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PRÉFACE

A PAUL BOURGET

Cher maître,

On vous considère à juste titre, dans le nombre des romanciers contemporains, comme le plus subtil et le plus délicat de nos analystes, continuant dignement après Stendhal, après Balzac, que vous avez appelé notre « Napoléon des lettres », l'éternelle histoire du cœur humain; permettezmoi donc de placer sous votre bienveillant patronage cet ouvrage d'un novice, avant qu'il soit livré aux périls de l'Océan littéraire. Vous n'ignorez pas que je me suis appliqué à pénétrer le sens philosophique de vos œuvres aussi bien que celui de la Comédie humaine; c'est dire que, malgré les inévitables divergences d'idées sur l'esthétique pouvant exister entre nous, nul mieux que vous ne saurait apprécier et juger les principes qui m'ont servi de guide dans une étude critique sur l'Euvre d'Honoré de Balzac.

En commençant ses premières armes dans la carrière des

a

lettres, j'estime qu'un écrivain doit faire connaître sa méthode, et analyser publiquement les idées principales qui sont la base de ses œuvres en projet. S'il s'engage dans quelque fausse voie, les critiques qui s'intéressent à ses débuts peuvent ainsi le prévenir, lui donner des conseils.

Voici donc l'exposé de mes réflexions sur la littérature de notre époque. Elles paraîtront sans doute audacieuses à beaucoup de gens; mais, bien qu'on doive dépouiller tout esprit de malveillance à l'égard de qui que ce soit, ne faut-il pas avoir le courage de ses opinions?

Tout le monde sait que la littérature d'une époque dépend de sa philosophie; l'art suit la science pas à pas dans ses progrès ou même ses erreurs. Actuellement, une réaction me semble se faire à la fois contre le positivisme, qui a réduit la métaphysique à zéro, et contre le système peu sûr de ceux qui font consister cette même métaphysique dans la poésie de l'idéal (M. Renan, par exemple). Deux choses doivent se fondre harmonieusement pour faire une métaphysique rationnelle la science expérimentale et l'intuition. En philosophie, les résultats de l'expérience scientifique viennent incessamment contrôler les hypothèses de l'imagination ou de la foi. La foi a priori, seule, sans contrôle, est la négation du sens commun, comme le positivisme absolu est le tombeau de la sensibilité. Si le règne de la foi ( à peu près exclusive comme elle l'a toujours été) a fait son temps, il s'opère un mouvement contre l'excès contraire, le hideux matérialisme, qui pourrit les sociétés modernes. La littérature, la poésie même ont suivi le mouvement matérialiste. La philosophie du XVIIe siècle, qui n'était dans son temps qu'à

l'état de théorie, est passée tout à fait dans les mœurs et se trouve aujourd'hui directement appliquée dans les arts. Si, par exemple, on veut établir la genèse du naturalisme, je crois qu'il faut remonter bien loin jusqu'à Helvétius, d'Holbach et La Mettrie. Le réalisme, qui a précédé, vient de Spinoza, un des grands inspirateurs de la philosophie de Balzac, puis de Locke, Condillac, Hegel et Kant. De mème qu'on s'aperçoit que le positivisme, sous prétexte de clarté, rend le problème de la vie et de son but final encore plus embrouillé que du temps de Platon; de même on se rend compte que les excès du naturalisme corrompent, sous prétexte de vérité, l'éternelle idée du beau. Le matérialisme n'a pu satisfaire les inquiétudes plus vives que jamais des esprits philosophes, pas plus que le naturalisme n'a contenté le goût des vraies âmes d'artiste. Tel est l'état actuel. Qu'en résulte-t-il? L'indifférence, le pessimisme et le scepticisme, disent certains. Je ne suis pas de leur avis.

De tout temps, il y a eu et il y aura des sceptiques, des pessimistes et des indifférents. Le scepticisme n'est pas un système de philosophie, encore moins l'indifférence; c'est un état de l'âme, et les âmes sensibles y sont plus sujettes que d'autres. Le doute sur telle ou telle solution reconnue imparfaite n'empêche pas un philosophe de chercher encore et toujours la vérité avec acharnement. Il est donc ridicule de traiter de sceptiques des hommes qui travaillent d'une façon prodigieuse pour arriver, avant de mourir, à éclairer de quelque fugitive lueur l'inconnu d'outre-tombe. Mais Pascal lui-même, à ce compte-là, a été le plus grand des sceptiques; on a bien des raisons de l'être après lui. L'appellation de sceptique, appliquée à la plupart de nos

philosophes, est donc tout à fait oiseuse. Il en est de même, en littérature, pour celle de pessimiste. Toutes les fois qu'un écrivain, romancier ou poète, montre dans ses œuvres la dévorante inquiétude que donnent à son esprit chercheur les problèmes insolubles de la destinée de l'homme, du pourquoi et de l'origine de l'existence des mondes tout en l'admirant on ne se fait aucun scrupule de le décrier; on lui applique le grand qualificatif de pessimiste. S'il demande un trait de lumière à tout ce qui est susceptible de l'éclairer : aux lois de la nature, aux propres mouvements de son âme, aux résultats positifs de la science ou aux hypothèses de l'entendement, vite on l'accuse de scepticisme et d'obscurité, comme on traiterait d'ignorant un médecin de valeur qui ne peut guérir une maladie tout en sachant l'expliquer. Cette sorte d'accusation a été portée contre tous les romanciers psychologues; Balzac a eu à la subir plus que tout autre. Eh bien, ceux qui se font l'écho d'un tel blâme ont le plus grand tort, car le pessimisme n'est pas une manière d'art; c'est une façon particulière et jamais exclusive d'envisager les maux de la vie, les inquiétudes de la pensée, les souffrances de l'âme, et de les décrire en en étudiant le principe. Il y a des gens qui préfèrent composer des chansons à boire : à leur aise! mais on ne fait pas que rire en ce bas monde, on pleure... et bien souvent. L'origine des larmes n'est-elle donc pas aussi intéressante à fouiller que celle du rire?... Mais, pour bien des êtres, les douceurs de la mélancolie font peut-être plus partie de l'amour de vivre que la gaieté même, et le bonheur continu dù à la vulgaire satisfaction d'intérêts matériels ne vaut pas le souvenir plein d'émotion d'une souffrance disparue. Il y a des moralistes qui,

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