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ce que le génie eut de plus vaste, la liberté de plus actif, la vertu de plus auguste, l'orateur français, dans la tribune nationale, provoqua le deuil de la France et de l'univers. Vous venez de lui rendre le même hommage d'estime et de douleur; mais cet hommage, messieurs, ne vous acquitte pas entièrement. Au milieu des justes regrets causés par une mort qui, dans ce moment, peut être considérée comme une calamité publique, le seul moyen de distraire sa pensée est de chercher dans ce malheur même une grande leçon pour la postérité. Les larmes que fait couler la perte d'un grand homme ne doivent pas être des larmes stériles.

Plusieurs peuples anciens renferment dans des monuments séparés leurs prêtres et leurs héros. Cette espèce de culte qu'ils rendaient à la piété et au courage, rendons-le aujourd'hui à l'amour constant du bonheur et de la liberté des hommes que le temple de la religion devienne le temple de la patrie; que la tombe d'un grand homme devienne l'autel de la liberté. On sait qu'une nation voisine recueille religieusement dans un de ses temples les cendres des citoyens dont la mémoire est consacrée par la reconnaissance publique; pourquoi la France n'adopterait-elle pas ce sublime exemple? pourquoi leurs funérailles ne deviendraient-elles pas une dépense nationale? Mais ce vou, nous ne pouvons que l'exprimer, c'est à nos représentants, à ceux que nous avons si justement chargés du travail de nos lois et du soin de notre bonheur, à lui imprimer un caractère auguste. Hâtons-nous donc de le leur présenter, et qu'un décret solennel apprenne à l'univers que la France consacre enfin aux amis du peuple ces monuments réservés autrefois aux hasards de la naissance et des combats.

Le procureur général syndic entendu, le directoire arrête : « Qu'il sera fait une députation à l'assemblée nationale pour demander 1° que le nouvel édifice de Sainte-Geneviève soit destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l'époque de notre liberté; 2o que l'assemblée nationale seule puisse juger à quels hommes cet honneur sera décerné; 3o qu'Honoré Riquetti Mirabeau en est jugé digne; 4° que les exceptions qui pourront avoir lieu pour quelques grands hommes morts avant la révolution, tels que Descartes, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, ne puissent être faites que par l'assemblée nationale; 5° que le directoire du département de Paris soit chargé de mettre promptement l'édifice de Sainte-Geneviève en état de remplir sa nouvelle destination, et fasse graver au-dessus du fronton, ces mots: Aux grands hommes, la patrie reconnaissante. (On applaudit à plusieurs reprises.)

M. le président. L'assemblée a écouté avec sensibilité l'expression

de vos sentiments: elle désirerait vous accorder les honneurs de sa séance; mais il faut qu'elle délibère sur-le-champ. (Plusieurs minutes se passent dans le silence.)

M. Fermont. J'ai remarqué dans l'arrêté du département deux objets distincts: d'une part, les honneurs à décerner aux grands hommes après leur mort; de l'autre, l'attribution de ces honneurs à un de nos collègues. La première idée qui se présente aux esprits est celle de savoir si le grand homme que nous avons perdu sera soumis à l'examen que le département réclame. En calculant les effets des passions humaines, peut-être croira-t-on que cet examen lui-même ne devra point être fait par le corps législatif; en conséquence, je demande le renvoi de l'arrêté du département au comité de constitution.

On demande la question préalable sur le renvoi.

M. Robespierre. J'ai remarqué aussi deux objets entièrement distincts dans l'arrêté du département. Quant à celui qui regarde M. Mirabeau, je pense qu'il n'appartient à personne d'en contester la justice. Ce n'est pas au moment où l'on entend de toutes parts les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre qui, dans les époques les plus critiques, a déployé tant de courage contre le despotisme, que l'on pourrait s'opposer à ce qu'il lui fût décerné des marques d'honneur. J'appuie de tout mon pouvoir, ou plutôt de toute ma sensibilité, cette proposition. Quant au second objet de la pétition du département, elle me paraît liée aux intérêts de la liberté et de la patrie, et j'en demande aussi le renvoi au comité de constitution.

M. Barnave. Les objets divers dont on nous occupe éloignent le véritable point de la délibération posée par M. Robespierre. Nous ne pouvons point nous occuper en ce moment du mode qui sera adopté pour consacrer la reconnaissance de la nation envers ceux qui l'ont bien servie. Les détails auxquels nous obligerait une pareille discussion troubleraient et dégraderaient le sentiment profond dont nous sommes pénétrés. Ce sentiment juge M. Mirabeau, puisqu'il est le souvenir de tous les services que M. Mirabeau a rendus à la liberté de sa patrie. C'est ce jugement seul qu'il est question de prononcer en ce moment. Je propose de rendre un décret conçu en ces termes : L'assemblée nationale déclare qu'Honoré Riquetti Mirabeau a mérité les honneurs qui seront décernés par la nation aux grands hommes qui l'ont bien servie; - renvoie le surplus de la pétition au comité de constitution, pour en rendre compte incessamment,

Ce décret est adopté. MM. Duval, dit d'Esprémenil, Montlosier et Rochebrune, s'élèvent contre la proposition.

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SEANCE DU 4 AVRIL. ·M. le président. Je viens de recevoir de la part de MM. Lamarck et Frochot, exécuteurs testamentaires dé M. Mirabeau, une annonce ainsi conçue : « Nous avons l'honneur de vous annoncer que le convoi de M. Mirabeau sera prêt à partir à quatre heures. Nous attendons les ordres de l'assemblée nationale. » Lorsque samedi dernier je m'acquittai de la fonction pénible d'annoncer la mort de M. Mirabeau, plusieurs personnes témoignérent le désir que l'assemblée entière assistât à ses funérailles. J'observai qu'il me paraissait prématuré de mettre cette motion aux voix, attendu que je n'avais pas encore une connaissance officielle du jour ni de l'heure du convoi. On demande maintenant si les membres de l'assemblée suivront le convoi comme individus, ou en corps.

Un très-grand nombre de voix. L'assemblée en corps.

L'assemblée décide qu'elle se rendra en corps au convoi de M. Mirabeau.

M. Chapelier. Votre comité de constitution, croyant suivre vos intentions en vous rapportant promptement la pétition faite hier par le directoire du département de Paris, s'est assemblée le soir même, afin de vous présenter ce matin un projet de décret sur cet objet. Il a mis d'autant plus d'empressement à cet égard, qu'il a vu que c'était honorer encore plus la mémoire du grand homme que nous venons de perdre, que de décerner à son occasion un monu→ ment public aux grands hommes qui ont bien mérité de la patrie. Il resterait une seule difficulté: M. Mirabeau a demandé, par une disposition testamentaire, à être inhumé dans sa maison de campagne à Argenteuil; mais il ne prévoyait pas alors les honneurs que devait lui décerner la patrie. Votre comité a pensé que les dépouilles du grand homme que nous perdons appartiennent à la patrie, comme il lui appartenait lui-même pendant sa vie; il vous propose le projet de décret suivant :

« L'assemblée nationale, ouï le rapport de son comité de constitution, décrète ce qui suit:

ART. Ier. Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l'époque de la liberté française.

II. Le corps législatif décidera seul à quels hommes cet honneur sera décerné.

III. Honoré Riquetti Mirabeau est jugé digne de cet honneur.

IV. La législature ne pourra pas décerner cet honneur à un de ses membres venant à décéder; il ne pourra être décerné que par la législature suivante.

V. Les exceptions qui pourront avoir lieu pour quelques grands hommes morts avant la révolution ne pourront être faites que par le corps législatif.

VI. Le directoire du département de Paris sera chargé de mettre promptement l'édifice de Sainte-Geneviève en état de remplir sa nouvelle destination.

Seront gravés au-dessus du fronton ces mots: AUX GRANDS HOM

MES LA PATRIE RECONNAISSANTE.

VII. En attendant que la nouvelle église de Sainte-Geneviève soit prête, le corps de Riquetti Mirabeau sera déposé à côté des cendres de Descartes, dans le caveau de l'ancienne église de SainteGeneviève. >>

Ce décret est adopté.

M. Crillon propose de transporter également au Panthéon le corps de Desilles, tué dans l'affaire de Nancy.

L'assemblée passe à l'ordre du jour.

« Mirabeau se meurt! Mirabeau est mort!... de quelle immense proie la mort vient de se saisir ! s'écrie Desmoulins en finissant son numéro LXXI. J'éprouve encore, en ce moment, le même choc d'idées, de sentiments qui me fit demeurer sans mouvement et sans voix, devant cette tête pleine de systèmes, quand j'obtins qu'on me levât le voile qui la couvrait et que j'y cherchais encore son secret que le silence de la mort ne gardait pas mieux que la vie. (Le célèbre Houdon venait de la modeler.) Cette tête semblait vivre encore et avait conservé tout son caractère : c'était un som meil; et ce qui me frappa au delà de toute expression, telle on peint la sérénité du sommeil du juste et du sage. Jamais je n'oublierai cette tête glacée et la situation déchirante où sa vue me jeta. Mirabeau est mort en odeur de patriotisme. Tous les spectacles ont été fermés. Tous les journaux ont fait son éloge. Aujourd'hui c'est l'oraison funèbre. Demain sera le jour de l'histoire. La postérité n'est pas née encore pour ce grand homme! »

La postérité est venue; elle a prononcé. Elle a conservé à l'incomparable orateur le haut rang que lui avait assigné l'admiration contemporaine. Elle a fait plus, elle l'a considéré comme l'homme, comme le type de la première époque de notre révolution. On a dit que la révolution française pouvait être représentée, sous le rapport du génie, des œuvres et des mœurs, par trois grandes figures, par

trois hommes, Mirabeau, Robespierre et Napoléon. Personne encore n'a contesté ce jugement. Mirabeau portait en lui tout le génie du dix-huitième siècle. Il avait les convictions, les incertitudes, l'incrédulité, l'audace, l'énergie vers le but, l'indifférence pour les moyens qui étaient le propre de son temps; doué d'une nature puissante, il n'était médiocre en rien; tout était excessif en lui, le talent comme les défauts, les qualités comme les vices. Ce fut là peut-être une des causes de sa puissante popularité et de son immense influence. On va voir, par les extraits qui suivent, que sa mort fut considérée comme une calamité publique. On s'enquit des moindres détails de ses derniers instants; et, comme si un homme de cette supériorité n'eût point dû être sujet à la mort, comme si tout ce qui était ordinaire dût lui être étranger, l'opinion publique en fit une victime. On prétendit qu'il avait été empoisonné; les divers partis s'accusèrent réciproquement de ce crime. Ce bruit fut si accrédité, qu'un grand nombre de contemporains et d'annalistes même en restèrent convaincus.

Cependant Cabanis fit un journal de la maladie et de la mort de Mirabeau. Tout y est selon l'ordre naturel. Mirabeau fut pris de coliques et de spasmes violents dans la poitrine le 29 mars; il cessa de vivre le 2 avril, n'étant âgé que de quarante-deux ans. Sa maladie fut caractérisée «une attaque aiguë de goutte rhumatismale. »> Voici quelques passages du journal de Cabanis : « Il avait nouvellement acquis une jolie maison de campagne, appelée le Marais, à la porte d'Argenteuil; il s'y rendait les samedis, tantôt pour y passer le dimanche, tantôt pour respirer seulement pendant quelques heures, jouir de l'aspect d'un beau ciel, et surtout des travaux qui faisaient son amusement: occuper un grand nombre d'ouvriers lui paraissait un véritable bienfait public; mais en même temps sa charité compatissante pourvoyait au sort du pauvre incapable de travail, en faisant annoncer qu'on trouverait toujours chez lui de l'ouvrage et de bons salaires. Il avait autorisé le curé d'Argenteuil à tirer sur lui des lettres de change en pain, viande, gros linge, etc., pour les malades et les nécessiteux invalides.

<< Au bout du parc de la maison, il élevait un temple à la Liberté. La statue de cette première divinité de son cœur devait s'appuyer, d'une main, sur une colonne où l'on aurait lu ces mots: Egalité des hommes; de l'autre, elle devait tenir un glaive enveloppé dans le volume de la loi. Sa physionomie aurait été sévère, mais calme...

<< Il recevait les soins les plus assidus et les plus affectueux de M. Frochot. « Personne, disait-il, ne me remue avec autant d'adresse que lui. Si j'en revenais, je ferais un bon mémoire sur l'art

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