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maintien de l'ordre. Balzac y fait d'une façon restreinte l'application du fanatisme religieux dans la loi sociale et des idées de Machiavel dans la politique intérieure. En conséquence, cette œuvre, pour les esprits non prévenus, est mauvaise à lire, parce que l'auteur revêt d'un caractère dogmatique les théories erronées qui y sont développées.

LA RECHERCHE DE L'ABSOLU

La Recherche de l'absolu est un remarquable symbole des malheurs et des désordres intimes, causés dans une famille par l'hystérie intellectuelle de son chef, dont le singulier égoïsme dévore, au profit de la science, la fortune des enfants, compromet leur avenir et amène la mort de leur mère, après avoir éteint au cœur de l'époux le sentiment de la famille et de l'amour conjugal.

« Le vice et le génie, a dit Balzac, produisent des effets semblables. Le génie n'est-il pas un constant excès qui dévore le temps, l'argent, le corps, et qui mène à l'hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises. » C'est le développement de cette profonde et amère pensée que contient la Recherche de l'absolu.

Balthazar Claës est un chimiste, élève de Lavoisier, qui, sur les inspirations d'un officier polonais, Adam de Wierzchownia, cherche à prouver par l'analyse chimique l'unité de composition de la matière. La découverte de cette loi, simplement pressentie par la chimic moderne et à laquelle le savant donne le nom d'«< absolu», doit faire la fortune et la gloire de son auteur. Aussi Balthazar sacrifie-t-il sans hésitation à l'entreprise de travaux ruineux, ses devoirs d'époux, de père, d'homme privé enfin, espérant que les résultats de ses recherches lui permettront de réparer, dans un avenir qu'il croit toujours proche, les funestes conséquences de la conduite que lui impose son goût déréglé pour la chimie.

Une première remarque est à faire avant tout en dehors de

l'action c'est qu'on voit apparaître ici, précédant la métaphysique de Louis Lambert et de Séraphita, l'exposé des preuves scientifiques de la philosophie de Balzac, dont les principaux inspirateurs ont été Spinoza, Hégel, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. Balzac puise ses principes de philosophie à deux sources distinctes qui sont: la science expérimentale et la pensée humaine. Il essaye de corroborer les données positives de l'une par le raisonnement hypothétique de l'autre. Dans la Recherche de l'absolu, il profite de son sujet pour s'étendre complaisamment sur l'étude des probabilités que donne l'analyse chimique, à propos de l'origine et de la constitution de la matière. En philosophie, de même qu'en littérature, Balzac prend, comme on le voit, pour base de ses observations, le réel, le palpable; en un mot ce que perçoivent d'abord les sens. Il étudie les lois qui régissent la matière, pour leur appliquer les raisonnements qu'il imagine, et voir ensuite comment l'accord peut se faire entre les deux. Quelque hardies que soient ses hypothèses, il est intéressant d'en résumer le sens, qui ne manque ni de profondeur ni de vraisemblance.

Pour Balzac (qui fait parler ici Balthazar Claës), les cinquantetrois corps jusqu'à présent reconnus simples, qui forment la matière des mondes, ont un principe commun, modifié jadis par l'action d'une puissance, inconnue aujourd'hui, mais que le génie humain doit faire revivre. Il croit par exemple que l'azote est décomposable, et que les progrès incessants de la chimie réduiront de plus en plus le nombre des corps simples, métaux ou métalloïdes, au lieu de l'augmenter. Faisant le rapport d'une curieuse expérience analytique, il en conclut la position claire et nette du problème offert par l'absolu, et qui lui semble cherchable, c'est-à-dire l'existence d'une substance commune à toutes les créations, à tous les produits, et que modifie une force unique, le mouvement. La «< matière une », voilà la première base de l'ontologie de Balzac, le point de départ d'une marche en avant vers la découverte de l'origine des mondes, par l'explication de la formation de la matière. Cette unité, désignée sous le nom d'absolu, devenue indéniable, Balzac s'attaque au

mouvement, cette force mystérieuse, principe de la vie, dont la chaleur, la lumière, l'électricité ne sont que des modalités diverses. A partir de là, les observations de la physique et de l'astronomie ayant un champ trop limité, il faut abandonner l'expérience directe faite sur la matière animée, pour revenir aux hypothèses de l'intuition, dont le raisonnement savant, plein de bon sens, est malheureusement impossible à confirmer par la matérialité positive et irréfutable des faits. Du domaine de la science, nous passons à celui de la métaphysique, et c'est plus loin, dans Louis Lambert, que nous voyons la suite des pensées de Balzac. Une des conclusions du discours philosophique de Claës sur l'existence de l'absolu est à citer, car elle indique allégoriquement, de la façon la plus claire, par la raison qu'elle cherche à donner de tous les effets de la nature, le point extrême atteint dans la recherche du vrai, par les efforts combinés de la chimie, de l'astronomie et du raisonnement métaphysique. << Rien n'est plus conforme à nos idées sur Dieu, dit Balthazar, que de croire qu'il a tout fait par le moyen le plus simple. L'adoration pythagoricienne par le un d'où sortent tous les nombres et qui représente la matière une; celle pour le nombre deux, la première agrégation et le type de toutes les autres; celle pour le nombre trois, qui, de tout temps, a configuré Dieu, c'est-à-dire la matière, la force et le produit, ne résumaient-elles pas traditionnellement la connaissance confuse de l'absolu? »

Tel est le résumé de la partie analytique si curieuse, que renferme la Recherche de l'absolu. Revenons maintenant à l'idée morale du livre, que nous n'avons fait qu'indiquer, et observons quel genre d'étude de mœurs se trouve intimement liée, dans le roman, à l'étude philosophique.

Balthazar Claës est originaire des Flandres, et habite à Douai un vieil hôtel connu sous le nom de «< maison Claës ». Il a épousé, en 1795, mademoiselle de Temninck, une Espagnole descendant des Casa-Real, famille qui remonte au duc d'Albe. De cette union sont nés quatre enfants, dont l'aîné, une fille, Marguerite, joue après la mère le principal rôle. Joséphine de Temninck, disgraciée par la nature, mais dont la beauté morale parvient

à faire oublier les défauts physiques, a su se faire adorer de son mari. Elle est du nombre de ces femmes qui prouveraient la vérité de la sentence : « Bienheureuses les imparfaites; à elles appartient le royaume de l'amour! » Après quinze ans d'un bonheur parfait, elle découvre avec terreur chez Balthazar les premiers symptômes d'un changement de caractère. A une demande d'explication faite un jour timidement, le Flamand répond avec brusquerie: «Ma chère, tu n'y comprendrais rien. » D'abord résignée à l'abandon de son mari, Joséphine ne tarde pas à apprendre, par le notaire Pierquin, que M. Claës doit trois cent mille francs à MM. Protez et Chiffreville, droguistes parisiens, qui fournissent tous les matériaux et instruments nécessaires aux expériences du chimiste. Entrevoyant dès lors la ruine de ses enfants, elle trouve dans son amour assez de force pour arracher une première fois Balthazar à ses cornues et à ses machines de physique, en lui faisant comprendre qu'il prépare inconsciemment, par son insouciante dilapidation, le malheur des siens. En se rendant compte du chagrin qu'il cause autour de lui, le chimiste jure de renoncer à ses expériences. Il est vaincu par le dévouement de la sublime Joséphine qui triomphe un instant, dans le cœur de son mari, de sa terrible rivale, la science.«Laisse-moi, mon grand et beau Claës, lui dit-elle, exercer sur ton noble coeur cette influence féminine si nécessaire au bonheur des artistes malheureux, des grands hommes souffrants. Tu me brusqueras, tu me briseras si tu veux, mais tu me permettras de te contrarier un peu pour ton bien. Je n'abuserai jamais du pouvoir que tu me concéderas. Sois célèbre, mais sois heureux aussi. Ne nous préfère pas la chimie.» Mais, vains efforts! Au bout de quelque temps, Balthazar tombe dans un ennui profond : « Quand un homme, dit Balzac, s'est accoutumé à manier de grandes choses, il devient inamusable s'il ne conserve pas au fond du cœur ce principe de candeur, ce laisser aller qui rend les gens de génie si gracieusement enfants. C'est le cas de Claës. Oppressé par une pensée qui l'étreignait, il rêvait les pompes de la science, des trésors pour l'humanité, pour lui la gloire. Il souffrait comme souffre un

artiste aux prises avec la misère, comme Samson attaché aux colonnes du Temple, et Joséphine ne pouvait rien contre cette espèce de nostalgie scientifique. » Aussi sa femme finit-elle par le délier de ses serments.

Le savant retourne aussitôt au grenier qui lui sert de laboratoire; il est sur le point, assure-t-il, d'arriver à la gazéification des métaux, et il ne tarde pas à s'endetter pour une somme considérable chez Protez et Chiffreville, ce qui nécessite de nouveaux emprunts hypothécaires. Mesurant avec une surprenante justesse l'étendue des malheurs qui menacent la maison, Joséphine fait venir auprès d'elle son vieil ami, l'abbé de Solis, aux mains duquel elle confie quinze mille ducats, à compte sur le prix des tableaux de la maison Claës, vendus aux banquiers Happe et Duncker, pour les besoins de Balthazar. Au cas où la famille serait réduite à la misère par l'imprévoyance continue de son chef, cette somme doit servir de réserve. La science dévora alors si complètement Balthazar que ni les revers éprouvés par la France, ni la première chute de Napoléon, ni le retour des Bourbons, ne le tirèrent de ses occupations; il n'était ni mari, ni père, ni citoyen, il fut chimiste. Au reste, comme l'a si bien dit l'officier polonais : « Quand on porte dans son cerveau le dernier mot de la création en pressentant l'« absolu »>, est-ce vivre que d'être entraîné dans le mouvement de ce ramas d'hommes qui se ruent à heure fixe les uns sur les autres sans savoir ce qu'ils font? » Aussi Balthazar est-il étranger à tout. Cependant madame Claës, reconnaissant que la passion de son mari ne peut être vaincue par aucune puissance humaine, se laisse aller au désespoir. Atteinte d'une incurable maladie de langueur, elle ne tarde pas à mourir de douleur et de consomption; et c'est à peine si l'on peut, le jour de cette mort, tirer Balthazar de l'état d'absorption où l'ont plongé ses recherches.

Dès lors, le gouvernement de la maison Claës passe aux mains de Marguerite, la fille aînée du savant.« Il arrive un moment, dit Balzac, dans la vie intérieure des familles, où les enfants deviennent, soit volontairement soit involontairement, les juges de leurs parents.» Marguerite touche à cette situation critique. Madame

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