occidentale est placé de biais par rapport à l'axe de la place et la basilique qui occupe la face orientale dépasse l'alignement des deux côtés nord et sud. Bien plus, il semble que le temple situé à l'extrémité sud-ouest n'ait pas été achevé ses colonnes n'ont jamais été mises debout.

Dans l'état actuel le forum de Thubursicu nous présente les éléments qu'offrent les différents forums d'Afrique et d'ailleurs, disposés autour d'une place dallée avec portiques des salles, en forme de temples, dont l'une pourrait être la curic de la cité, une grande basilique à trois nefs, une tribune, assez maladroitement logée sous le portique méridional, dont l'escalier d'accès de sept marches est encore visible, diverses chambres dont la destination ne saurait être établie, ainsi que des latrines dont l'aménagement rappelle celles du forum de Timgad. J'ai signalé en 1905 des tables de mesures étalons pour liquides et grains que l'on a découvertes en place à l'angle sud-ouest de la cour. On n'a retiré des décombres que peu de statues; les plus intéressantes sont deux bustes de personnages barbus, portraits de célébrités locales. Il faut l'avouer, il n'y a rien dans tout cela de bien nouveau, ni de bien caractéristique.

On ne saurait en dire autant du second ensemble déblayé par les soins de M. Joly, le nymphée. Les anciens croyaient que le grand fleuve qui arrose la Tunisie septentrionale, la Medjerda, autrefois Bagradas, prenait naissance à Thubursicu; c'est ce qu'affirme Julius Honorius et les Arabes, gardiens de cette tradition, sont persuadés que l'origine du fleuve est une source d'eau saumâtre, nommée « Aïnel-loudi », qui jaillit au milieu même des ruines. La vérité est que le

Geogr. lat. min. (ed. Riese), p. 52.

ruisseau issu de l'Aïn-el-loudi est un des premiers affluents de la Medjerda, qui, elle, naît dans le massif montagneux un peu au nordouest de Khamissa. Il n'est point étonnant que pour un si beau fleuve les habitants de Khamissa aient voulu se mettre en frais et construire un palais de réception digne de lui.

Le nymphée se compose de deux bassins se faisant suite et de constructions annexes qui les entourent. Le premier, à peu près rectangulaire, mesure 47 mètres de long sur 13 mètres dans sa plus grande largeur; l'autre, également rectangulaire, pour commencer (18 m. 50 de large) se termine en fer à cheval, par une partie courbe de 26 m. 50 de diamètre. L'eau s'échappait de ce dernier, par une vanne, à son extrémité nord-ouest. Entre les deux était un troisième bassin, très étroit, presque une rigole, où venait aboutir une conduite partant d'une autre source, celle-ci d'eau douce, l'Aïn-elBir, située à 400 mètres de là. « Entre les deux grands bassins, on pouvait donc constituer un réservoir d'eau potable, préservé de tout mélange fâcheux; car on avait alors soin de lever la vanne du canal qui passait au-dessous et que suivait l'eau de l'Aïn-el-loudi. Le trop-plein s'écoulait dans le bassin circulaire en franchissant la clôture de dalles. L'Aïn-el-Bir accroissait ainsi l'Aïn-el-loudi et formait comme le prolongement de la source du Bagradas. >>

M. Gsell, à qui j'emprunte ces lignes, ajoute que les deux grands bassins, quand ils étaient remplis, ont peut-être servi à prendre des bains.

La piscine rectangulaire est limitée, du côté du Sud, par un quai, que borde une file de constructions, terminée par une salle à deux niches, où ont été recueillis des fragments de statues, en particulier. un torse de Diane. Ce serait, pense-t-on, un sanctuaire consacré aux divinités protectrices de la source. La façade n'en est point, d'ailleurs, parallèle au bord du bassin, comme les autres édifices qui longent le quai, mais placée de biais, sans aucune raison apparente. Du côté nord s'étend une vaste cour, deux fois plus large que le bassin lui-même, entourée de portiques sur trois faces. Ces portiques faisaient promenoir. Le centre de la cour constituait un jardin ou, peut-on aussi supposer, un gymnase. Au fond. regardant la piscine, s'élevait un second sanctuaire, très régulièrement disposé, dont on ne saurait dire à quelle divinité il était dédié, faute de docu

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ments figurés ou écrits. Enfin, à l'Est du bassin rectangulaire, un escalier de neuf marches, à peu près de même largeur, précède un soubassement, qui devait porter un grand édifice; la fouille en cet endroit, n'est pas encore poussée assez loin.

Tout cela constitue un ensemble dont le plan étonne par son irrégularité. On se serait attendu à trouver, à la source du Bagradas un nymphée imposant et bien conçu, quelque chose comme celui de Zaghouan. Ce qui existe est curieux, mais sans élégance, sans unité, sans charme. On dirait que le hasard a présidé à ces constructions, plus que la volonté réfléchie d'un homme du métier.

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Le théâtre, au contraire, est un des plus beaux, des plus complets, des plus majestueux qui existent actuellement en Afrique; il produit sur tous ceux qui le voient presque une aussi forte impression que celui d'Orange. Ce n'est pas que ses dimensions soient supérieures à celles des autres théâtres africains il mesure 70 mètres de large et le rayon de l'hémicycle, à sa partie supérieure est de 56 m. 80; les théâtres de Cherchel et de Philippeville sont plus importants; mais, grâce aux belles pierres de taille dont il est fait, il a pu résister aux assauts du temps. Le mur de la scène s'élève encore à une hauteur de 9 mètres; les vingt-deux premières rangées de gradins sont intactes; les deux passages latéraux qui conduisaient à l'orchestre, avec le cintre de leurs voûtes en grand appareil, ont à peine souffert et supportent les restes des tribunalia; le pavement de l'orchestre n'a pas disparu, non plus que les bandes de pierre où venait s'appuyer le plancher de la scène. Bien conservés également sont les foyers qui encadrent celle-ci à droite et à gauche, alors que d'habitude ils se sont écroulés avec le mur du fond. L'étude de l'édifice est donc utile pour la connaissance des aménagements des théâtres antiques; elle le serait plus encore s'il offrait quelque originalité dans les détails; malheureusement il ne nous apprend rien que nous ne sachions par ailleurs. Le pulpitum n'a même pas de dessous et l'on n'y trouve pas trace, derrière le mur orné de niches qui le bordait jadis et qui a à peu près disparu actuellement, d'une fosse où le rideau serait venu se loger au début de la représentation; on n'y voit pas non plus ces trous carrés dans lesquels s'engageaient les montants destinés à en faciliter la manoeuvre; d'où nous pouvons conclure que là, comme ailleurs, comme à Dougga, par exemple,

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l'aulaeum était remplacé par ces rideaux nommés siparia, qui s'ouvraient et se repliaient l'un à droite, l'autre à gauche de la scène.

Je rappellerai aussi que parmi les pierres recueillies au cours des fouilles on a trouvé deux claveaux portant en relief un masque de théâtre; au-dessous de l'un d'eux sont tracées les lettres EVNVCHV.

Il est naturel de penser que cette inscription fait allusion à la fameuse pièce de l'Africain Térence, qui resta populaire dans la province pendant tout l'Empire, et que Nonius Marcellus cite plus de quarante fois. M. Gsell n'est pas de cet avis, parce que le masque représenté au-dessus de l'inscription n'est point un masque comique et que la bouche est fermée. Il fait peut-être allusion, ajoute-t-il, à une pantomime célèbre qui aurait été intitulée « l'Eunuque » et que nous ne connaissons pas. J'avoue ne pas être très sensible à l'objection.

Dernier détail le théâtre est toujours resté inachevé. « Le portique extérieur n'a sans doute pas été construit. Les fouilles n'ont mis à découvert ni colonnes, ni morceaux d'entablement, ni débris de statues qui aient pu appartenir à la décoration de la grande paroi du fond de la scène. Aucun fragment d'une dédicace n'a été recueilli à cet endroit, pas plus que sur la façade. »

Ce rapide aperçu des trois plus importants monuments de Khamissa nous donne une idée très exacte de ce qu'était cette ville; ses édifices répondent bien à ce que nous savons d'elle par ailleurs. Théâtre somptueux mais inachevé, forum taillé à même la colline, mais sans régularité, nymphée vaste mais sans élégance, tout cela convient bien à une cité d'Africains enrichis, capables de faire grand, ce qui est toujours possible à la fortune, incapables de faire beau, ce qui n'est donné qu'à une culture avancée et à des traditions artistiques.

R. CAGNAT.

SAVANTS.

8

L

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