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moment où vous allez entrer dans l'église, vous vous sentez tirer par la manche: c'est l'obligeante vieille que vous avez oubliée, ingrat, et qui vous a suivi. Pourboire.

Vous voilà dans l'église ; vous contemplez, vous admirez, vous vous récriez.

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Pourquoi ce rideau vert sur ce tableau ?

Parce que c'est le plus beau de l'église, dit le bedeau.

Bon, reprenez-vous, ici on cache les beaux tableaux; ailleurs on les montrerait. De qui est ce tableau ?

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Le bedeau vous quitte et revient quelques minutes après avec un individu fort grave et fort triste. C'est le custode. Ce brave homme presse un ressort, le rideau s'ouvre, vous voyez le tableau. Le tableau vu, le rideau se referme, et le custode vous fait un salut significatif. Pourboire.

En continuant votre promenade dans l'église, toujours remorqué par le bedeau, vous arrivez à la grille du chœur, qui est parfaitement verrouillée, et devant laquelle se tient debout un magnifique personnage splendidement harnaché: c'est le suisse, qui a été prévenu de votre passage et qui vous attend. Le chœur est au suisse. Vous en faites le tour. Au moment où vous sortez, votre cicérone empanaché et galonné vous salue majestueusement. Pourboire.

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Le suisse vous rend au bedeau. Vous passez devant la sacristie. O miracle! elle est ouverte. Vous y entrez. Il y a un sacristain. Le bedeau s'éloigne avec dignité, car il convient de laisser au sacristain sa proie. Le sacristain s'empare de vous, vous montre les ciboires, les chasubles, les vitraux que vous verriez fort bien sans lui, les mitres de l'évêque, et, sous une vitre, dans une boîte garnie de satin blanc fané, quelque squelette de saint habillé en troubadour. La sacristie est vue, reste le sacris

tain.11

Pourboire.

Le bedeau vous reprend.

Voici l'escalier des tours.

La vue

du haut du grand clocher doit être belle, vous voulez y monter Le bedeau pousse silencieusement la porte; vous escaladez une trentaine de marches. Puis le passage vous est barré brusquement. C'est une porte fermée. Vous vous retournez. Vous êtes seul; le bedeau n'est plus là. Vous frappez. Une face apparaît à un judas.12 C'est le sonneur. Il ouvre, et il vous dit: "Montez, monsieur." Pourboire.

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Vous montez, le sonneur ne vous suit pas; tant mieux, pensezvous; vous respirez, vous jouissez d'être seul, vous parvenez ainsi gaîment à la haute plate-forme de la tour. Là, vous regardez, vous allez et venez, le ciel est bleu, le paysage est superbe, l'horizon est immense. Tout à coup vous vous apercevez que depuis quelques instants un être importun vous suit et vous coudoie, et vous bourdonne aux oreilles des choses obscures. Ceci est l'explicateur juré et privilégié, chargé de commenter aux étrangers les magnificences du clocher, de l'église et du paysage. Cette homme-là est d'ordinaire un bègue. Quelquefois il est bègue et sourd. Vous ne l'écoutez pas, vous le laissez baragouiner tout à son aise,13 et vous l'oubliez en contemplant l'énorme croupe 1 de l'église d'où les arcs-boutants sortent comme des côtes disséquées, les mille détails de la flèche de pierre, les toits, les rues, les pignons, les routes qui s'enfuient dans tous les sens comme les rayons d'une roue dont l'horizon est la jante, et dont la ville est le moyeu, les plaines, les arbres, les rivières, les collines. Quand vous avez bien tout vu, vous songez à redescendre, vous vous dirigez vers la tourelle de l'escalier; l'homme se dresse devant vous. Pourboire. "C'est fort bien, monsieur vous dit-il en empochant; maintenant voulez-vous me donner pour moi? Comment! et ce que je viens de vous donner? C'est pour la fabrique,15 monsieur, à laquelle je dois deux francs par personne; mais à présent, monsieur comprend bien qu'il me faut quelque petite chose pour moi." Pourboire.

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Vous redescendez. Tout à coup une trappe s'ouvre à côté de

vous.

C'est la cage des cloches. Il faut bien voir les cloches de

ce beau clocher. Un jeune gaillard vous les montre et vous les nomme. Pourboire. Au bas du clocher vous retrouvez le bedeau, qui vous a attendu patiemment et qui vous reconduit avec respec. jusqu'au seuil de l'église. Pourboire.

Vous rentrez à votre hôtel, et vous vous gardez bien de demander 16 votre chemin à quelque passant, car le pourboire saisirait cette occasion. A peine avez-vous mis le pied dans l'auberge, que vous voyez venir à vous d'un air amical une figure qui vous est tout à fait inconnue. C'est l'estafier qui vous rapporte votre passe-port. Pourboire. Vous dînez, l'heure du départ arrive, le domestique vous apporte la carte à payer.17 Pourboire. Un garçon d'écurie porte votre bagage à la diligence. Pourboire. Un facteur le hisse sur l'impériale. Pourboire. Vous montez en voiture, on part, la nuit tombe; vous recommencerez demain.

Récapitulons: Pourboire au conducteur, pourboire au postillon, pourboire au débâcheur, pourboire au brouetteur, pourboire à l'homme qui n'est pas de l'hôtel, pourboire à la vieille femme, pourboire à Rubens, pourboire au suisse, pourboire au sacristain, pourboire au sonneur, pourboire au baragouineur, pourboire à la fabrique, pourboire au sous-sonneur, pourboire au bedeau, pourboire à l'estafier, pourboire aux domestiques, pourboire au garçon d'écurie, pourboire au facteur: voilà dixhuit pourboires dans une journée. Otez l'église, qui est fort chère, il en reste neuf. Maintenant calculez tous ces pourboires d'après un minimum de cinquante centimes et un maximum de deux francs, qui est quelquefois obligatoire, et vous aurez une somme assez inquiétante. N'oubliez pas que tout pourboire doit être une pièce d'argent. Les sous et la monnaie de cuivre sont copeaux et balayures 18 que le dernier goujat regarde avec un inexprimable dédain.

Pour ces peuples ingénieux, le voyageur n'est qu'un sac d'écus qu'il s'agit de désenfler 19 le plus vite possible. Chacun s'y acharne de son côté.2 20 Le gouvernement lui-même s'en mêle

quelquefois; il vous prend votre malle et votre portemanteau, les charge sur ses épaules et vous tend la main. Dans les grandes villes, les porteurs de bagages redoivent au trésor royal douze sous et deux liards par voyageur. Je n'étais pas depuis un quart d'heure à Aix-la-Chapelle, que j'avais déjà donné pourboire au roi de Prusse.

VICTOR HUGO (b. 1802).

XXVIII. LA JEUNE SIBÉRIENNE.

VERS la fin du règne de Paul Ier, une jeune fille, Prascovie Lopouloff, partit à pied de la Sibérie, pour venir à Saint-Pétersbourg demander la grâce de son père. Parmi les situations pénibles de son voyage, il en est une 1 qui mérite d'être connue pour sa singularité. Elle marchait un soir le long2 des maisons d'un village, pour chercher un logement, lorsqu'un paysan, qui venait de lui refuser très-durement l'hospitalité, la suivit et la rappela. C'était un homme âgé, de très-mauvaise mine. Prascovie hésita si elle accepterait son offre, et se laissa cependant conduire chez lui, craignant3 de ne pas obtenir un autre gîte. Elle ne trouva dans l'isba* qu'un femme âgée, et dont l'aspect était encore plus sinistre que celui de son conducteur. Се dernier ferma soigneusement la porte, et poussa les guichets des fenêtres. En la recevant dans leur maison, ces deux personnes lui firent peu d'accueil: elles avaient un air si étrange, que Prascovie éprouvait une certaine crainte, et se repentait de s'être arrêtée chez elles. On la fit asseoir. L'isba n'était éclairée que par des esquilles de sapin enflammées, plantées dans un trou de la muraille, et qu'on remplaçait lorsqu'elles étaient consumées. A la clarté lugubre de cette flamme, lorsqu'elle se hasardait à lever yeux, elle voyait ceux de ces hôtes fixés sur elle. Enfin, après quelques minutes de silence:

les

"D'où venez-vous? lui demanda la vieille.

- Je viens d'Ichim, et je vais à Saint-Pétersbourg.

Oh! oh! vous avez donc beaucoup d'argent pour entre prendre un si grand voyage?

Il ne me reste que quatre-vingts copecs en cuivre, répondit la voyageuse intimidée.

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Tu mens! s'écria la vieille; oui, tu mens! On ne se met pas en route, pour aller si loin, avec si peu d'argent!" La jeune fille avait beau protester que c'était là tout son avoir, on ne la croyait pas. La femme ricanait avec son mari. "De Tobolsk à Pétersbourg avec quatre-vingts copecs, disait-elle. C'est probable, vraiment !" La malheureuse fille, outragée et tremblante, retenait ses larmes et priait Dieu tout bas de la secourir. On lui donna cependant quelques pommes de terre, et, dès qu'elle les eut mangées, son hôtesse lui conseilla de s'aller coucher. Prascovie, qui commençait fortement à soupçonner ses hôtes d'être des voleurs, aurait volontiers donné le reste de son argent pour être délivrée de leurs mains. Elle se déshabilla en partie avant de monter sur le poêle où elle devait passer la nuit, laissant en bas, à leur portée, ses poches et son sac, afin de leur donner la facilité de compter son argent et pour s'épargner la honte d'être fouillée.

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Dès qu'ils la crurent endormie, ils commencèrent leurs recherches. Prascovie écoutait avec anxiété leur conversation. "Elle a encore de l'argent sur elle, disaient-ils; elle a sûrement des assignations.10 - J'ai vu, ajouta la vieille, un cordon passé à son cou, auquel pend un petit sac; c'est là où est l'argent." C'était un petit sac de toile cirée, contenant son passe-port qu'elle ne quittait jamais. Ils se mirent à "1 parler plus bas, et les mots qu'elle entendait de temps en temps n'étaient pas faits 12 pour la rassurer. "Personne ne l'a vue entrer chez nous, disaient les misérables, on ne se doute pas même qu'elle soit dans le village." Ils parlèrent encore plus bas. Après quelques instants de silence. et lorsque son imagination lui peignait 18 les plus grands malheurs, la jeune fille vit tout à coup paraître auprès d'elle la tête de l'horrible vieille qui grimpait sur le poêle. Tout son sang se glaça dans ses veines. Elle la conjura de lui laisser la vie

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