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d'avant, un château et pas mal 45 de fermes; de sorte que je pouvais devenir à perpétuité brosseur d'un millionnaire, ce qui n'était pas sans douceur. Restait à savoir si je n'avais rien de mieux à faire. Un soir je me mis à réfléchir.

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- Voyons, Chaufour, que je me dis, il s'agit de se conduire comme un homme. La place chez le commandant te convient; mais ne peux-tu rien faire de mieux? Tu as encore le torse en bon état et les bras solides; est-ce que tu ne dois pas toutes tes forces à la patrie, comme disait l'oncle de Vincennes? Pourquoi ne pas laisser quelque ancien plus démoli que toi prendre ses invalides 48 chez le commandant? Allons, troupier, encore quelques charges à fond 9 puisqu'il te reste du poignet! Faut pas se reposer avant le temps.

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Sur quoi j'allai remercier le chef d'escadron et offrir mes services à un ancien de la batterie qui était rentré à Clamart dans son foyer respectif, et qui avait repris la pince de carrier.

Pendant les premiers mois, je fis le métier de conscrit, c'est-àdire plus de mouvements que de besogne; mais avec de la bonne volonté on vient à bout des pierres comme de tout le reste: sans devenir, comme on dit, une tête de colonne, je pris mon rang, en serre-file, parmi les bons ouvriers, et je mangeais mon pain de bon appétit, vu que je le gagnais de bon cœur. C'est que, même sous le tuf, voyez-vous, j'avais gardé ma gloriole. L'idée que je travaillais, pour ma part, à changer les roches en maisons, me flattait intérieurement. Je me disais tout bas :

Courage, Chaufour, mon vieux, tu aides à embellir ta patrie. Et ça me soutenait le moral.50

Malheureusement, j'avais parmi mes compagnons des citoyens un peu trop sensibles aux charmes du cognac; si bien qu'un jour, l'un d'eux, qui voyait sa main gauche à droite, s'avisa de battre le briquet près d'une mine chargée: la mine prit feu sans dire gare, et nous envoya une mitraille de cailloux 51 qui tua trois hommes et emporta le bras dont il ne me reste plus que la manche.

soldat.

Ainsi, vous étiez de nouveau sans état? dis-je au vieux

- C'est-à-dire qu'il fallait en changer, reprit-il tranquillement. Le difficile était d'en trouver un qui se contentât de cinq doigts au lieu de dix; je le trouvai pourtant.

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Où cela?

Parmi les balayeurs de Paris.
Quoi! vous avez fait partie? .

De l'escouade de salubrité; un peu,52 voisin, et c'est pas mon plus mauvais temps. Le corps du balayage n'est pas si mal composé que malpropre, savez-vous! Il y a là d'anciennes actrices qui n'ont pas su faire d'économies, des marchands ruinés à la Bourse 53 ; nous avions même un professeur d'humanités 54 qui, pour un petit verre, vous récitait du latin ou des tragédies, à votre choix. Tout ça n'eût pas pu concourir pour le prix Montyon; mais la misère faisait pardonner les vices, et la gaîté consolait de la misère. J'étais aussi gueux et aussi gai, tout en tâchant de valoir un peu mieux. Même dans la fange du ruisseau, j'avais gardé mon opinion que rien ne déshonore de ce qui peut être utile au pays.

- Chaufour, que je me disais en riant tout bas, après l'épée le marteau, après le marteau le balai; tu dégringoles, mon vieux, mais tu sers toujours ta patrie.

Cependant vous avez fini par quitter votre nouvelle profession? ai-je repris.

Pour cause de réforme,56 voisin; les balayeurs ont rare ment le pied sec, et l'humidité a fini par raviver les blessures de ma bonne jambe. Je ne pouvais plus suivre l'esconade; il a fallu déposer les armes. Voilà 57 deux mois que j'ai cessé de travailler à l'assainissement de Paris.

Au premier instant, ça m'a étourdi! De mes quatre membres, il ne me restait plus que là main droite, encore avait-elle 58 perdu sa force! fallait donc lui trouver une occupation bourgeoise. Après avoir essayé un peu de tout, je suis tombé sur le carton

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nage, et me voilà fabricant d'étuis pour les pompons de la garde nationale; c'est une œuvre peu lucrative, mais à la portée de toutes les intelligences. En me levant à quatre heures et en travaillant jusqu'à huit, je gagne soixante-cinq centimes! le logement et la gamelle en prennent cinquante; reste trois sous pour les dépenses de luxe. Je suis donc plus riche que la France, puisque j'équilibre mon budget, et je continue à la servir, puisque je lui économise ses pompons.

A ces mots, le père Chaufour m'a regardé en riant, et ses grands ciseaux ont recommencé à couper le papier vert pour ses étuis.

Je suis resté attendri et tout pensif.

Encore un membre de cette phalange sacrée qui, dans le combat de la vie, marche toujours en avant pour l'exemple et le salut du monde! Chacun de ces hardis soldats a son cri de guerre: celui-ci la patrie, celui-là la famille, cet autre l'humanité; mais tous suivent le même drapeau, celui du devoir; pour tous règne la même loi divine, celle du dévouement. Aimer quelque chose plus que soi-même, là est le secret de tout ce qui est grand; savoir vivre en dehors de sa personne, là est le but de tout instinct généreux.

SOUVESTRE (1801-1854).

XXXIII. L'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE.

UN militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa tellement, que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en eus le loisir. Le voici :

"Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je trouvai le colonel au bivac. Il me reçut d'abord assez brusquement; mais après avoir lu la lettre de recommandation du général B, il changea de manières, et m'adressa quelques paroles obligeantes.

"Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à l'instant même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que je n'eus guère le temps de connaître, était un grand homme brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix 2 sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et faible, contrastait singulièrement avec sa stature presque gigantesque. On me dit qu'il devait cette voix étrange à une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille d'Iéna.

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"En apprenant que je sortais de l'école de Fontainebleau, il fit la grimace et dit: "Mon lieutenant est mort hier . . . Je compris qu'il voulait dire: "C'est vous qui devez le remplacer, et vous n'en êtes pas capable." Un mot piquant me vint sur les lèvres, mais je me contius.

"La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située à deux portées de canon de notre bivac. Elle était large et rouge comme cela est ordinaire à son lever. Mais ce soir elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant un instant la redoute se détacha en noir3 sur le disque éclatant de la lune. Elle ressemblait au cône d'un volcan au moment de l'éruption.

"Un vieux soldat, auprès duquel je me trouvais, remarqua la couleur de la lune. "Elle est bien rouge, dit-il; c'est signe qu'il en coûtera bon pour l'avoir, cette fameuse redoute!" J'ai toujours été superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout, m'affecta. Je me couchai, mais je ne pus dormir. Je me levai, et je marchai quelque temps, regardant l'immense ligne de feux qui couvrait les hauteurs au delà du village de Cheverino.

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Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait assez rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu; je m'enveloppai soigneusement dans mon manteau, et je fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour. Mais le sommeil me tint rigueur.5 Insensiblement mes pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient cette plaine. Si j'étais blessé, je

serais dans un hôpital, traité sans égards par des chirurgiens ignorants. Ce que j'avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint à la mémoire. Mon cœur battait avec violence, et machinalement je disposais comme une espèce de cuirasse le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine. La fatigue m'accablait, je m'assoupissais à chaque instant, et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait avec plus de force et me réveillait en sursaut.

"Cependant la fatigue l'avait emporté, et quand on battit la diane j'étais tout à fait endormi. Nous nous mîmes en bataille, on fit l'appel, puis on remit les armes en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer une journée tranquille.

"Vers trois heures un aide de camp arriva, apportant un ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se répandirent dans la plaine; nous les suivîmes lentement, et au bout de vingt minutes nous vîmes tous les avant-postes des Russes se replier et rentrer dans la redoute.

"Une batterie d'artillerie vint s'établir à notre droite, une autre à notre gauche, mais toutes les deux bien en avant de nous. Elles commencèrent un feu très-vif sur l'ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée.

"Notre régiment était presque à couvert du feu des Russes par un pli de terrain. Leurs boulets, rares d'ailleurs pour nous (car ils tiraient de préférence sur nos canonniers), passaient audessus de nos têtes, ou tout au plus nous envoyaient de la terre et de petites pierres.

"Aussitôt que l'ordre de marcher en avant nous eut été donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui m'obligea à passer deux ou trois fois la main sur ma jeune moustache d'un air aussi dégagé qu'il me fut possible. Au reste, je n'avais pas peur, et la seule crainte que j'éprouvasse, c'était que l'on ne s'imaginât que j'avais peur. Ces boulets inoffensifs contribuèrent encore à me maintenir dans mon calme héroïque. Mon amour

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