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qui ont voulu dépasser Balzac en réalisme. Ceux-là, et ils sont, hélas! les plus nombreux, ont fondé une école nouvelle à laquelle ils ont donné le nom de «< naturalisme ». Cela veutil dire qu'ils se proposent de n'étudier que la nature? A ce compte-là, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand ont été des écrivains naturalistes; mais leur genre est loin d'être celui des naturalistes du jour. Ceux-ci semblent avoir pris à tâche de peindre en effet la nature, mais dans ce qu'elle a de hideux, de répugnant et de bas, toutes choses dont on ne peut faire œuvre d'art. Tous ne revendiquent pas, et ils ont raison, la paternité de Balzac pour l'espèce de littérature qu'ils ont inaugurée. Si l'auteur de la Comédie humaine pouvait revivre, il les désavouerait sûrement et les poursuivrait peut-être dans un complément de son œuvre d'un lourd anathème, ainsi qu'il l'a déjà fait pour ceux des écrivains de son temps qui vendaient leur plume. Nous sommes avec eux bien loin de George Sand, Stendhal, Mérimée, About. On a même dépassé Flaubert et les frères de Goncourt. Nous nous abstenons de faire la critique de ces deux derniers, car, bien qu'inférieurs à Balzac, leur talent ressemble au sien; mais nous affirmons que ce sont eux les vrais chefs d'école du naturalisme, qui par la peinture exagérée du caractère de leurs personnages ont vraiment autorisé leurs continuateurs à s'affranchir de toute règle. Certaines tendances de l'esprit du siècle sont venues s'ajouter à l'influence de Gustave Flaubert et des Goncourt pour produire le naturalisme. L'œuvre de Balzac entre donc pour bien peu dans les causes génératrices de cette partie de la littérature contemporaine, contre laquelle réagissent avec succès les écrivains psychologistes, vrais continuateurs ceux-là des traditions de la Comédie humaine que leur talent transforme et renouvelle au gré de la société actuelle.

En somme, ce sont précisément les prétentions exclusives de réalisme manifestées par les naturalistes du jour qui gâtent toutes leurs œuvres. Nous avons vu que ce réalisme pur n'est pas du tout l'idée de Balzac. L'imagination de ces nouveaux romanciers est matérialiste comme leur philosophie. Ce qui domine en eux, c'est uniquement la chaleur des sens. Leur

style coloré, sanguin, brutal, plein de crudité et d'effronterie, n'a rien de cette beauté morale et intellectuelle qui, à travers les actes, doit reproduire comme dans Balzac les plus intéressantes abstractions de l'âme. Chez eux, tout parle au corps. Ils n'ont qu'un point de commun avec Balzac : c'est que leur poétique de mise en scène prodigue la réalité jusqu'à la minutie, et encore y mêlent-ils la déclamation. Quant à leurs jugements philosophiques, ils sont outrés et dépassent la nature, en prétendant toujours y ramener. Prenant dans les intrigues de leurs romans l'insipide ou l'odieux pour le naturel, ils y ajoutent le jargon et l'emphase. En voulant faire école et créer quelque chose de nouveau dans la peinture de la vie, ils ne font que ramasser ce qu'ont précisément dédaigné Balzac et ses contemporains. Dans leurs œuvres de théâtre, ils ont transformé en théories de purs expédients, nés de leur défaut d'invention dramatique. Ce qu'il y a de plus fort, c'est qu'ils sont arrivés à ériger le naturalisme en dogme. Il semble ressortir de leurs thèses que l'action indéfinie de la matière produit seule tous les phénomènes de la vie de leurs personnages. Dans l'ordre moral, ils ne sauraient être trop blàmés, car ils font servir la chaleur même de l'imagination et un talent qu'on ne saurait leur contester au ravalement de l'homme, en faisant presque l'apologie de ses mauvaises passions, au lieu de montrer la voie du devoir pour les combattre. Sous le rapport du goût ils ne pèchent pas moins, car ils donnent l'exemple funeste de se passer à la fois de la façon la plus absolue de raison et de pudeur.

En pénétrant au cœur même de la majeure partie des romans de Balzac, nous établirons des comparaisons avec ceux des auteurs contemporains qui ont traité des sujets analogues. De ce parallèle ressortira plus vigoureusement le caractère propre de l'œuvre, en même temps que nous chercherons à découvrir la pensée intime de l'auteur dans ses principaux livres.

INTRODUCTION

A

LA COMÉDIE HUMAINE

DIVISION DE L'OEUVRE

La Comédie humaine peut être comparée à un édifice de proportions gigantesques divisé en nombreux corps de logis. Balzac n'a pas conçu le plan général de l'œuvre dès le début de sa carrière d'écrivain. Se sentant la puissance de créer, il s'inspira pour faire ses premiers romans de la même méthode que Walter Scott pour peindre le moyen âge. Il accumula dans le vaste chantier qu'embrassait son génie des matériaux sans nombre, sans se préoccuper immédiatement de la place que chaque pierre devrait un jour occuper dans l'édifice. Plus tard, frappé du manque de liens apparents dans l'œuvre du romancier écossais qu'il prenait pour modèle, Balzac conçut l'idée vraiment géniale de coordonner les différentes parties de son étude générale sur la société moderne. Il voulut établir un classement rationnel de ses œuvres suivant les principes qui les ont produites, assigner à chaque livre une place dans l'ensemble d'après la diversité des pensées intimes qui en sont la source, et donner enfin à cet ensemble un titre qui en résumât l'origine, les principes, la raison d'être et les conclusions. De là

cette magnifique division de l'œuvre de Balzac en trois parties principales.

La première, la plus considérable de toutes, qui est comme le fondement des deux autres, porte le nom d'Études de mœurs. D'une manière générale on peut dire que ces études sont l'histoire à peu près complète de la société moderne dans la multiplicité de ses effets.

La deuxième partie de la Comédie humaine comprend les Études philosophiques. Après nous avoir peint la vie humaine dans toutes ses phases, l'auteur a jugé nécessaire de chercher à en expliquer les causes. Dans les études philosophiques, tout en conservant à ses livres la forme de l'étude de mœurs, Balzac s'attache plus spécialement à nous montrer quels rapports existent entre le fait humain et l'idée qui l'a produit. Là se découvrent les raisons hypothétiques de presque tous les phénomènes accomplis par la pensée, la volonté et le travail de l'homme.

Les Études analytiques forment la troisième partie de l'œuvre. Des causes qui produisent la vie, Balzac remonte aux principes mêmes de ces causes, aux lois éternelles de la nature qui régissent tous les actes, créent les rapports entre l'homme et la société; lois immuables qui émanent de Dieu même. Les études analytiques sont la Métaphysique de la Comédie humaine dont les études de mœurs sont la Morale, les études philosophiques, la Psychologie, et le génie de l'auteur la Logique.

Ainsi se trouve édifiée cette œuvre immense, à laquelle Balzac a cru devoir donner le nom de Comédie humaine. C'est «< histoire humaine » qu'il eût fallu dire. Ne voyons-nous pas s'agiter dans tous les recoins de l'édifice, dans ses bas-fonds comme aux sommets les plus élevés, les principaux types de l'humanité tout entière? Comédie humaine! Balzac avait bien des raisons pour nommer ainsi son œuvre. En effet, pour ne citer qu'un exemple, de même que l'ambition des hommes d'État se cache. derrière les nécessités de la politique, de mème les passions en général, qui sont le vrai mobile des actions de l'homme, sont presque toujours tenues secrètes dans chaque individu, sous les

dehors de mille espèces qu'a créés la formation des sociétés et qu'a proportionnellement augmentés le degré de civilisation des peuples. Dans l'œuvre profondément philosophique de Balzac, où sont analysés les caractères des peuples et des individus, toutes les passions humaines sont vues derrière leur masque 1. Telle est la raison du titre de l'œuvre.

La Comédie humaine est donc un monde fictif, image vivante. du réel, mis en parallèle avec lui, qui a, selon le mot de l'auteur, ses espèces sociales comme le monde animal a ses espèces zoologiques, avec leur vie, leur caractère, leurs mœurs, leurs lois, leur histoire propres. C'est le drame le plus attachant de tous, joué sur la scène terrestre par les trois ou quatre mille « personnages-lypes » qui composent le fond de la société dans une grande époque. Et avec quelle vigueur sont créés tous ces rôles, avec quel art et quelle vérité ils sont remplis, depuis les plus grands jusqu'aux plus infimes, depuis les rôles uniques de héros dépassant le niveau de la foule, jusqu'à ceux de ces masses mouvantes qui se ruent les unes sur les autres et que dirigent en tout temps les lois secrètes de la Providence. C'est la remarquable unité de composition de ce drame qui fait produire à l'auteur ces personnages logiques revenant à chaque instant se mêler aux actions des différents livres, caractères bien définis, toujours semblables à eux-mêmes dans le moule que leur a fabriqué le créateur, vivant conséquents avec leur nature sans dévier d'une ligne de la voie qu'ils se sont tracée. Ici, les gens sont classés en bons ou mauvais, riches ou pauvres, heureux ou malheureux, intelligents ou bêtes, honnêtes ou gredins, ambitieux ou philosophes; et successivement défilent sous les yeux du spectateur ébloui, nobles, bourgeois et roturiers, hommes des villes ou campagnards, et toute la série des rôles sociaux : prêtres, magistrats, militaires, artistes, savants, poètes, commerçants, ouvriers, domestiques, tous marqués dès leur entrée en

1. Le premier titre donné, en 1833-1837, par Balzac à ses œuvres réunies, fut Études de mœurs au XIXe siècle. C'est le marquis Auguste de Belloy, son ami, qui trouva, pour l'ensemble de ses ouvrages, ce titre la Comédie humaine, par opposition à la Divine Comédie du Dante.

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