Images de page
PDF
ePub

dans la nouvelle l'ami d'Emilio, Marco Vendramin; et l'émule de Cataneo, il signor Capraja: deux malades incurables à l'état desquels peut s'appliquer plus spécialement l'étude philosophique. Vendramin est un fumeur d'opium dont la cervelle est un abîme. Le glorieux passé de Venise se dresse sans cesse devant lui. Plongé dans une mélancolie amère en observant l'état présent de sa patrie, il combat par les délices de l'ivresse l'immense douleur de ses regrets. Le docteur ne parvient pas à le guérir, car, dit-il, l'amour d'une patrie qui n'existe plus est une passion sans remède. Le vieux Capraja est aussi un rêveur; mais il n'a pas comme son ami Cataneo abusé dans sa vie de toutes les jouissances. Mélomane autant que le duc, ce n'est point l'accord parfait qui est pour lui la plus haute expression de l'art en musique, mais la roulade. De savantes discussions s'engagent à ce sujet entre les deux hommes, et l'auteur en profite pour faire, comme dans Gambara, la philosophie de la musique.

Mais la reine de cette merveilleuse réunion d'artistes, qui ne vivent que de poésie, est la superbe Massimila Doni dans le portrait de laquelle Balzac a résumé l'esprit, les sentiments et les aspirations de l'Italie. La duchesse n'est seulement pas touchante par l'amour qu'elle inspire au prince de Varèse, amour que Balzac a dépeint avec une incomparable supériorité de forme sur tous les autres romanciers; l'écrivain a fait passer en elle, bien qu'elle soit née à Florence, les plus poétiques traditions de Venise, telles qu'on les retrouve dans les figures de Giorgione et du Titien. C'est elle qui, dans les soirées passées à la Fenice, bat le docteur français sur la question de l'Italie, en lui prouvant que ce pays règne encore sur le monde par la perfection de ses arts. Ce sont les divisions de la péninsule et l'oppression constante de tous les étrangers qui ont fait l'abaissement du peuple italien, déploré par de niais voyageurs et des poètes hypocrites; et le sceptique docteur enthousiasmé s'écrie alors : « Pauvre Italie! elle est à mes yeux comme une belle femme à qui la France devrait servir de défenseur en la prenant pour maîtresse. » Parole prophétique, écrite vingt-huit ans avant la convention de Villa

franca et le traité de Zurich! Mais comme une maîtresse capricieuse, pourrait-on maintenant ajouter, l'Italie a, hélas! renié son amant et les sacrifices de la France!

Une scène extraordinaire, peut-être supérieure à toutes celles de Gambara auxquelles elle ressemble, c'est la représentation du Moïse de Rossini à la Fenice. Massimila prend le thème musical du plus grand génie de l'Italie et en révèle les divins secrets au docteur. L'admiration de Balzac pour Rossini fait ici explosion. Où trouver un commentaire à la fois plus juste et plus éloquent de cet opéra de Moïse, l'aîné de Guillaume Tell? Entre le peuple italien de 1830 et le peuple hébreu sous les Pharaons, n'y a-t-il pas une analogie saisissante? Qui sait si la douleur de voir sa patrie esclave n'a pas avant tout inspiré Rossini? Balzac l'affirme sans hésitation. Moïse et Guillaume Tell sont des libétrateurs; et ici la Fenice tout entière, écoutant la prière des Hébreux délivrés, y répond par un tonnerre d'applaudissements. << Vieux maîtres allemands, crie Balzac, Hændel, Sébastien Bach, et toi-même Beethoven, à genoux! Voici la reine des arts, voici l'Italie triomphante! » Tout le monde sait ce qu'est l'enthousiasme dans un théâtre italien : l'âme ardente de Balzac ne pouvait que le partager; et c'est à ce puissant délire, causé par l'harmonie, que nous devons cette féerique scène vénitienne, sans doute écrite au café Florian, après l'audition même de l'opéra à la Fenice.

Bien souvent, au cours de la Comédie humaine, dans Albert Savarus et Béatrix, par exemple, Balzac fait chanter à plusieurs artistes le fameux quatuor de Moïse: Mi manca la voce, mi sento morir. La raison de cette insistance dans le choix du même morceau nous est donnée dans Massimila Doni; et l'émotion que paraît ressentir l'écrivain, toutes les fois qu'il parle de ce quatuor, est si singulière que nous ne pouvons nous empêcher d'en donner l'explication. « Mi manca la voce, dit Balzac, est un de ces chefs-d'œuvre qui résisteront à tout, même au temps, ce grand destructeur des modes en musique, car il est pris à ce langage d'âme qui ne varie jamais. Mozart possède en propre son fameux finale de Don Juan, Marcello son psaume

Cæli enarrant gloriam Dei, Cimarosa son Pria chè sponti, Beethoven sa Symphonie en Ut mineur, Pergolèse son Stabat, Rossini gardera son Mi manca la voce. »

L'auteur de la Comédie humaine, furieusement amoureux de musique autant que de peinture, a semé à profusion dans son œuvre et les citations de morceaux d'opéras et les appréciations sur le génie des compositeurs. C'est à l'excitation de sa sensibilité d'artiste que nous devons par conséquent l'étonnante page où il raconte l'ovation faite à la Tinti. Quelle description du tumulte grandiose d'une salle en délire! « On semblait, dit-il, assister à la libération de l'Italie! » Plus loin, il fait soutenir à Massimila un sublime parallèle entre la peinture et la musique. Là, viennent se fondre les théories d'art déjà parues dans le Chef-d'œuvre inconnu et Gambara. Le mot suivant les résume : « Dans leurs efforts grandioses, les arts ne sont que l'expression des grands spectacles de la nature. » Enfin, quel effet troublant produit dans l'âme un des derniers tableaux du livre l'heure de minuit sonnant dans Venise déserte, et, à l'extrémité du Grand-Canal, sous le clair de lune, Genovese chantant l'air d'Ombra adorata, le chef-d'œuvre de Crescentini, qui se rapporte au passé de la reine de l'Adriatique. << Jamais, dit Balzac, la musique ne mérita mieux son épithète de divine. » Oui, mais le poète qui, comme lui, sait composer de pareilles scènes n'est-il pas aussi l'égal d'un être divin?

Et maintenant, deux mots au lecteur pour finir notre interminable analyse. Voulez-vous vivre deux heures à Venise, aller en gondole sur le Grand-Canal, entendre un opéra dans le Pepiano de la Fenice, vous promener sur la rive des Esclavons ou devant les Procuraties de la Piazzetta, visiter le palais Memmi, vous asseoir au café Florian? Lisez Massimila Doni. Balzac, après Stendhal, est le seul capable de vous donner cette illusion.

[blocks in formation]

Quatre petites études philosophiques dans des cadres de la vie militaire, si particulièrement affectionnés par Balzac, constituent le groupe suivant le Requisitionnaire, Adieu, El Verdugo, les Marana.

La première retrace un court drame privé de la Révolution en province. Madame de Dey, veuve d'un gentilhomme normand, et mère d'un jeune émigré qui a fait partie de l'expédition de Granville, reçoit chez elle un réquisitionnaire, Julien Jussieu, au moment où elle attend son fils qui doit revenir sous le toit paternel à la faveur d'un déguisement. Par suite d'une singulière ressemblance, elle prend d'abord le conscrit pour son enfant, et, à peine revenue de son erreur, elle est foudroyée par le saisissement que lui cause la perte d'un bonheur trop avidement espéré. Fait singulier, à l'heure où madame de Dey meurt à Carentan, son fils est fusillé dans le Morbihan par les bleus. Dans Adieu la fin du roman est identique.

La jeune comtesse Stéphanie de Vandières, femme du général de même nom, devenue folle après les horreurs dont elle a été témoin au passage de la Bérézina, meurt au moment même où, par les soins de son amant, le colonel Philippe de Sucy, elle recouvre la raison. Ici, comme dans le Réquisitionnaire, les conséquences pareillement tragiques du drame sont dues aux actions différentes d'une même idée philosophique.

Nous voyons d'abord l'amour maternel porté au plus haut degré devenant, en vertu de son excès même, un principe de mort tout comme un mal physique, par le bouleversement intime que produit au cœur de la mère une déception cruelle subitement causée à son amour.

C'est, au contraire, l'excès de bonheur qui tue la comtesse de Vandières, le jour où elle retrouve d'une façon si inespérée l'amour de toute sa jeunesse avec celui qui en était l'objet. La perte de cet amour a déjà provoqué en elle la folie. Plus tard,

le retour à la raison brise la vie du corps, par le choc violent que communique à l'esprit la reproduction des mêmes scènes vivantes, dont l'aspect l'a égaré précédemment.

Dans le Réquisitionnaire, le salon de madame de Dey et les personnages qui le fréquentent offrent, en plein pays normand, un fin tableau de ces mœurs inoubliables des dernières années de la Révolution, où chacun défendait sa tête contre son voisin. La sombre physionomie et le caractère romanesque de l'accusateur public de Carentan, amoureux de la ci-devant madame de Dey, sont à retenir.

Comme scène de la vie militaire, l'histoire du colonel Philippe de Sucy, dans Adieu, forme le digne pendant de celle du Colonel Chabert. Nous avons déjà signalé, dans Autre Étude de Femme, les quelques mots de Balzac sur la retraite de 1812. Ici, le romancier fait un récit du passage de la Bérézina par les débris de la Grande Armée, après la bataille de Studzianka. Encore une des maîtresses pages de la Comédie humaine, où le génie de l'écrivain s'est surpassé. La fameuse déroute et l'incendie des ponts y sont décrits avec une force dont nous sommes absolument impuissant à donner une idée par un qualificatif quelconque. Il faut lire ces choses-là, être saisi par ce qu'elles expriment d'horrible et de tragique, mêlé à l'incroyable et au sublime. Il est probable que Balzac considérait le passage de la Bérézina comme le point culminant de la série des catastrophes sans nom qui ont marqué l'histoire des guerres de l'Empire. Dans un langage prodigieux de vérité saisissante, le romancier montre comment les hommes sont vite transformés, par le brutal instinct de la conservation, en bêtes fauves d'un égoïsme ultraféroce. Lire le passage de la Bérézina dans Adieu, produit le même effet que regarder le Naufrage de la Méduse de Géricault. Comme chef-d'œuvre, le récit de l'un vaut le tableau de l'autre.

Un second dénouement lugubre vient s'ajouter à la mort de la comtesse Stéphanie, c'est le suicide de son amant. Le destin de Philippe de Sucy offre une des plus effrayantes situations que l'on puisse concevoir dans la vie humaine, et donne un nouvel

« PrécédentContinuer »