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aussi: car j'avais remarqué que, selon l'état de l'atmosphère, ils étaient plus roides ou plus bouclés. Il m'arrivait souvent, durant mes leçons, de la considérer le plus naïvement du monde, comme un objet curieux, sans aucune idée de moquerie ; j'étais, dans ces cas-là, brusquement interpellé, et tancé vertement sur ma distraction.2 D'autres fois, plus rarement, une mouche voulait obstinément s'y poser, malgré l'impatiente colère de mon maître, qui pressait alors l'explication, afin que, attentif au texte, je ne m'aperçusse point de cette lutte singulière. Mais cela même m'avertissait qu'il se passait quelque chose, en sorte qu'une curiosité irrésistible me faisait lever furtivement les yeux sur son visage. Selon ce que j'avais vu, le fou rire commençait à me prendre, et, pour peu que la mouche insistât, il devenait irrésistible aussi. C'est alors que M. Ratin, sans paraître concevoir le moins du monde la cause d'un pareil scandale, tonnait contre le fou rire en général, et m'en démontrait les épouvantables conséquences.

Le fou rire est néanmoins une des douces choses que je connaisse. C'est fruit défendu, partant exquis. Les harangues de mon maître ne m'en ont pas tant guéri que l'âge. Pour fou rire avec délices, il faut être écolier, et, si possible, avoir un maître qui ait sur le nez une verrue et trois poils follets:

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Réfléchissant depuis à cette verrue, je me suis imaginé que tous les gens susceptibles ont ainsi quelque infirmité physique ou morale, quelque verrue occulte ou visible, qui les prédispose à se croire moqués de leur prochain. Ne riez pas devant ces gens-là: c'est rire d'eux; ne parlez pas de loupe ni de bourgeon: 29 c'est faire des allusions; jamais de Cicéron, de Scipion Nasica: vous auriez une affaire.

C'était le temps des hannetons. Ils m'avaient bien diverti autrefois, mais je commençais à n'y prendre plus de plais'r Comme on vieillit!

Toutefois, pendant que, seul dans ma chambre, je faisais mes devoirs avec un mortel ennui, je ne dédaignais pas la compagnie de quelqu'un de ces animaux. A la vérité, il ne s'agissait plus de l'attacher à un fil pour le faire voler, ni de l'atteler à un petit chariot: j'étais déjà trop avancé en âge pour m'abandonner à ces puériles récréations; mais penseriez-vous que ce soit là tout ce qu'on peut faire d'un hanneton? Erreur grande; entre ces jeux enfantins et les études sérieuses du naturaliste, il y a une multi tude de degrés à parcourir.

J'en tenais un sous un verre renversé. L'animal grimpait péniblement les parois pour retomber bientôt, et recommencer sans cesse et sans fin. Quelquefois il retombait sur le dos; c'est, vous le savez, pour un hanneton un très-grand malheur. Avant de lui porter secours, je contemplais sa longanimité à promener lentement ses six bras par l'espace, dans l'espoir toujours déçu de s'accrocher à un corps qui n'y est pas. "C'est vrai que les hannetons sont bêtes!" me disais-je.

Le plus souvent, je le tirais d'affaire en lui présentant le bout de ma plume, et c'est ce qui me conduisit à la plus grande, à la plus heureuse découverte, de telle sorte qu'on pourrait dire avec Berquin 30 qu'une bonne action ne reste jamais sans récompensé. Mon hanneton s'était accroché aux barbes de la plume, et je l'y laissais reprendre ses sens pendant que j'écrivais une ligne, plus attentif à ses faits et gestes qu'à ceux de Jules César, qu'en ce moment je traduisais. S'envolerait-il, ou descendrait-il le long de la plume? A quoi tiennent pourtant les choses! S'il avait pris le premier parti, c'était fait de ma découverte; je ne l'entrevoyais même pas.81 Bien heureusement il se mit à descendre. Quand je le vis qui approchait de l'encre, j'eus des avant-coureurs, j'eus des pressentiments qu'il allait se passer de grandes choses. Ainsi Colomb, sans voir la côte, pressentait son Amérique. Voici en effet le hanneton qui, parvenu à l'extrémité du bec, trempe sa tarière dans l'encre. Vite un feuillet blanc .. c'est l'instant de la plus grande attente!

La tarière arrive sur le papier, dépose l'encre sur sa trace, et voici d'admirables dessins. Quelquefois le hanneton, soit génie, soit que le vitriol inquiète ses organes, relève sa tarière et l'abaisse tout en cheminant; il en résulte une série de points, un travail d'une délicatesse merveilleuse. D'autres fois, changeant d'idée, il se détourne, puis changeant d'idée encore, il revient: c'est une S!... A cette vue, un trait de lumière m'éblouit.

Je dépose l'étonnant animal sur la première page de mon cahier, la tarière bien pourvue d'encre; puis armé d'un brin de paille pour diriger les travaux et barrer les passages, je le force à se promener de telle façon qu'il écrive lui-même mon nom! II fallut deux heures; mais quel chef-d'œuvre!

La plus belle conquête 2 que l'homme ait jamais faite, dit Buffon, c'est . . . c'est bien certainement le hanneton !

Pour diriger cette opération, je m'étais approché du jour. Nous achevions la dernière lettre, lorsqu'une voix appela doucement: "Mon ami!"

Je regardai aussitôt dans la rue. Il n'y avait personne.

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Je compris que ces paroles, sorties du soupirail, m'étaient adressées par le scélérat dont l'affreux sourire m'avait tant bouleversé. Je reculai jusque dans le fond de ma chambre.

"N'aie pas peur, continua la voix, c'est un brave homme qui te parle...

Coquin! lui criai-je, si vous continuez à me parler, je vais avertir le factionnaire là-bas !"

Il se tut un moment.

"En passant l'autre jour dans la rue, reprit-il, je vis votre figure, et je vous attribuai un cœur capable de plaindre une victime infortunée de l'injustice des hommes

...

Taisez-vous! lui criai-je encore, scélérat qui avez tué un vieillard, un enfant! ...

Mais vous êtes, je le vois, aveuglé comme les autres. Bien jeune, pourtant, pour déjà croire au mal."

33

Il se tut à l'ouïe d'une personne qui passait 33 dans la rue C'était un monsieur vêtu de noir. J'ai su depuis que c'était un employé aux pompes funèbres.

Lorsque cet homme se fut éloigné:

"Voilà, dit-il, le respectable aumônier de la prison. Celui-là sait, Dieu merci, que mon cœur est pur et mon âme sans tache!" Il se tut encore. Cette fois c'était un gendarme. J'hésitai à l'appeler pour lui redire les paroles du prisonnier: mais ces paroles mêmes avaient déjà assez agi sur ma crédulité pour que je comprimasse ce mouvement. Il me semblait d'ailleurs qu'il y eût eu quelque trahison à le faire, puisque le prisonnier s'était fié à la candeur de mon visage. C'eût été démentir un éloge qui flattait mon amour-propre. J'ai dit plus haut que le bourgeon s'alimente de tout; il n'est main si vile qui ne puisse encore le chatouiller agréablement.

Après cet entretien, qui m'avait attiré vers la fenêtre, le prisonnier continuant à se taire, je retournai à mon hanneton.

Je suis certain que je dus pâlir. Le mal était grand, irréparable! Je commençai par saisir celui qui en était l'auteur, et je le jetai par la fenêtre. Après quoi, j'examinai avec terreur l'état désespéré des choses.

On voyait une longue trace noire qui, partie du chapitre IV de Bello Gallico, allait droit vers la marge de gauche; là, l'animal, trouvant la tranche trop roide pour descendre, avait rebroussé vers la marge de droite; puis, étant remonté vers le nord, il s'était décidé à passer du livre sur le rebord de l'encrier, d'où, par une pente douce et polie, il avait glissé dans l'abîme, dans la géhenne, dans l'encre, pour son malheur et pour le mien!

Là, le hanneton, ayant malheureusement compris qu'il se four voyait, avait résolu de rebrousser chemin; et, en deuil de la tête aux pieds, il était sorti de l'encre pour retourner au chapitre IV de Bello Gallico, où je le retrouvai qui n'y comprenait rien.

C'étaient des pâtés monstrueux, des lacs, des rivières, et toute une suite de catastrophes sans délicatesse, sans génie. . un spectacle noir et affreux!!

84

Or, ce livre, c'était l'elzévir de mon maître, elzévir in-quarto, elzévir rare, coûteux, introuvable, et commis à ma responsabilité avec les plus graves recommandations. Il est évident que j'étais perdu.

J'absorbai l'encre avec du papier brouillard, je fis sécher le feuillet; après quoi je me mis à réfléchir sur ma situation.

J'éprouvais plus d'angoisse que de remords. Ce qui m'effrayait le plus, c'était d'avoir à avouer le hanneton. De quel œil terrible mon maître ne considérerait-il pas cet honteuse manière de perdre mon temps, à cet âge de raison où il disait que j'étais maintenant parvenu, et de le perdre en puérilités dangereuses, et très-probablement immorales ! Cela me faisait frémir.

Satan, dont je ne me défiais point pour l'heure, se mit à m'of frir des calmants. Satan est toujours là à l'heure de la tentation, Il me présentait un tout petit mensonge. Durant mon absence, cet infâme chat de la voisine serait 35 entré dans la chambre, et aurait renversé l'encrier sur le chapitre Iv de Bello Gallico. Comme je ne devais point sortir entre mes leçons, j'aurais motivé mon absence sur la nécessité d'aller acheter une plume. Comme les plumes étaient dans une armoire à ma portée, j'aurais avoué avoir perdu la clef hier au bain. Comme je n'avais pas eu la permission hier d'aller au bain, et que je n'y avais réellement pas été, j'aurais supposé y avoir été sans permission, et avoué cette faute, ce qui aurait jeté sur tout l'artifice beaucoup de vraisemblance, et en même temps diminué mes remords, puisque je m'accusais généreusement d'une faute, ce qui à mes yeux m'absolvait presque

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Ce chef-d'œuvre de combinaison était tout prêt, lorsque j'entendis le pas de M. Ratin, qui montait l'escalier!

Dans mon trouble, je fermai le livre, je le rouvris, je le fermai encore pour le rouvrir précipitamment, sur 3€ ce motif que le pâté

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