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Seulement, prenez garde au tabouret, il n'a que trois pieds, et que la bonne volonté tienne lieu du quatrième.

faut

Il me semble que c'est une richesse qui ne manque point ici? ai-je fait observer.19

La bonne volonté! a répété Chaufour; c'est tout ce que m'a laissé ma mère, et j'estime qu'aucun fils n'a reçu un meilleur héritage. Aussi, à la batterie, ils m'appelaient.Monsieur Con

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Dans le troisième d'artillerie pendant la République, et plus tard dans la garde, pendant tout le tremblement.20 J'étais à Jemmapes et à Waterloo, comme qui dirait au baptême et à l'enterrement de notre gloire!

Je le regardai avec étonnement.

- Et quel âge aviez-vous donc à Jemmapes? demandai-je. Mais quelque chose comme quinze ans, dit-il.

Et vous avez eu l'idée de servir si jeune?

C'est-à-dire que je n'y songeais pas. Je travaillais alors dans la bimbeloterie, sans penser que la France pût me demander autre chose que de lui fabriquer des damiers, des volants et des bilboquets. Mais j'avais à Vincennes un vieil oncle que j'allais voir, de loin en loin; un ancien de Fontenoy, arrangé dans mon genre, mais un savant qui en eût remontré à des maréchaux.21 Malheureusement, dans ce temps-là, il paraît que les gens de rien n'arrivaient pas à la vapeur.22 Mon oncle, qui avait servi de manière à être nommé prince sous l'autre,23 était alors retraité comme simple sous-lieutenant. Mais fallait le voir 24 avec son uniforme, sa croix de Saint-Louis,25 sa jambe de bois, ses moustaches blanches et sa belle figure!... On eût dit un portrait de ces vieux héros en cheveux poudrés qui sont à Versailles!

Toutes les fois que je le visitais, il me disait des choses qui me restaient dans l'esprit. Mais un jour je le trouvai tout sérieux.

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Jérôme, me dit-il, sais-tu ce qui se passe à la frontière?

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Non, lieutenant, que je lui réponds.26

- Eh bien, qu'il reprend, la patrie est en péril!

Je ne comprenais pas bien, et cependant ça me fit quelque chose.27

-Tu n'as peut-être jamais pensé à ce qu'est la patrie, repritil, en me posant une main sur l'épaule ; c'est tout ce qui t'entoure, tout ce qui t'a élevé et nourri, tout ce que tu as aimé ! Cette campagne que tu vois, ces maisons, ces arbres, ces jeunes filles qui passent là en riant, c'est la patrie! Les lois qui te protégent, le pain qui paie ton travail, les paroles que tu échanges, la joie et la tristesse qui te viennent des hommes et des choses parmi lesquels tu vis, c'est la patrie! La petite chambre où tu as vu autrefois ta mère, les souvenirs qu'elle t'a laissés, la terre où elle repose, c'est la patrie! tu la vois, tu la respires partout! Figuretoi, mon fils, tes droits et tes devoirs, tes affections et tes besoins, tes souvenirs et ta reconnaissance, réunis tout ça sous un seul nom, et ce nom-là sera la patrie!

J'étais tremblant d'émotion, avec de grosses larmes dans les yeux.

Ah! j'entends, m'écriai-je; c'est la famille en grand, c'est le morceau de monde où Dieu a attaché notre corps et notre âme.

Juste, Jérôme, continua le vieux soldat; aussi tu comprends, n'est-ce pas, ce que nous lui devons.

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Parbleu! que je repris, nous lui devons tout ce que nous sommes; c'est une affaire de cœur.

Et de probité, mon enfant, qu'il acheva; le membre d'une famille qui n'y apporte pas sa part de services, de bonheur, manque à ses devoirs et est un mauvais parent; l'associé qui n'enrichit pas la communauté de toutes ses forces, de tout son courage, de toutes ses bonnes intentions, la fraude de ce qui lui appartient et est un malhonnête homme; de même celui qui jouit des avantages d'avoir une patrie sans en accepter toutes les charges, forfait à l'honneur et est un mauvais citoyen!

-Et que faut-il faire, lieutenant, pour être bon citoyen? demandai-je.

Faire pour sa patrie ce qu'on ferait pour son père et sa mère, dit-il.

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étaient, pour ainsi dire,

Fais pour ta patrie ce

Je ne répliquai rien sur le moment, j'avais le cœur gonflé et le sang qui me bonillait dans le cerveau. Mais en revenant le long du chemin, les paroles de mon oncle écrites devant mes yeux. Je répétais : que tu ferais pour ton père et pour ta mère.... Et la patrie est en péril; les étrangers l'attaquent, tandis que moi, je tourne des bilboquets!...

Cette idée-là me travailla si bien dans l'esprit toute la nuit, que le lendemain je retournai à Vincennes pour annoncer au lieutenant que je venais de m'enrôler, et que je partais 28 28 pour la frontière. Le brave homme me serra sur sa croix de SaintLouis, et je m'en allai fier comme un représentant en mission. Voilà comment, voisin, je suis devenu volontaire de la République avant d'avoir fait mes dents de sagesse.

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Tout cela était dit sans emphase avec la gaîté délibérée des hommes qui ne regardent le devoir accompli ni comme un mérite, ni comme un fardeau. Le père Chaufour s'animait en parlant, non à cause de lui, mais pour les choses mêmes. Evidemment ce qui l'occupait dans le drame de la vie, ce n'était point son rôle, c'était la pièce !

Cette espèce de désintéressement d'amour-propre 30 m'a touché. J'ai prolongé ma visite et je lui ai montré une grande confiance, afin de mériter la sienne. Au bout d'une heure, il savait ma position et mes habitudes; j'étais déjà pour lui une vieille connaissance.

Je lui ai même avoué la mauvaise humeur que la lueur de sa lampe m'avait donnée quelques instants auparavant. Il a reçu ma confidence avec cette gaîté affectueuse des cœurs bien faits qui prennent toute chose du bon côté. Il ne m'a parlé ni du besoin qui l'obligeait au travail quand je prolongeais mon som

meil, ni du dénûment du vieux soldat opposé à la mollesse du jeune commis; il s'est seulement frappé le front en s'accusant d'étourderie, et il m'a promis de garnir sa porte de bourrelets!

O grande et belle âme, chez laquelle 31 rien ne tourne en amer tume, et qui n'a de force que pour la bienveillance et le devoir! 16 Octobre. Le père Chaufour sort à l'instant 32 de ma mansarde. Il ne se passe plus un seul jour sans qu'il vienne travailler près de mon feu ou sans que j'aille m'asseoir et causer près de son établi.

Le vieil artilleur a beaucoup vu et raconte volontiers. Voyageur armé pendant vingt ans à travers l'Europe, il a fait la guerre sans haine et avec une seule idée; l'honneur du drapeau national! Ç'a été là sa superstition, si l'on veut; mais ç'a été, en même temps, sa sauve-garde.

Ce mot de FRANCE, qui retentissait alors si glorieusement dans le monde, lui a servi de talisman contre toutes les tentations. Avoir à soutenir un grand nom peut sembler un fardeau aux natures vulgaires; mais pour les forts, c'est un encouragement.

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J'ai bien eu aussi des instants, me disait-il l'autre jour, où j'aurais été porté à cousiner avec le diable. La guerre n'est pas précisément une école de vertus champêtres. A force de brûler, de démolir et de tuer, vous vous racornissez un peu à l'endroit des sentiments, et quand la baïonnette vous a fait roi, il vous vient parfois des idées d'autocrate un peu fortes en couleur.33 Mais à ces moments-là, je me rappelais la patrie dont m'avait parlé le lieutenant, et je me disais tout bas le mot connu: Toujours Français! On en a ri depuis! Des gens qui feraient de la mort de leur mère un calembour, ont tourné la chose en ridicule, comme si le nom de la patrie n'était pas aussi une noblesse qui obligeait ! Pour mon compte, je n'oublierai jamais de combien de sottises ce titre de Français m'a préservé. Quand la fatigue prenait le dessus,35 que je me trouvais en arrière du drapeau, et que les coups de fusil pétillaient à l'avant-garde, j'entendais bien parfois une voix qui me disait à l'oreille:- Laisse les autres se

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débrouiller,36 et pour aujourd'hui ménage ta peau! Mais ce mot Français! grondait alors en moi, et je courais au secours de la brigade. D'autres fois, quand la faim, le froid, les blessures m'avaient agacé les nerfs, et que j'arrivais chez quelque meinherr maussade, il me prenait bien une démangeaison d'éreinter l'hôte et de brûler la baraque; mais je me disais tout bas: Français ! et ce nom-là ne pouvait rimer ni avec incendiaire, ni avec meurtrier. J'ai traversé ainsi les royaumes de l'est à l'ouest, et du nord au midi, toujours occupé de ne pas faire affront au drapeau. Le lieutenant, voyez-vous, m'avait appris un mot magique: LA PATRIE! Il ne s'agissait 38 pas seulement de la défendre, il fallait l'agrandir et la faire aimer.

17 Octobre. J'ai fait aujourd'hui une longue visite chez mon voisin. Un mot prononcé au hasard a amené une nouvelle confidence.

Je lui demandais si les deux membres dont il était privé avaient été perdus à la même bataille.

Non pas, non pas, m'a-t-il répondu : le canon ne m'avait pris que la jambe, ce sont les carrières de Clamart qui m'ont mangé le bras.

Et comme je lui demandais des détails!

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- C'est simple comme bonjour,40 a-t-il continué. Après la grande débâcle de Waterloo, j'étais demeuré trois mois aux ambulances pour laisser à ma jambe de bois le temps de pousser. Une fois en mesure de réemboîter le pas,11 je pris congé du major et je me dirigeai sur Paris, où j'espérais trouver quelque parent, quelque ami; mais rien, tout était parti, ou sous terre. J'aurais été moins étranger à Vienne, à Madrid, à Berlin! Cependant, pour avoir une jambe de moins à nourrir, je n'en étais pas plus à mon aise; l'appétit était revenu, et les derniers sous s'envolaient. A la vérité, j'avais rencontré mon ancien chef d'escadron, qui se rappelait que je l'avais tiré de la bagarre à Montereau en lui donnant mon cheval, et qui m'avait proposé chez lui place au feu et à la chandelle.+ 44 Je savais qu'il avait épousé, l'année

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