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funeste de sa volonté, qu'on pourrait appeler, comme Tolstoï, la « Puissance des ténèbres ». Le remords qui le tuait ayant fait place au repentir, il achève ses jours, à Paris, dans la paix et la solitude. La nature sensible de Castanier ne tarde pas à être vaincue, dévorée par cette faculté extraordinaire que constitue l'héritage moral de Melmoth. Excédé des fatigues horribles que lui cause l'excès de satisfaction de ses désirs, et sentant d'un autre côté son impuissance à pénétrer l'au-delà de la vie, bien. qu'il sache par cœur l'avenir, Castanier fait comme Melmoth, il abandonne sa puissance et reprend son âme des griffes du diable. Ainsi passe de main en main cette singulière acquisition, importée sur la terre par l'Irlandais Melmoth, fils du vieux Maturin. La passion, le désir, la font prendre successivement à une foule de malheureux. Un clerc de notaire l'achète un jour pour dix mille francs, et meurt sans repentir en en perdant pour toujours le secret.

Comme on le voit, l'Élixir de longue vie et Melmoth réconcilié font suite à la Peau de chagrin. Ce sont deux pamphlets contre les plaies sociales, particulières aux tendances de la civilisation actuelle. A un point de vue plus spécial, ce sont deux études du mépris effrayant que professent en général pour l'humanité les hommes d'argent, presque tous avares, usuriers ou voleurs. Si don Juan Belvidero est l'individualité type qui résume par exemple un Marsay, un Rastignac, voire même une madame d'Espard, Melmoth et Castanier sont l'ombre grimaçante de l'âme de Gobseck. Aussi, ce que Balzac appelle la féodalité de l'argent, sur laquelle s'appuie le contrat social actuel, est bafouée dans ces deux études avec la plus grande énergie. Voyez-le définir don Juan Belvidero : « En inventoriant les immenses richesses amassées par le vieil orientaliste, don Juan devint avare; n'avait-il pas deux vies humaines à pourvoir d'argent? Son regard profondément scrutateur pénétra dans le principe de la vie sociale, et embrassa d'autant mieux le monde. qu'il le voyait à travers un tombeau. Il analysa les hommes et les choses pour en finir d'une seule fois avec le passé, représenté par l'histoire; avec le présent configuré par la loi; avec

l'avenir, dévoilé par les religions. Il prit l'àme et la matière, les jeta dans un creuset, n'y trouva rien, et dès lors il devint don Juan! En examinant les hommes, il devina souvent que le courage était de la témérité; la prudence, une poltronnerie; la générosité, de la finesse; la justice, un crime; la délicatesse, une niaiserie; la probité, une organisation et, par une singulière fatalité, il s'aperçut que les gens vraiment probes, délicats, justes, généreux, prudents et courageux, n'obtenaient aucune considération parmi les hommes ». On voit donc, d'après Balzac qui relègue l'amour au second plan chez son héros, l'avarice, le désir effréné des richesses être le vrai principe de l'égoïsme humain.

Dans Melmoth, l'auteur appelle les banquiers des corsaires qui prennent des licences de mille écus comme un forban prend ses lettres de marque. La comparaison est plutôt jolie que juste. Mais enfin, on ne peut s'empêcher de penser, en la lisant, que la richesse de la banque est faite toute des sueurs de l'industrie, qu'elle se garde d'encourager pourtant, quand celle-ci n'a que de bonnes idées et pas d'argent pour leur exploitation. Dans les opérations financières, la question d'un bien quelconque à faire est nulle; seul l'espoir du gain, et du gain le plus fort possible, en détermine l'entreprise; d'où une injuste rupture d'équilibre dans les fortunes d'un pays. Tous les défauts des mœurs nouvelles dérivent essentiellement d'un fait regrettable: c'est que, dans l'humanité, le principe Honneur est remplacé par le principe Argent; et, chose affreuse à penser, l'amour de l'argent est malheureusement plus près du vice que de la vertu. « La société, dit Balzac, décerne à la Vertu cent louis de rente pour sa vieillesse, un second étage, du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille femme accompagnée de ses enfants. Quant au Vice, s'il a quelque hardiesse, s'il peut tourner habilement un article du code comme Turenne tournait Montecuculli, la société légitime ses millions volés, lui jette des rubans, le farcit d'honneurs, et l'accable de considération. Les gouvernements, ajoute-t-il encore, sont, hélas! les complices de la société. >>

La pieuse fin de Melmoth à l'ombre de l'église de Saint-Sul

pice et le dernier mot de don Juan à l'abbé dont il mord le crâne « Dis donc qu'il y a un Dieu, imbécile! » doivent nous consoler des résultats de cette souveraineté de l'argent, qui crée souvent aux hommes les plus riches des soucis mortels dont la fin est dans le suicide.

Nous devons signaler dans Melmoth une intéressante physionomie de femme. Tandis que, dans l'histoire de don Juan, Balzac a très peu parlé de doña Elvire, il s'est complaisamment étendu dans celle de Castanier sur le portrait de la courtisane Aquilina, la farouche maîtresse d'un des quatre sergents de La Rochelle, un de ces conspirateurs héroïques qui portaient peutêtre un monde, une société nouvelle dans leur cerveau. Un des plus jolis mots de la Comédie humaine a été dit à propos d'Aquilina; le voici : « La société sera certainement incroyable et continuera de considérer la femme mariée comme une corvette à laquelle son pavillon et ses papiers permettent de faire la course, tandis que la femme entretenue est le pirate que l'on pend faute de lettres. » Les quelques pages où l'on voit Castanier subissant les effets écrasants de l'héritage de Melmoth, valent les plus fortes dissertations psychologiques de la Peau de chagrin. Dans un style très clair, le philosophe y joue avec les plus hautes conceptions métaphysiques comme un démonologue de profession.

Les quelques scènes extraordinaires que contiennent l'Élixir de longue vie et Melmoth réconcilié sont inénarrables. Leur sombre poésie nous montre l'écrivain sous un jour inattendu; mais l'insondable profondeur du moraliste s'y retrouve comme partout ailleurs. Ses pensées y revêtent même un éclat inaccoutumé, résultat de leur forme symbolique. Détail caractéristique, la lourdeur habituelle du style de Balzac disparaît dans tous ses contes philosophiques. L'Elixir de longue vie et Melmoth réconcilié sont, aussi bien que la Peau de chagrin, deux modèles où la brillante et séduisante élégance de la forme le dispute à la philosophie transcendante du fond.

LE CHEF-D'OEUVRE INCONNU

GAMBARA

Le Chef-d'œuvre inconnu et Gambara sont des traités spéciaux sur la peinture et la musique, les deux arts jumeaux, étudiés séparément. Dans chacune d'elles, Balzac nous montre le génie de l'artiste devenant impuissant à exécuter l'œuvre en raison des excès d'une conception trop raffinée. Ce phénomène, à la fois psychologique et physiologique, n'est pas rare chez les grands peintres et les grands musiciens. Dans l'âme de ces sublimes créateurs, se livre généralement un combat terrible entre l'infini de leur pensée d'artiste et le fini de leur nature d'homme. Pour eux, il y a loin de la coupe aux lèvres; entre la conception et l'exécution la distance est quelquefois infranchissable Un trop grand développement de leur idée finit par tuer l'œuvre conçue. Le désir extrême de produire dans l'art le beau et l'irréprochable, l'excès d'idéal, en un mot, annihile l'exercice de cette faculté essentielle qui donne réellement la vie aux créations morales de l'imagination. L'homme n'est pas comme Dieu; il ne lui suffit pas de dire fiat, pour tirer quoi que ce soit du néant; il n'a point le secret de cette force coercitive, comme il est dit dans la Recherche de l'Absolu, qui doit consister pour l'Être suprême à faire tout de rien. Les efforts de sa volonté, quelque puissants qu'ils soient, suivent une loi physique déterminée, une sorte de progression limitée, en dehors de laquelle la production matérielle ne peut avoir lieu. Cette volonté, de source évidemment divine, n'ayant pas chez l'homme, comme elle doit l'avoir en Dieu, le caractère de l'absolu, les effets (c'est-à-dire les œuvres humaines) en sont imparfaits et bornés, bien que la pensée de l'artiste aille au delà et pressente quelque chose de mieux. Réaliser l'infinie perfection est done chose humainement impossible; on n'est pas empêché de le vouloir; mais ce désir est un rêve fou, un empiètement orgueilleux sur le mystérieux pouvoir de la Divinité.

Ainsi avons-nous défini, du mieux que nous pouvons, l'idée philosophique dérivée des précédentes, sur laquelle reposent le Chef-d'œuvre inconnu et Gambara. Balzac a, pour ainsi dire, recommencé et travesti sous une forme nouvelle, en appliquant cette idée aux arts, l'antique légende païenne de Pygmalion et Galatée.

Dans le Chef-d'œuvre inconnu, nous voyons un peintre du xvio siècle, maître Frenhofer, que le romancier nous présente comme le dieu de la peinture, arrivant à effacer sur sa toile le plus parfait des dessins par la superposition de couleurs absurdes que lui suggère une imagination déréglée.

Gambara est un compositeur, possédant à la fois le génie de Beethoven et de Rossini, qui, ayant conçu un opéra, ne peut rendre sur un instrument quelconque la divine musique rêvée que par les sons les plus discordants.

Ces deux artistes, chacun dans leur sphère, ont voulu surprendre l'un, la vie propre de la nature dans le dessin; l'autre, l'infini de l'idée dans la poésie du son. Mais ils ont, hélas! dépassé le but. Le trop de science, de même que l'ignorance, arrive à une négation, conclut Balzac. « Pour qu'un artiste ne soit pas victime de sa propre supériorité, il faut qu'il unisse la pratique à l'observation, et travaille au lieu de rêver. Les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main. Pour des musiciens tels que Gambara, leur malheur vient d'avoir écouté les concerts des anges et d'avoir cru que les hommes pouvaient les comprendre. Il en arrive autant aux femmes, quand chez elles l'amour prend les formes divines, les hommes ne les comprennent plus. » Comme complément de l'idée philosophique qui sert de fond aux deux études, le Chef-d'œuvre inconnu et Gambara renferment d'admirables dissertations techniques sur la musique et la peinture, qui prouvent surabondamment que Balzac était, comme beaucoup d'écrivains, un critique d'art de premier ordre.

Une des maximes de Frenhofer est à citer, car elle résume de la façon la plus claire le critérium de l'art : « La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer. Un artiste

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