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Plusieurs détails du livre sont encore à remarquer, l'histoire de Michu par exemple. Michu appartient par la fermeté et la constance de ses convictions à un genre d'hommes, dont Balzac affectionne particulièrement l'énergie et l'autorité morale. Il est facile de voir, d'après le portrait de Michu, que l'auteur de la Comédie humaine ne savait pas que peindre des figures de coquins. La conception du rôle de Michu se faisant jacobin pour mieux servir secrètement les Simeuse, ses maîtres, est sublime.

C'est à Napoléon que Balzac fait dire le dernier mot, sur la fatale nécessité qu'entraînent les événements politiques de verser le sang de victimes innocentes. Le discours de Balzac dans la bouche de l'empereur est empreint d'une élévation proportionnée au génie de celui qui le tient. La dernière scène où Laurence de Cinq-Cygne, accompagnée du vieux marquis de Chargebœuf dans une méchante berline de voyage, voit l'empereur sous sa tente la veille d'Iéna, appartient à la vie militaire; aussi, pour ne pas manquer à la tradition qu'il s'était imposée toutes les fois qu'il parlerait de la majesté de la guerre, Balzac déploie les plus magnifiques couleurs de sa palette, pour peindre le cadre grandiose de l'entrevue, et les expressions les plus fortes de son génie d'imitation, pour résumer les paroles de l'empereur. Laurence de Cinq-Cygne, qui avait voulu jadis être à l'égard de Bonaparte une Charlotte Corday, se trouve vaincue par la bonhomie, la simplicité pleine de grandeur de Napoléon. La grâce de ses cousins étant accordée, elle demande celle de Michu; et ici se place la plus belle oraison funèbre qui puisse être faite sur la fin de martyr du serviteur royaliste. L'empereur ne promet rien à Laurence pour Michu, mais il prend la jeune fille par la main et la conduit sur le plateau qui domine les bords de la Saale : « Voici, dit-il, avec son éloquence à lui qui changeait les lâches en braves, voici trente mille hommes, ils sont innocents, eux aussi! Eh bien, demain, trente mille hommes seront morts, morts pour leur pays! Il y a chez les Prussiens peut-être, un grand mécanicien, un idéologue, un génie qui sera moissonné. De notre côté, nous perdrons certainement de grands hommes inconnus. Enfin,

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peut-être verrai-je mourir mon meilleur ami! Accuserai-je Dieu? Non. Je me tairai. Sachez, mademoiselle, qu'on doit mourir pour les lois de son pays comme on meurt ici pour sa gloire. » N'est-ce pas que voilà une phrase digne aussi bien d'un grand capitaine que d'un profond philosophe? Balzac aurait peut-être dù, après cela, nous décrire la fameuse bataille qui fut la revanche de Rosbach et causa la ruine de la Prusse; mais, ainsi qu'il le dit lui-même, pour peindre le déploiement des splendeurs militaires, il faudrait pouvoir emprunter les mots et les images de la Bible.

UN ÉPISODE SOUS LA TERREUR

Z. MARCAS.

Un Episode sous la Terreur est une sorte de petit conte philosophique fantastiquement conçu, auquel Balzac a donné la forme d'une chronique véritable. Le lendemain de la mort de Louis XVI, un inconnu se présente au domicile secret de l'abbé de Marolles, prêtre non assermenté, sauvé comme par miracle du massacre du couvent des Carmes, et supplie qu'on veuille bien dire une messe à laquelle il assistera pour le repos de l'âme du roi défunt. Après la cérémonie, l'inconnu, afin de prouver au prêtre sa reconnaissance, lui remet un petit mouchoir brodé aux armes de France et teint de sang. Jusqu'au 9 Thermidor, l'abbé et deux religieuses, mesdemoiselles de Beauséant et de Langeais qui ont partagé son destin, s'aperçoivent qu'une main puissante les préserve de tout danger et pourvoit à leurs besoins. Le 21 janvier 1794, premier anniversaire de l'exécution du roi, l'inconnu revient entendre la messe expiatoire dans le grenier qui sert de gîte au prêtre et qui appartient à un faux jacobin, Mucius Scævola, ancien piqueur des princes de Conti. Il a été impossible à l'abbé de Marolles de surprendre l'incognito de ce singulier fidèle; mais le jour où Robespierre et ses séides sont conduits à l'échafaud, l'abbé, se trouvant par hasard dans la rue, reconnaît dans la sinistre charrette l'inconnu qui lui a fait dire les messes. Cet homme n'est autre que le bourreau. L'abbé comprend alors l'inestimable valeur du mouchoir avec lequel,

sans doute, le roi s'est essuyé le front en allant au martyre : << Pauvre homme, s'écrie-t-il, le couteau d'acier a eu du cœur, quand toute la France en manquait! »>

C'est dans un cadre très étroit que Balzac a fait contenir, preuve de son inimitable talent, le plus grand des drames, où se confondent, suivant son dire, la Monarchie et la Révolution, l'une représentée par les prières d'un prêtre et de deux pauvres filles, l'autre par un homme dont la figure trahit trop de remords pour ne pas croire qu'il accomplit le vœu d'un immense repentir. Cet épisode n'est qu'un roman, mais il est simplement sublime. L'imagination de l'écrivain atteste fortement ici sa grandeur d'âme. Comment, après cela, Balzac a-t-il fait les Deux Rêves, conclusion de son étude philosophique Sur Catherine de Médicis, où il semble pardonner à la Convention tous ses crimes. en raison de la nécessité légale de maintenir son pouvoir menacé? Nous essayerons de le dire, quand le moment sera venu. Qu'on sache bien, en attendant, que Balzac joignait à son grand cœur le despotisme raisonné des hommes appelés à commander à leurs semblables. Il avait en lui du Jean-Jacques Rousseau, du Danton et du Bonaparte. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à lire sa dernière scène de la vie politique, Z. Marcas.

Qu'est-ce que Z. Marcas? Marcas, c'est l'homme politique que cachait Balzac à vingt ans et qui n'était pas si rétrograde qu'on veut bien le croire en fait d'opinions gouvernementales. La courte histoire de Z. Marcas est un pamphlet contre la brutale indifférence des pouvoirs, généralement égoïstes ou aveugles visà-vis de tout ce qui tient à l'intelligence, à la pensée, à la poésie. Donnant à son héros, au physique la physionomie, au moral la puissance du lion, l'écrivain en fait le type éternel de l'ambitieux, du grand homme inconnu, à qui manque pour arriver ce qu'on appelle le bonheur des sots; c'est un condottiere de la politique empêché de devenir grand capitaine par la nécessité de gagner du pain; une victime, à la fois de l'influence de l'argent sur les idées et des trahisons inévitables d'un gouvernement

privé de sens moral. Après avoir été deux fois le bras droit d'un ministre qui s'appuyait sur les capacités de son ami, Marcas, dégoûté des sursauts du parlementarisme et voyant son dévouement politique récompensé par l'oubli, meurt de chagrin, mais non sans avoir lancé ce prophétique anathème à la royauté de Louis-Philippe « Août 1830, août fait par la jeunesse qui a lé la javelle, fait par l'intelligence qui avait mùri la moisson, a oublié la part de la jeunesse et de l'intelligence. La jeunesse éclatera comme la chaudière d'une machine à vapeur. La jeunesse n'a pas d'issue en France; elle y amasse une avalanche de capacités méconnues, d'ambitions légitimes et inquiètes, elle se marie peu, les familles ne savent que faire de leurs enfants : quel sera le bruit qui ébranlera ces masses, je ne sais; mais elles se précipiteront dans l'état de choses actuel et le bouleverseront. » Balzac pressentait-il 1848, ou même, dans les temps futurs, l'arrivée au pouvoir de jeunes tels que Gambetta? Il serait curieux de le savoir. Ce qu'il y a de certain, c'est que le discours de Marcas ressemble bien mieux au manifeste d'un pur républicain qu'à la profession de foi d'un légitimiste. Pourquoi? On ne s'explique guère Balzac vu sous un pareil jour? C'est que l'auteur de la Comédie humaine avait la franchise et la noblesse d'admirer Armand Carrel au même titre que Berryer, malgré leurs opinions extrêmes; aussi Z. Marcas représente t-il dans un pouvoir fort (ainsi les voulait Balzac) à quelque parti qu'il appartienne, la parfaite honnêteté de principes que doit posséder un homme politique supérieur, et contre laquelle malheureusement se liguent une foule de médiocrités parvenues, envieuses et insatiables.

Un triste exemple de ce fait ne nous a-t-il pas été donné en mars 1885? Rien n'est plus admirable que cette profondeur de la perspicacité de Balzac dans ses appréciations sur l'avenir politique du pays. A peu de chose près, l'histoire de Marcas, qui a peut-être été celle d'un contemporain, représente les faits dont a été victime un personnage que nous n'hésitons pas à appeler le premier de nos hommes d'État du jour, et qui aime la jeunesse, celui-là, comme l'aimait Marcas, puisqu'il a effacé, par ses

lois sur l'instruction publique, le reproche d'apathie et d'ignorance fait par Balzac aux anciens gouvernements représentatifs.

NOTE SUR

LE DÉPUTÉ D'ARCIS

Nous voudrions bien maintenant avoir à parler longuement du Député d'Arcis, le livre le plus considérable et le plus intéressant des Scènes de la vie politique, où se trouvent étudiés, bafoués ou loués suivant leur mérite, tous les genres possibles de candidatures sous le règne de Louis-Philippe depuis la candidature officielle que Balzac appelle ironiquement <«< candidature de la fraude », jusqu'à la candidature d'opposition et la candidature indépendante. Mais le manuscrit de Balzac se trouvant inachevé, et l'œuvre ayant été continuée, comme les Petits Bourgeois, par M. Charles Rabou, nous jugeons inutile de commencer une analyse que nous serions forcé d'interrompre là où cesse le travail de Balzac.

Nous nous contenterons de dire que le Député d'Arcis, jugé d'après le peu qu'en a fait Balzac, est, comme étude de mœurs, la suite de Une Ténébreuse Affaire. La Champagne est le lieu de l'action. Les nombreuses familles qui entrent dans l'intrigue restent les mêmes ce sont les Gondreville, les Cinq-Cygne, les Michu, les Keller, auxquels viennent se joindre les Beauvisage, les Giguet, les Pigoult, les Guérin, les Vinet, les Goulard, les Marest, les Groslier, tous représentants fameux de la bourgeoisie provinciale et de ses travers désopilants. Tout ce monde est dominé par la grande figure du sculpteur Dorlange, comte de Sallenauve, dont s'entretiennent mesdames de l'Estorade et Octave de Camps dans la partie du roman intitulée « Lettres édifiantes »>, bien avant laquelle s'arrête le manuscrit de Balzac. Le tiers au moins de tous les personnages de la Comédie humaine, déjà vus soit aux Scènes de la vie parisienne, soit aux Scènes de la vie de province, se donnent rendez-vous dans le Député d'Arcis, ce qui fait presque de ce livre une belle étude de sociologie comparée.

On sait, par l'histoire d'Albert Savarus, ce qu'est une élection

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