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RÉFLEXIONS

SUR

LE DÉPIT AMOUREUX.

MOLIÈRE, dans L'ÉTOURDI et LE DÉPIT AMOUREUX, n'avoit pas encore eu pour objet principal de peindre les hommes et leurs mœurs. Il se bornoit, comme Corneille l'avoit fait dans ses premières comédies, à offrir des tableaux amusants et comiques, des situations singulières et des scènes plaisantes. C'étoit le genre de Plaute et de Térence; genre très-supérieur aux comédies héroiques et aux turlupinades, mais inférieur à celui que Molière eut la gloire de créer. Dans LES PRÉCIEUSES, qui parurent immédiatement après LE DÉPIT AMOUREUX, il suivit pour la première fois cette nouvelle route; et le succès extraordinaire de cet essai le détermina pour toujours à préférer l'étude du monde à celle des livres, sans néanmoins donner l'exclusion à cette dernière, car son esprit éminemment sage le préservoit de tout excès.

Cependant, guidé par un heureux instinct, il répandit, comme sans le vouloir, quelques peintures de mœurs dans ses deux premières comédies. LE DÉPIT AMOUREUX en offre un plus grand nombre que L'ÉTOURDI.

A cette époque, comme on l'a dit dans la Vie de Molière, les petits bourgeois ne faisoient pas apprendre le latin à leurs enfants. N'ayant aucune espèce d'ambition, ils se bornoient à leur transmettre leur état et leurs moyens d'existence si les familles devenoient trop nombreuses, on recouroit pour les soutenir plutôt à des métiers qu'à des moyens où l'instruction est necessaire. Molière, dans plusieurs pièces, a retracé cette ignorance presque générale de la bourgeoisie inférieure ; mais nulle part il ne l'a peinte d'une manière plus comique que dans le rôle d'Albert. C'est ce personnage qu'il fait parler:

Mon père, quoiqu'il eût la tête des meilleures,
Ne m'a jamais rien fait apprendre que mes heures,
Qui, depuis cinquante ans, dites journellement,
Ne sont encor pour moi que du haut allemand.

Quelques pères commençoient néanmoins à faire donner une certaine instruction à leurs enfants : il entroit dans cette conduite plus de vanité que d'ambition. Aussi ce même Albert, qui n'a jamais compris le latin de ses heures, a mis un précepteur auprès d'Ascagne, qu'on croit son fils; et son choix, comme cela devoit être, prouve son défaut d'expérience et de discernement dans cette matière. Métaphraste offre un de ces pédants qu'on voyoit alors, qui, faisant abus des meilleures. choses, citoient jusqu'à la satiété les passages des auteurs, les appliquoient mal, et n'avoient dans l'esprit que la ridicule attention de saisir les allusions les plus éloignées pour faire étalage d'érudition; du reste, ne possédant ni talent ni bon sens, et incapables de soutenir la conversation la plus simple. La scène de ce pédant avec Albert est un modèle de dialogue : les

idées se suivent et se pressent avec une étonnante rapidité. Cette scène a été imitée par plusieurs auteurs: aucun n'a pu la rendre aussi comique.

Un usage, qui entraînoit les abus les plus horribles, existoit encore à cette époque, quoique le cardinal Mazarin fût parvenu à rétablir l'ordre et la tranquillité en France. Un jeune homme qui avoit obtenu un rendez-vous de sa maîtresse n'y alloit qu'accompagné de gens armés, espèce de spadassins qu'il payoit pour le défendre en cas d'attaque. Les mémoires du temps, et principalement ceux du cardinal de Retz et de Bussy, font mention de cet usage, qui nous paroit aujourd'hui romanesque. Molière s'efforça d'en montrer l'horreur et le danger dans la scène de La Rapière, où Valère n'accepte point de pareils secours. Cependant cette scène, qui peint un abus existant alors, a été critiquée de nos jours. On ne sauroit trop le répéter, pour bien juger Molière, il faut connoître à fond Fétat de la société pendant le dix-septième siècle.

Il paroît que l'auteur, dès cette époque, avoit la plus grande aversion pour les discussions métaphysiques de l'hôtel de Rambouillet, et pour les exagérations qu'on s'y permettoit. Le galimatias de Gros-René sur les femmes peut être considéré comme la première attaque qu'il porta à ce faux goût. On croit même y trouver une allusion assez directe contre l'un des héros de cette société. Voiture, dans un compliment, avoit dit à madame de Rambouillet qu'elle et la mer se resbloient comme deux gouttes d'eau; 'il avoit épuisé les ressources

1 Voyez ce compliment dans le Discours préliminaire.

de son esprit pour lui montrer la justesse de ce rapprochement. Gros-René, dans une tirade contre les femmes, où il s'embrouille d'une manière très-plaisante, fait la même comparaison :

La tête d'une femme est comme une girouette

Au haut d'une maison, qui tourne au premier vent;

C'est pourquoi le cousin Aristote souvent

La compare à la mer.

L'intrigue entière du DÉPIT AMOUREUX se trouve dans une comédie italienne de la fin du seizième siècle, intitulée : L'INTERESSE. L'auteur, Nicolo Secchi, peut passer pour l'un des meilleurs poëtes comiques de cette époque. Son dialogue est précis et naturel, sa diction pure : il évite les scènes trop indécentes qu'on trouve dans la CALANDRA et dans la MAN

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Après la fameuse scène de dépit et de réconciliation, la meilleure dans la pièce de Molière est celle où Mascarille, tremblant de suivre Valère à un rendez-vous, se trouve seul, et, réfléchissant aux dangers qui le menacent, semble s'entretenir avec son maître. Cette espèce de dialogue, dont on n'avoit pas encore d'idée sur le théâtre françois, et que Molière transporta ensuite d'une manière plus comique dans la première scène d'AMPHITRYON, est imitée de Secchi.

Zucca, valet de Fabio, effrayé d'un rendez-vous nocturne

1 De Bibiena et de Machiavel.

où il faut qu'il suive son maître, s'occupe seul de cette entreprise.

I

« Venez ici, monsieur; je veux vous parler comme si «< nous étions tête à tête: vous soutenez qu'il n'y a pas de dan« ger à courir la nuit. Oui. Mais souvenez-vous un peu de tous '«< ceux qui ont tenté pareille fortune: sur un qui a réussi, vous <«<< en trouverez cent auxquels il en est arrivé mal. Oh! il n'y a « point de danger : nous avons des intelligences avec Virginie: crois« tu qu'elle ne sache pas ce qu'elle fait, et qu'avant de donner un rendez-vous, elle n'examine pas si quelque chose dans la maison « peut y porter obstacle? Je n'ai pas cette confiance, monsieur. «Les femmes en général n'ont pas de prévoyance; elles en <«<ont encore moins lorsqu'elles sont amoureuses. Vous me « faites rire lorsque vous me parlez de l'esprit de votre maî«tresse. Quel esprit, dites-moi, pouvez-vous trouver à une

1 Venite qua, padrone, ch'io voglio parlare con voi, come si fossimo presenti: diffendete l'andar di notte? Si. Ben, raccontate mi un poco tutti quelli, che per andarvi hanno avuta avventura, che per uno, voglio darvene cento, che sono capituti male. Oh! non c'è pericolo, habbiamo intelligenza con Virginia, credi tu ch'ella non sappia quello ch'ella fa? È non guardi prima se le cose in casa sono bene sicure? No, che le donne non hanno intelletto per l'ordinario, e tanto meno poi quando sono inamorate: mi fate cosi ridere, quando mi dite ch'ella ha ingegno. Che ingegno sottoporsi una giovine si ben nata, si facilmente a voi, che non sapete se sete vivo. Io per me non consigliaci un amico che si fidasse nel cervello d'una donna, se fosse bene la sibilla. Non è donna bella che non habbi un essercito di innamorati : questo è il loro trafico, questa è la loro mercantia; e se sene è brutta, non gli mancano bionde, capegli posticci... Alhora dico: costei mette in vendita la mercantia, per che subito si vedono i mercanti, che sono

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