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maison bien bâtie, des plantations considérables, et un grand nombre d'esclaves occupés à toutes sortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d'eux, une pipe à la bouche, et un rotin à la main. C'était un grand homme sec, olivâtre, aux yeux enfoncés,10 et aux sourcils noirs et joints. Virginie, tout émue, tenant Paul par le bras, s'approcha de l'habitant, et le pria, pour l'amour de Dieu, de pardonner à son esclave, qui était à quelques pas de là derrière eux. D'abord, l'habitant ne fit pas grand compte 11 de ces deux enfants pauvrement vêtus; mais quand il eût remarqué la taille élégante de Virginie, sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu'il eût entendu le doux son de sa voix, qui tremblait, ainsi que tout son corps, en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, et, levant son rotin vers le ciel, il jura, par un affreux serment, qu'il pardonnait à son esclave, non pas pour l'amour de Dieu, mais pour l'amour d'elle. Virginie aussitôt fit signe à l'esclave de s'avancer vers son maître; puis elle s'enfuit, et Paul courut après elle.

Ils remontèrent ensemble le revers du morne par où ils étaient descendus; et, parvenus au sommet, ils s'assirent sous un arbre accablés de lassitude, de faim et de soif. Ils avaient fait à jeun plus de cinq lieues 12 depuis le lever du soleil. Paul dit à Virginie: Ma sœur, il est plus de midi; tu as faim et soif, nous ne trouverons point ici à dîner; redescendons le morne, et allons demander à manger au maître de l'esclave. Oh! non, mon ami, reprit Virginie, il m'a fait trop de peur. Souviens-toi de ce que

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dit quelquefois maman: Le pain du méchant remplit la bouche de gravier. Comment ferons-nous done? dit Paul; ces arbres

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ne produisent que de mauvais fruits; il n'y a pas seulement ici un tamarin ou un citron pour te rafraîchir.

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Dieu aura pitié de nous, reprit Virginie; il exauce la voix 13 des petits oiseaux qui lui demandent de la nourriture. A peine avait-elle dit ces mots, qu'ils entendirent le bruit d'une source qui tombait d'un rocher voisin. Ils y coururent; et, après s'être désaltérés avec ses eaux plus claires que le cristal, ils cueillirent et mangèrem

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un peu de cresson qui croissait sur ses bords. Comme ils regar. daient de côté et d'autre 14 s'ils ne trouveraient pas quelque nourriture plus solide, Virginie aperçut, parmi les arbres de la forêt, un jeune palmiste. Le chou, que la cime de cet arbre renferme au milieu de ses feuilles, est un fort bon manger, mais, quoique sa tige ne fût pas plus grosse que la jambe, elle avait plus de soixante pieds de hauteur. A la vérité, le bois de cet arbre n'est formé que d'un paquet de filaments; mais son aubier1 est si dur qu'il fait rebrousser 16 les meilleures haches, et Paul n'avait pas même un couteau. L'idée lui vint de mettre le feu 17 au pied de ce palmiste. Autre embarras: il n'avait point de briquet, et d'ailleurs, dans cette île si couverte de rochers, je ne crois pas qu'on puisse trouver une seule pierre à fusil. La nécessité donne de l'industrie,18 et souvent les inventions les plus utiles ont été dues aux hommes les plus misérables.19 Paul résolut d'allumer du feu à la manière des noirs. Avec l'angle d'une pierre il fit un petit trou sur une brauche d'arbre bien sèche, qu'il assujettit sous ses pieds; 20 puis, avec le tranchant de cette pierre, il fit une pointe à un autre morceau de branche également sèche, mais d'une espèce de bois différent. Il posa ensuite ce morceau de bois pointu dans le petit trou de la branche qui était sous ses pieds; et, le faisant rouler rapidement entre ses mains, comme on roule un moulinet 21 dont on veut faire mousser du chocolat, en peu de moments il vit sortir, du point de contact, de la fumée et des étincelles. Il ramassa des herbes sèches et d'autres branches d'arbres, et mit le feu au pied du palmiste, qui, bientôt après, tomba avec un grand fracas. Le feu lui servit encore à dépouiller le chou de l'enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et piquantes. Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue, et l'autre cuite sous la cendre; et ils les trouvèrent également savoureuses. Ils firent ce repas frugal, remplis de joie par le souvenir de la bonne action qu'ils avaient faite le matin; mais cette joie était troublée par l'inquiétude où ils se doutaient bien 22 que leur longue absence de la maison jetterait leurs mères.

Virginie revenait souvent sur cet objet.23 Cependant Paul, qui sentait ses forces rétablies, l'assura qu'ils ne tarderaient pas tranquilliser 24 leurs parents.

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Après dîner, ils se trouvèrent bien embarrassés ; car ils n'avaient plus de guide pour les reconduire chez eux. Paul, qui ne s'étonnait de rien,26 dit à Virginie: Notre case est vers le soleil du milieu du jour; il faut que nous passions, comme ce matin, par-dessus cette montagne que tu vois là-bas avec ses trois pitons. Allons, marchons, mon amie. Ils descendirent donc le morne de la Rivière-Noire du côté du nord, et arrivèrent, après une heure de marche, sur les bords d'une large rivière qui barrait leur chemin. Cette grande partie de l'île, toute couverte de forêts, est si peu connue, même aujourd'hui, que plusieurs de ses rivières et de ses montagnes n'y ont pas encore de nom. La rivière, sur le bord de laquelle ils étaient, coule en bouillonnant sur un lit de roches. Le bruit de ses eaux effraya Virginie; elle n'osa y mettre les pieds pour le passer à gué. Paul alors prit Virginie sur son dos, et passa, ainsi chargé, sur les roches glissantes de la rivière, malgré le tumulte de ses eaux. - N'aie pas peur, lui disait-il; je me sens bien fort avec toi. Si l'habitant de la Rivière-Noire t'avait refusé la grâce de son esclave, je me serais battu avec lui.- Comment, dit Virginie, avec cet homme si grand et si méchant? A quoi t'ai-je exposé! Mon Dieu, qu'il est difficile de faire le bien ! il n'y a que le mal de facile à faire. Quand Paul fut sur le rivage, il voulut continuer sa route, chargé de sa sœur, et il se flattait 28 de monter ainsi la montagne, qu'il voyait devant lui à une demi-lieue de là; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il fut obligé de la mettre à terre et de se reposer auprès d'elle. Virginie lui dit alors: Mon frère, le jour baisse ; 29 tu as encore des forces, et les miennes me manquent, laisse-moi ici, et retourne seul à notre case, pour tranquilliser nos mères.-Oh! non, dit Paul, je ne te quitterai pas. Si la nuit nous surprend dans ces bois, j'allumerai du feu, j'abattrai un palmiste; tu en mangeras le chou, et je ferai avec ses feuilles

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un ajoupa pour te mettre à l'abri. Cependant Virginie, s'étant un peu reposée, cueillit sur le tronc d'un vieux arbre, penché sur le bord de la rivière, de longues feuilles de scolopendre qui pendaient de son tronc. Elle se fit des espèces de brodequins, dont elle s'entoura les pieds, que les pierres des chemins avaient mis en sang; car, dans l'empressement d'être utile, elle avait oublié de se chausser.32 Se sentant soulagée par la fraîcheur de ces feuilles, elle rompit une branche de bambou, et se mit en marche, en s'appuyant d'une main sur ce roseau, et de l'autre sur son frère.

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Ils cheminaient ainsi doucement 34 à travers les bois; mais la hauteur des arbres et l'épaisseur de leurs feuillages leur firent bientôt perdre de vue la montagne sur laquelle ils se dirigeaient, et même le soleil, qui était déjà près de se coucher. Au bout de quelque temps, ils quittèrent, sans s'en apercevoir, le sentier frayé dans lequel ils avaient marché jusqu'alors, et ils se trouvèrent dans un labyrinthe d'arbres, de lianes et de roches, qui n'avait plus d'issue. Paul fit asseoir Virginie, et ce mit à courir ça e là, tout hors de lui, pour chercher un chemin hors de ce fourré épais; mais il se fatigua en vain. Il monta au haut d'un grand arbre, pour découvrir au moins la montagne; mais il n'aperçut autour de lui que les cimes des arbres, dont quelquesunes étaient éclairées par les derniers rayons du soleil couchant. Cependant l'ombre des montagnes couvrait déjà les forêts dans les vallées; le vent se calmait, comme il arrive au coucher du soleil; un profond silence régnait dans ces solitudes, et on n'y entendait d'autre bruit que le bramement des cerfs, qui venaient chercher leurs gîtes dans ces lieux écartés. Paul, dans l'espoir que quelque chasseur pourrait l'entendre, cria alors de toute sa force: Venez, venez au secours de Virginie! - Mais les seuls échos de la forêt répondirent à sa voix, et répétèrent à plusieurs reprises: 38 Virginie!... Virginie!

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Paul descendit alors de l'arbre, accablé de fatigue et de chagrin: il chercha les moyens de passer la nuit dans ce lieu; mais

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il n'y avait ni fontaine, ni palmiste, ni même de branches de bois sec propres à allumer du feu. Il sentit alors, par son expérience, toute la faiblesse de ses ressources, et il se mit à pleurer. Virginie lui dit : Ne pleure point, mon ami, si tu ne veux m'accabler de chagrin. C'est moi qui suis la cause de toutes tes peines, et de celles qu'éprouvent maintenant nos mères. Il ne faut rien faire, pas même le bien, sans consulter ses parents. Oh! j'ai été bien imprudente! Et elle se prit à verser des larmes. Cependant elle dit à Paul: Prions Dieu, mon frère, et il aura pitié de nous. - A peine avaient-ils achevé leur prière, qu'ils entendirent un chien aboyer. C'est, dit Paul, le chien de quelque chasseur qui vient le soir tuer des cerfs à l'affût.41 Peu après, les aboiements du chien redoublèrent. Il me semble, dit Virginie, que c'est Fidèle, le chien de notre case. Oui, je reconnais sa voix : serions-nous si près d'arriver,42 et au pied de notre montagne? - En effet, un moment après, Fidèle était à leurs pieds, aboyant, hurlant, gémissant, et les accablant de caresses. Comme ils ne pouvaient revenir de 3 leur surprise, ils aperçurent Domingue 44 qui accourait à eux. A l'arrivée de ce bon noir, qui pleurait de joie, ils se mirent aussi à pleurer, sans pouvoir lui dire un mot. Quand Domingue eut repris ses sens: O mes jeunes maîtres, leur dit-il, que vos mères ont d'inquiétude! comme elles ont été étonnées 46 quand elles ne vous ont plus retrouvés au retour de la messe, où je les accompagnais ! Marie, qui travaillait dans un coin de l'habitation, n'a su nous dire où vous étiez allés. J'allais, je venais autour de l'habitation," ne sachant moi-même de quel côté vous chercher. Enfin, j'ai pris vos vieux habits à l'un et à l'autre, je les ai fait flairer à Fidèle; et, sur-le-champ, comme si ce pauvre animal m'eût entendu, il s'est mis à quêter sur vos pas. Il m'a conduit, toujours en remuant la queue, jusqu'à la Rivière-Noire. C'est là où j'ai appris d'un habitant que vous lui aviez ramené une négresse marronne, et qu'il vous avait accordé sa grâce. Mais, quelle grâce! il me l'a montrée attachée, avec une chaîne au pied, à un

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