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contenu par le contenant, et du goût d'une orange par ses aspérites, d'un onguent par la boîte. Moi, j'ouvre et je goûte; j'ôte le couvercle et je flaire.

Imaginez-vous que tous les cerveaux sont faits de même; j'entends qu'ils ont tous le même nombre de loges, contenant les mêmes germes, ainsi qu'en toute orange même nombre de pepins habitent, même nombre de loges pareillement disposées. Mais voici que bientôt, de ces germes, les uns avortant, les autres se développant outre mesure, il résulte des disproportions d'où éclatent ces différences de caractère qui font les hommes si dissemblables.

Ce qui est curieux, c'est qu'il y a un de ces germes qui n'avorte jamais, qui s'alimente de rien comme de beaucoup, qui prend sa croissance l'un des premiers et décroît le dernier de tous; si bien que celui-là mort, on peut être assuré que tout le reste de l'homme a cessé de vivre: c'est celui de la vanité. Je tiens ceci d'un visiteur de morts,14 lequel m'a confié que, pour sa part, il s'en tenait à ce signe, le regardant comme plus sûr que tout autre; en sorte qu'appelé auprès d'un défunt, il s'assurait tout d'abord qu'il n'y eût plus envie aucune de paraître,15 aucun soin de son air, de sa pose, nul souci du regard des autres; auquel cas, sans même tâter le pouls, il donnait son permis; et que, pour avoir toujours pratiqué cette recette, il était convaincu de n'avoir jamais envoyé en terre un vivant, ce que, disait-il, font scuvent ses confrères, lesquels s'en tiennent au pouls, au souffle, et autres signes incomplets.

Il prétendait, ce visiteur, que ce n'est pas tant selon la condition, la richesse ou la profession, que ce bourgeon-là varie; que, si quelque chose influe, ce serait plutôt l'âge. Dans l'enfance, il n'est pas le premier à se montrer; dans la jeunesse, il n'est pas le plus gros; mais, dès vingt ans, c'est un tubercule respectable et Vorace, qui s'alimente de tout.

J'oublie que c'est de mon logis que je voulais parler. J'y coulaus dans une paix profonde les riants loisirs de ma première

adolescence, vivant peu avec mon maître, plus avec moi-même, beaucoup avec Eucharis,16 avec Galatée, avec Estelle surtout.

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Il y a un âge, un seul à la vérité, et qui dure peu, où les pastorales de M. de Florian ont un charme tout particulier; j'étais à cet âge. Rien ne me semblait aimable comme ces jeunes bergères; rien de naïf comme leurs phrases précieuses et leurs sentiments à l'eau de rose; rien de champêtre, de rustique comme leurs élégants corsages, comme leurs gentilles houlettes à rubans flottants. A peine trouvais-je aux plus jolies demoiselles de la ville la moitié de la grâce, de l'élégance, de l'esprit, du sentiment surtout, de mes chères gardeuses de moutons. Aussi leur avais-je donné mon cœur sans réserve, et ma novice imagination se char geait de le leur garder fidèle.1

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Le malheur de cette passion-là, c'est que je n'osais pas m'y livrer avec sécurité; et ceci, à cause d'un entretien très-grave que j'avais eu tout récemment avec mon maître. C'était à propos de la belle conduite de Télémaque 19 dans l'île de Calypso, alors qu'il quitte Eucharis pour la vertu, laquelle conduite nous traduisions ensemble en fort mauvais latin :

Et il précipita Télémaque dans la mer..

Et Telemachum in mare de rupe præcipitavit, venais-je de traduire, lorsque M. Ratin, c'était mon maître, s'avisa de me demander ce que je pensais de ce procédé de Mentor.

Cette question m'embarrassa fort, tant je savais déjà qu'il ne faut point blâmer Mentor devant son précepteur. Cependant, au fond, je trouvais que Mentor s'était comporté, en cette occasion, d'une façon brutale.

"Je pense, répondis-je, que Télémaque fut bien heureux d'en être quitte pour avoir bu l'onde amère.20

Vous ne comprenez pas ma question, reprit M. Ratin. Télémaque était amoureux de la nymphe Eucharis; or, l'amour est la passion la plus funeste, la plus méprisable, la plus contraire à la vertu. Un jeune homme qui aime s'adonne au relâchemen

et à la mollesse ; il n'est plus bon à rien qu'à soupirer auprès d'une femme, comme fit Hercule aux pieds d'Omphale. Le procédé du sage Mentor était donc le plus admirable entre tous pour arrêter Télémaque sur les bords de l'abîme. Voilà, ajouta M Ratin, ce que vous auriez dû me répondre."

C'est de cette façon indirecte que j'ai appris que mon cas était grave et que j'avais déjà bien dévié de la vertu; car j'aimais Estelle tout aussi évidemment, à mes yeux, que l'autre, Eucharis. Je résolus donc, à part moi,21 de combattre un sentiment si coupable, et qui pourrait tôt ou tard m'attirer quelque catastrophe, à en juger du moins d'après l'admiration que M. Ratin professait pour le procédé de Mentor.

Le discours de M. Ratin m'avait fait d'ailleurs une grande impression, bien moins pourtant par ce que j'en pouvais comprendre que par ce que j'y trouvais d'obscur et de mystérieux. En même temps que, pour être sage et ne pas tomber dans l'abîme, je réprimais une bien innocente ardeur, mon imagination s'attachait aux paroles sinistres de M. Ratin pour en pénétrer le sens et pour y

chercher des révélations.

Ce fut là mon premier amour. S'il n'eut pas de suites, vu sa nature tout imaginaire, la façon dont il fut refoulé par le discours de M. Ratin, a imprimé à mes autres amours certains traits que l'on pourra reconnaître dans les récits qui suivront.

Cette prison, dont j'ai parlé, n'a qu'une seule fenêtre qui donne de mon côté.22 En général, les prisons ne sont pas riches en fenêtres.

Cette fenêtre est percée dans une muraille d'un aspect noir et triste. Des barreaux de fer empêchent le prisonnier d'avancer la tête au dehors; et un appareil extérieur, qui lui dérobe la vue de la rue, ne laisse pénétrer dans le fond de sa retraite qu'un peu de la lumière du ciel. Je me souviens que la vue de ce soupirail ne m'inspirait alors que terreur et colère. C'est qu'en effet, dans une société que je me figurais tout entière composée d'honnêtes gens, il me paraissait infâme que quelqu'un s'y permît d'être

assassin ou voleur; et la justice, qui protégeait des gens parfaits contre des monstres, m'apparaissait comme une matrone saintement sévère, dont les arrêts ne pouvaient être trop terribles. Depuis, j'ai changé; la justice m'est apparue moins sainte; ces gens parfaits ont baissé dans mon estime : et dans ces monstres, j'ai reconnu trop souvent les victimes de la misère, de l'exemple, de l'injustice... Alors la compassion est venue tempérer la colère.

L'esprit des enfants est absolu, parce qu'il est borné. Les questions, n'ayant pour eux qu'une face, sont toutes simples, en sorte que la solution en paraît aussi facile qu'évidente à leur intelligence plus droite qu'éclairée. C'est pour cela que les plus doux d'entre eux disent parfois des choses dures, que les plus humains tiennent des propos cruels.28 Sans être de ces plus humains, cela m'arrivait souvent; et, quand je voyais conduire un homme en prison, toute ma sympathie était pour les gendarmes, toute mon horreur pour cet homme. Ce n'était ni cruauté ni bassesse; c'était droiture. Plus vicieux, j'aurais détesté les gendarmes, plaint l'homme.

Un jour, j'en vis passer un qui alluma toute mon indignation. C'était le complice d'un atroce assassin. Entre eux deux, ils avaient tué un vieillard pour s'emparer de son argent; puis, aperçus par un enfant au moment du crime, ils s'étaient défaits de cet innocent témoin par un second meurtre. Le camarade de cet homme avait été condamné à mort; mais lui, soit habileté dans la défense, soit quelque circonstance atténuante, était condamné seulement à une réclusion perpétuelle. Au moment où, près d'entrer dans la prison, il passa sous ma fenêtre, il regardait les maisons voisines avec curiosité. Ses yeux ayant rencontré les miens, il sourit comme s'il m'avait connu.

Ce sourire me fit une impression sinistre et profonde. Pendant toute la journée, rien ne put le chasser de ma pensée. Je résolus d'en parler à mon maître, qui saisit cette occasion pour me faire une remontrance sur le temps considérable que je perdais à regarder dans la rue.

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C'était, quand j'y songe, un drôle d'homme 24 que mon maître; moral et pédant, respectable et risible, grave et ridicule, en telle sorte qu'il me faisait une impression à la fois vénérable et bouffonne. Tel est pourtant l'empire de l'honnêteté, l'ascendant des principes, lorsque la conduite est en accord avec eux, que, malgré l'effet vraiment risible que me faisait M. Ratin, il avait sur moi plus d'influence que tel maître bien plus habile ou bien plus sensé, mais en qui j'aurais surpris le moindre désaccord entre les pré ceptes qu'il me donnait à suivre et ceux qu'il suivait lui-même.

Il était pudibond à l'excès. Nous sautions des pages entières de Télémaque, comme contraires aux bonnes mœurs, et il prenait soin de me prémunir contre toute sympathie pour l'amoureuse Calypso, m'avertissant que je rencontrerais dans le monde une foule de femmes dangereuses qui lui ressemblent. Cette Calypso, il la détestait; cette Calypso, bien que déesse, c'était sa bête noire. Quant aux auteurs latins, nous n'avions garde de les lire 25 ailleurs que dans les textes expurgés par le jésuite Jouvency; encore enjambions-nous bien des passages que ce pudiqué jésuite avait crus sans danger. De là l'épouvantable idée que j'étais porté à me faire d'une foule de choses; de là aussi l'épouvantable frayeur que j'avais de laisser voir à M. Ratin mes plus innocentes pensées, si seulement elles avaient quelque teinte amoureuse, quelque lointain rapport avec Calypso, sa bête noire.

Au surplus, M. Ratin, tout farci de latinité et d'ancienne Rome, mais bon homme au demeurant, était plus harangueur que sévère. A propos d'un pâté d'encre, il citait Sénèque; à propos d'une espièglerie, il me proposait Caton d'Utique pour exemple; mais une chose qu'il ne pardonnait pas, c'était le fou rire.26 Cet homme voyait dans le fou rire les choses les plus singulières, l'esprit du siècle, l'immoralité précoce, le signe certain d'un avenir déplorable. Sur ce point il pérorait avec passion, interminablement. J'attribue ceci à une verrue qu'il avait sur le nez.

Cette verrue était de la grosseur d'un pois chiche et surmontée d'une petite houppe de poils très-délicats, très-hygrométriques

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