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Vous devriez pour le moins, avant que nous troubler,
Etre ensemble d'accord sans vous désassembler1;
Car Christ n'est pas un Dieu de noise 2 ni discorde :
Christ n'est que charité, qu'amour et que concorde,
Et montrez clairement par la division

Que Dieu n'est point auteur de votre opinion.

(Ronsard, Discours des misères du temps.)

2o Le parti protestant: Agrippa d'Aubigné.

L'œuvre principale d'Agrippa d'Aubigné 3, Les Tragiques, est un poème qui doit sa naissance à la Saint-Barthélemy. Il ne fut pourtant commencé

[1. Désassembler, désunir. 2. Noise, dispute.

3. Vous montrez.

4. En insistant sur les divisions des protestants entre eux, Ronsard annonce Bossuet et son Histoire des variations des Églises protestantes.]

5. Biographie. Théodore Agrippa d'Aubigné (né à Saint-Maury, près de Pons, en Saintonge, en 1550, mort à Genève en 1630), consacra sa vie entière et toute la fougue de son tempérament à défendre de son épée et de sa plume sa religion persécutée. Il échappa au massacre de la Saint-Barthélemy grâce à un duel qui lui avait fait quitter Paris trois jours auparavant; mais il reçut douze blessures dans les combats, fut quatre fois condamné à mort et passa en exil ses dix dernières années. Il avait fréquenté la cour sous Charles IX et Henri III et avait été le compagnon du roi de Navarre. Sa vieillesse fut attristée par l'abjuration d'Henri IV et par celle de son propre fils, Constant, qui fut le père de Me de Maintenon.

Euvres.

Les autres œuvres poétiques d'A. d'Aubigné sont : Le Printemps du sieur d'Aubigné, recueil d'odes, sonnets et chansons composés dans sa jeunesse ; Poésies diverses, poésies religieuses en vers mesurés, Tombeaux, Vers funèbres sur la mort d'Étienne Jodelle; un poème en quinze chants, à l'imitation de celui de du Bartas (voir p. 176), La Création (demeuré inédit, comme la plupart de ces ouvrages, jusqu'en 1874).

Et voici ses œuvres en prose: Les Aventures du baron de Faeneste (1617), satire de la cour de Marie de Médicis et du caractère gascon; Histoire universelle, de 1550 à 1610, brûlée place de Grève en 1620, parue à Genève en 1626; La confession catholique du sieur de Sancy (publiée en 1660), pamphlet très mordant contre le catholicisme; Sa vie, à ses enfants, publiée sous le titre de Mémoires de la vie de Théodore Agrippa d'Aubigné (1731); sa Correspondance.

Editions.

Les Tragiques, éd. Ludovic Lalanne (1857, Bibliothèque elzévirienne); éd. Charles Read (1872, Librairie des Bibliophiles). -Les Tragiques (livre I Misères), éd. critique par Bourgin, Foulet, Garnier, Maître et Vacher (Colin, 1896). Histoire universelle, publiée par de Ruble (Société de l'Histoire de France, 1886-1897, 9 vol.). Sa vie, à ses enfants, publiée par L. Lalanne

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que cinq ans après ce déplorable événement, en 1577: A. d'Aubigné se trouvait alors à Castel-Jaloux (dans le département actuel du Lot-etGaronne); malade de ses blessures, se croyant près de mourir, il voulut exprimer pour la postérité l'indignation dont son cœur débordait encore au souvenir des horreurs dont il avait été le témoin. La mort épargna le poète, qui ne cessa de travailler à son œuvre pendant plus de trente ans; Les Tragiques, dont quelques fragments avaient circulé en manuscrit dans le camp protestant, furent publiés en entier en 1616, alors que l'apaisement s'était déjà fait dans les esprits.

Ce poème est divisé en sept livres : Misères (tableau des misères du peuple au temps des guerres de religion), Princes (peinture de la cour des Valois et de toutes les turpitudes des grands), Chambre Dorée (satire du Parlement et des juges coupables de forfaiture), Feux et Fers (récits des massacres des protestants), Vengeance et Jugement (évocation de la colère céleste qui punit enfin les criminels). OEuvre inégale, heurtée et chaotique, manquant parfois de mesure et de goût, mais œuvre originale et forte, qui rappelle La Divine Comédie de Dante par la suite de ses tableaux grandioses et dramatiques, et qu'anime d'un bout à l'autre un double sentiment de haine contre les persécuteurs et d'amour pour la France.

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2

A huit ans et demi, le père mena son fils 3 à Paris, et en le passant par Amboise, un jour de foire, il vit les têtes de ses

OEuvres

sous le titre Mémoires (1889). OEuvres complètes d'A. d'Aubigné, par Eug. Réaume, F. de Caussade et Legouez (1873-1892, 6 vol., Lemerre). choisies d'A. d'Aubigné, par A. Van Bever (1905).

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- Eug. Réaume:

- H. Monod: La

A consulter. Heyer: Agrippa d'Aubigné à Genève (1870). · Elude historique et littéraire sur Agrippa d'Aubigné (Belin, 1883).. jeunesse d'A. d'Aubigné (1884). P. Morillot Discours sur la vie et les œuvres d'Agrippa d'Aubigné (Hachette, 1884). J. Bédier: Études critiques (Colin, 1903, chap. Le texte des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné). · S. Rocheblave: Agrippa d'Aubigné (Collection des grands écrivains français, 1910); La vie d'un héros Agrippa d'Aubigné (1912).

1. Parfois délicate aussi et teintée de mélancolie. On connaît ce vers célèbre

du livre IV (Feux):

Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise.

[2. Jean d'Aubigné. troisième personne.

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3. D'Aubigné, dans ses Mémoires, parle de lui à la 4. En le passant, en le faisant passer (on dit encore

aujourd'hui passer quelqu'un en barque).]

compagnons d'Amboise encore reconnaissables sur un bout de potence, et fut tellement ému qu'entre sept ou huit mille personnes il s'écria : « Ils ont décapité la France, les bourreaux ! » Puis, le fils ayant piqué 2 près du père, pour avoir vu à son visage une émotion non accoutumée, il lui mit la main sur la tête en disant : « Mon enfant, il ne faut pas que ta tête soit épargnée après la mienne, pour venger ces chefs3 pleins d'honneur: si tu t'y épargnes, tu auras ma malédiction. » Encore que cette troupe fut de vingt chevaux, elle eut peine à se démêler du peuple, qui s'émut à tels propos.

(A. d'Aubigné, Sa Vie, à ses enfants.)

II. UNE LETTRE AU ROI HENRI DE NAVARRE.

Peu de temps après, la paix se fit et Aubigné se retirant écrivit un adieu au roi son maître en ces termes :

« Sire, votre mémoire vous reprochera douze ans de mon service, douze plaies sur mon estomac : elle vous fera souvenir de votre prison et que cette main qui vous écrit en a défait les verrous et est demeurée pure en vous servant, vide de vos bienfaits et des corruptions de votre ennemi et de vous; par cet écrit, elle vous recommande à Dieu à qui je donne mes services passés et voue ceux de l'avenir, par lesquels je m'efforcerai de vous faire connaitre qu'en me perdant vous avez perdu votre très fidèle serviteur, etc. >>

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Pour ce que le roi avait juré en pleine table de le faire mourir, lui, pour lever cette opinion, a fait six voyages dont

1. Le père de d' Aubigné avait pris part à la conjuration d'Amboise (mars 1560), mais avait réussi à s'échapper. Ses compagnons, dont le chef était La Renaudic, furent arrêtés et exécutés. - 2. Ayant piqué, ayant piqué son cheval de l'éperon (pour se rapprocher de son père). - 3. Ces chefs, ces têtes. - 4. La paix de Bergerac (17 septembre 1577). 5. Et que... changement de construction assez fréquent; le verbe a pour complément d'abord un substantif puis touto une proposition. — 6. Lui: A. d'Aubigné. - 7. Lever, faire disparaître.]

celui-ci en était un. Etant donc arrivé au logis de la duchesse de Beaufort', où l'on attendait le roi, deux gentilshommes de marque le prièrent affectionnément de remonter à cheval pour la fureur où le roi était contre lui; et, de fait, il entendit quelques gentilshommes disputant si on le mettrait entre les mains d'un capitaine des gardes ou du prévôt de l'hotel. Lui se mit au soir entre les flambeaux qui attendaient le roi, et, comme le carrosse para au perron de la maison, il ouït la voix du roi disant « Voilà Monsieur, Monseigneur d'Aubigné. » Quoique cette seigneurie ne lui fùt guère de bon goût, il s'avança à la descente; le roi lui mit sa joue contre la sienne, ...et, ayant défendu d'être suivi, le fit promener entre la duchesse et lui plus de deux heures; ce fut là où se dit un mot qui a tant couru; car comme le roi montrait sa lèvre percée, au flambeau, il souffrit et ne prit point en mauvaise part ces paroles : « Sire, vous n'avez encore renoncé Dieu que des lèvres, il s'est contenté de les percer; mais quand vous le renoncerez du cœur, il vous percera le cœur. » La duchesse s'écria : « Oh! les belles paroles, mais mal employées! Oui, Madame, dit le tiers, , pour ce qu'elles ne serviront de rien. »>

(Ibid.)

...

LA GUERRE CIVILE

«O France désolée! o terre sanguinaire !

Non pas terre, mais cendre 10! O mère ! si c'est mère"
Que trahir ses enfants aux 12 douceurs de son sein,
Et, quand on les meurtrit 13, les serrer de sa main '*.
Tu leur donnes la vie, et dessous 1 ta mamelle

16

S'émeut des obstinés la sanglante querelle;

[1. Gabrielle d'Estrées, favorite d'Henri IV.

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2. Affectionnément, avec insistance. 3. Le prévôt de l'hôtel, officier du roi qui s'occupait des affaires criminelles. 4. Para au perron, tourna le perron. - 5. D'être suivi, qu'on le suivit. 6. Percée par le poignard de Jean Châtel, qui en 1594 avait tenté d'assassiner Henri IV. 7. Mal employées, dites mal à propos. 8. D'Aubigné qui était en tiers avec le roi et Gabrielle d'Estrées.]

19. Sanguinaire, ensanglantée. 10. Cendre il s'agit des bûchers. - 11. Si c'est agir en mère.. 12. Aux dans les. - 13. Quand on les frappe à mort. - 14. Les serrer de sa main pour les achever. 15. Dessous voir p. 283, note 14. 16. S'émeut, s'agite.]

-

Sur ton pis blanchissant 2 ta race se débat,
Et le fruit de ton flanc fait le champ du combat. »
Je veux peindre la France une mère affligée
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée;
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l'usage...
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés 10 calment les esprits,

ne

6

Mais leur rage les guide, et leur poison 11 les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble,

yeux.

Leur conflit se rallume et fait 12 si furieux
Que d'un gauche 13 malheur ils se crèvent les
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte;
Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchants1.
Quand, pressant à 15 son sein d'une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle 16,
Elle veut le sauver, l'autre, qui n'est pas las,
Viole, en poursuivant 17, l'asile de ses bras.
Adonc 18 se perd le lait, le suc de sa poitrine;
Puis, aux derniers abois 19 de sa propre ruine,
Elle dit « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté 20;
Or 21, vivez de venin, sanglante géniture 22;
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture. »
(A. d'Aubigné, Les Tragiques, Misères.)

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[1. Pis, poitrine. 2. Blanchissant par suite du lait qui se répand. - 3. Le fruit, l'enfant. 4. Comme une mère. 5. Tétins, seins. 6. Le partage, la part. -7. Besan, jumeau, 8. Les soupirs de la mère. 9. Pitoyables, qui excitent la pitié. — 10. Pleurs réchauffés: comme on dit pleurer à chaudes larmes. -11. Poison, ivresse. 12. Fait si furieux les rend si furieux ou devient si furieux. 13. Gauche, sinistre. 14. Au xe siècle le participe présent n'était pas invariable. 15. A, sur. 16. Querelle, cause. 17. En poursuivant, dans sa poursuite. 18. Adonc, alors. 19. Aux derniers abois, à la dernière extré mité. - 20. Porté : le participe passé n'était pas encore soumis à des règles bien déterminées. 21. Or, maintenant.

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22. Géniture, progéniture.]

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