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européen, est hors de proportion avec son étendue territoriale et sa population. La Belgique, si petite qu'elle soit, est depuis des siècles une des clefs de voûte de l'édifice européen. « La question générale de l'équilibre européen, dit Arendt, se compose d'un certain nombre de questions particulières qui, depuis le XVIe siècle, se sont présentées successivement dans toutes les grandes transactions politiques. Parmi ces questions figure au premier rang celle de l'organisation des Pays-Bas (1). » Chose remarquable, le centre de gravité de l'Europe peut se déplacer, les rapports des grandes puissances peuvent être intervertis, la face de notre continent peut se renouveler dans une large mesure, sans que le rôle de la Belgique soit changé ou son importance modifiée. Insistons un instant sur ce fait capital et essayons en même temps de définir ce que l'on a appelé, à des points de vue si divers parfois et si changeants, « l'équilibre européen ».

1. L'équilibre des puissances.

L'indépendance des États ne supporte guère une organisation hiérarchique de la société internationale; mais elle comporte une certaine coordination entre les puissances faisant partie d'un même système, comme garantie de la réalisation par elles du but de la société des nations. C'est à une coordination de cette espèce que l'on a donné le nom d'équilibre européen. Cet équilibre a été intimement rattaché au système territorial de l'Europe, bien qu'il ait depuis longtemps débordé ce

(1) ARENDT, Essai sur la neutralité de la Belgique, p. 35.

cadre et que son envergure se proportionne de nos jours à l'aire du monde.

La coordination des peuples européens en société pondérée ne suppose, dans le chef d'aucune nation, le droit de s'immiscer dans le régime intérieur des autres nations ni celui d'arrêter les accroissements naturels de puissance qu'il est dans la vocation de tout État de se procurer. Elle implique bien moins encore le droit de porter atteinte à l'existence juridique d'autrui. Elle se manifeste pratiquement par la tendance commune et permanente à faire prévaloir, dans les arrangements internationaux et spécialement dans les modifications territoriales éventuelles, les combinaisons les plus propres à balancer entre nations les forces d'agression et les forces de résistance de telle manière que l'indépendance de chaque pays et le repos de tous soient à l'abri des entreprises de l'un d'eux. C'est par les actes faits pour réaliser cette tendance que l'intérêt commun de sécurité fait contrepoids, en quelque mesure, à l'expansion individuelle et égoïste des puissances.

Le parfait accomplissement de cette tâche, on le saisit sans peine, n'est guère réalisable. L'inégalité de force des divers États, la diversité de leurs ressources en perspective, l'élargissement de leurs sphères d'action dans le monde, les alliances consommées ou préparées, publiques ou secrètes, la répercussion dans l'ordre international des événements qui affectent la vie intérieure des États, les intérêts et les passions peuvent toujours compromettre en quelque manière le résultat. En fait d'ailleurs, alors que la coordination des États devrait tendre surtout à la sauvegarde des éléments de la société internationale les plus exposés, des États faibles, on se

contente le plus souvent de se proposer cet objectif : éviter entre États forts une trop grande prépondérance. Nous disons une trop grande prépondérance: car il n'est pas même toujours possible de soustraire l'ensemble des peuples européens à une certaine hégémonie. La précellence, en tombant des mains folles ou malheureuses qui la perdent, trouve ordinairement une main puissante qui la recueille et l'exerce au moins pour un temps.

On comprend, dans ces conditions, la variété des combinaisons, plus ou moins heureuses, que comporte ou du moins que supporte l'équilibre européen. On comprend aussi la variété des appréciations auxquelles peuvent se livrer les nations touchant la solution que les événements donnent, à un moment donné, au problème d'équilibre. Tel événement, qui apparaît à l'une comme rompant l'équilibre, est précisément ce qui, aux yeux d'une autre, le rétablit. Les opinions les plus divergentes peuvent ici se donner libre carrière.

2. Les éléments stables de l'équilibre européen.

Cependant, au sein des éléments mobiles et variables que comprend la donnée d'un certain équilibre européen, il existe des éléments stables, permanents, dont le déplacement paraît incompatible avec la conservation de cette pondération. Il y a telle combinaison qui, de l'aveu de tous, assurerait à l'État qui en serait le bénéficiaire, une telle situation qu'elle semble exclusive de l'indépendance de chacun et de la sécurité de tous. La Belgique, par des raisons diverses, à cause notamment de son assiette géographique et de sa vitalité économique,

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appartient à la catégorie de ces éléments stables qui ne comportent point l'absorption ou le déplacement. Pour quatre au moins des puissances qui l'avoisinent, l'Allemagne, la France, l'Angleterre, la Hollande, intérêt de premier ordre s'attache à la constitution indépendante de notre pays. La plupart des autres puissances, bien que moins directement touchées, ne laissent pas d'avoir un intérêt considérable à l'existence d'une Belgique indépendante et neutre.

Notre pays demeure ainsi la petite pièce de pondération nécessaire au milieu des variations les plus grandes de la politique européenne; il demeure un boulevard de sécurité commune pour les nations. « C'est là, dans notre siècle de transitions brusques et de soudains revirements, une de ces rares vérités politiques que le temps n'altère pas (1).

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3. - Le système des garanties.

Si l'importance de notre pays est grande au point de vue européen, il faut reconnaitre que son étendue territoriale, ses ressources, ses moyens de défense sont restreints. On saisit l'importance qu'il y a pour l'Europe à tenir la main à la sauvegarde de notre indépendance et de notre neutralité, alors surtout que le partage des anciens Pays-Bas en deux tronçons rend plus difficile à chacun de ceux-ci l'accomplissement de sa mission inter

(1) Lieutenant général comte GOBLET D'ALVIELLA, Des cinq grandes puissances de l'Europe dans leurs rapports politiques et militaires avec la Belgique, p. 8.

nationale naturelle. La garantie des puissances se présente à nous à ce point de vue, comme ayant sa pierre d'attente dans le rapport inégal entre les ressources du pays et son importance dans le système européen.

Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici qu'au cours des derniers siècles, de nombreux actes internationaux ont, à divers points de vue, stipulé concernant notre pays des garanties de nature variée plus ou moins heureuses. Les unes tendaient à éliminer des combinaisons politiques possibles l'éventualité de la réunion de notre pays à d'autres territoires. D'autres tendaient à ménager à celui-ci des appuis extérieurs considérés à certains égards comme nécessaires. D'autres concernaient le droit public interne du pays qu'elles entendaient sauvegarder. Parlant de l'une de ces garanties contenue dans les traités de Bade et de Rastadt, l'auteur des Constitutions nationales belges de l'ancien régime s'exprime en ces termes L'Europe diplomatique, dans une pensée d'équilibre général plutôt que par intérêt pour nos populations, attachait un grand prix à l'observation de l'Addition diplomatique à la Joyeuse Entrée. Elle voulait que les Pays-Bas catholiques restassent à la Maison d'Autriche, mais elle voulait aussi le maintien de leur Constitution et de leurs privilèges pour que « le souverain ne pût jamais y déployer une force capable d'inquiéter les puissances voisines >> (1). Le remarquable traité de La Haye du 10 décembre 1790, considéré par le même auteur comme << une Charte constitutionnelle des Pays-Bas autrichiens à la fin de l'ancien régime », plaçait l'exécution de ses articles sous

(1) EDMOND POULLET, Les Constitutions nationales belges de l'ancien régime à l'époque de l'invasion française de 1794, p. 45.

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