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VIE

DE

LOUIS RACINE.

PREMIÈRE PARTIE.

Vous qui nous remplissez de vos douces manies,
Poëtes enchanteurs, admirables génies :
Virgile, qui d'Homère appris à nous charmer,
Boileau, Corneille, et toi que je n'ose nommer,
Vos esprits n'étaient-ils qu'étincelles légères,
Que rapides clartés et vapeurs passagères ?

Que ne puis-je prétendre à votre illustre sort,

O vous dont les grands noms sont exempts de la mort!

(L. RACINE, poëme de la Religion, ch. II.)

Une vie toute vouée aux devoirs et aux affections de famille, à des travaux sans éclat, et à la pratique des humbles vertus du christianisme, n'a le privilége d'exciter ni une bien, vive curiosité, ni un intérêt puissant. Au lieu d'événements retentissants, la vie qui va nous occuper n'offre de remarquable qu'une série d'ouvrages, fruits de rares loisirs, et apparaissant de distance en distance, comme pour marquer le cours paisible et régulier du temps. Encore ces ouvrages, malgré leur mérite incontestable, ne sont-ils pas de ceux que l'admiration universelle a consacrés, en les classant parmi les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Cependant cette existence simple et modeste, qui semble se dérober dans la foule, réveille de grands souvenirs et de profondes sympathies. Le prestige attaché à un nom dont la gloire ne périra jamais, l'éclat, à la vérité, plus tempéré, mais vif encore, dont il

brille dans celui qui ne s'en est pas montré l'indigne héritier, et la triste destinée de ce nom qui va s'éteindre dans un tombeau creusé par la douleur, répandront toujours un noble et touchant intérêt sur la mémoire du fils de Racine.

Louis Racine, second fils de Jean Racine et de Catherine de Romanet, naquit à Paris le 6 novembre 1692. Après l'honneur d'avoir eu un tel père, est-il besoin de dire que sa famille était noble, et avait occupé des emplois de finance et de magistrature d'une certaine importance? Son trisaïeul, Jean Racine, mort en 1593, et inhumé dans la principale église de la Ferté-Milon, était receveur, pour le roi et la reine, du duché de Valois. Cette charge ayant été supprimée à sa mort, ses descendants exercèrent celle de contrôleur du grenier à sel de la Ferté-Milon, avec le titre de conseiller du roi. Une circonstance qui n'est pas indigne de remarque, c'est le singulier bonheur des armes des Racine, dans lesquelles figurait un cygne, emblème touchant et prophétique des chants harmonieux qu'allaient faire entendre, en s'éteignant, les dernières générations de cette illustre famille. Louis Racine, qu'on appelait Lionval dans son enfance,

'Le grenier à sel était une juridiction établie pour juger en première instance des contestations qui arrivaient au sujet des gabelles, de la distribution du sel et des droits du roi. L'appel des jugements qui s'y rendaient était porté à la cour des aides. Ce tribunal se composait d'un président, d'un grenetier, d'un contrôleur, d'un lieutenant, d'un garde des grandes et petites mesures, d'un avocat du roi, et d'un procureur du roi.

2 « Je vous écris, ma chère sœur, pour une affaire où vous pouvez avoir intérêt aussi bien que moi, et sur laquelle je vous supplie de m'éclairer le plus tôt que vous pourrez. Vous savez qu'il y a un édit qui oblige tous ceux qui ont ou qui veulent avoir des armoiries sur leurs vaisselles ou ailleurs, de donner pour cela une somme qui va tout au plus à vingt-cinq francs, et de déclarer quelles sont leurs armoiries. Je sais que celles de notre famille sont un rat et un cygne, dont j'avais seulement gardé le cygne, parce que le rat me choquait; mais je ne sais point quelles sont les couleurs du chevron sur lequel grimpe le rat, ni les couleurs aussi de tout le fond de l'écusson, et vous me ferez un grand plaisir de m'en instruire. Je crois que vous trouverez nos armes peintes aux vitres de la maison que mon grand-père fit bâtir, et qu'il vendit à M. de la Clef. J'ai ouï dire aussi à mon oncle Racine qu'elles étaient peintes aux vitres de quelque église. Priez M. Rivière, de ma part, de s'en mettre en peine, et de demander à mon oncle ce qu'il en sait; et, de mon côté, je .

était si jeune lorsqu'il perdit son père, qu'il n'avait pas même conservé le souvenir de ses traits. Mais celui de sa tendresse et de ses bontés avait fait sur son cœur une impression que les années n'avaient pu affaiblir. Près d'un demi-siècle après, arrivé lui-même au déclin de la vie, il racontait avec une pieuse émotion à son fils que cet homme, aussi grand par la simplicité que par son génie, se plaisait à se mêler à leurs jeux enfantins, jusqu'à faire des processions avec eux; mais sa gloire le suivait partout. Dans ces touchantes imitations des cérémonies catholiques, Lionval faisait les fonctions de curé, ses sœurs représentaient le clergé, tandis que l'auteur d'Athalie et de tant de chefs-d'œuvre, chantant avec eux, portait la croix.

Lionval ne devait pas connaître longtemps le bonheur de posséder un tel père; et celui qui avait si bien su goûter toutes les douceurs de la famille allait être ravi à la sienne par une fin aussi triste qu'imprévue. Un mal douloureux, aigri encore par la cruelle pensée d'avoir encouru la disgrâce de son roi, entraînaît, avant le temps, dans la tombe le trop sensible Racine. Pendant cette lutte suprême où tout souffrait en lui, l'âme et le corps, Lionval lui faisait de simples et édifiantes lectures, qui avaient l'avantage de développer la raison de l'enfant, tout en nourrissant la piété de l'illustre malade. Celui-ci les accompagnait de pieux avis que son fils n'oublia jamais; car sa vie tout entière a été, selon l'heureuse pensée de Lebeau, une continuation des dernières années de son père. On peut juger, par quelques mots d'une lettre de

vous manderai le parti que j'aurai pris là-dessus. J'ai aussi quelque souvenir d'avoir ouï dire que feu notre grand-père avait fait un procès au peintre qui avait peint les vitres de la maison, à cause que ce peintre, au lieu du rat, avait peint un sanglier. Je voudrais bien que ce fût en effet un sanglier, ou la hure d'un sanglier, qui fût à la place de ce vilain rat. J'attends de vos nouvelles pour me déterminer, et pour porter mon argent; ce que je suis obligé de faire le plus tôt que je pourrai. »

(Lettre de J. Racine à mademoiselle Rivière, sa sœur, en date du 16 janvier 1697.)

Éloge de Louis Racine, par Lebeau, secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres.

Jean Racine, de la grande place que les habitudes sociales du dix-septième siècle avaient faite à la religion, et de la rigueur avec laquelle ses lois s'observaient dans la plupart des familles, et surtout dans celle de ce grand poëte. « Madelon <«<et Lionval sont un peu incommodés, écrivait-il à son fils « aîné, et je ne sais s'il ne faudra point leur faire rompre le << carême. J'en étais assez d'avis; mais votre mère croit que «< cela n'est pas nécessaire. » Il s'agissait cependant de deux enfants, dont l'un avait moins de dix ans, et l'autre, cinq et demi seulement.

Racine, peu de temps avant sa mort, avait prié Rollin de veiller à l'éducation de son second fils, qui, dans un âge encore bien tendre, annonçait d'heureuses dispositions. Sa veuve, pour se conformer à ses dernières intentions, confia donc, aux soins de ce célèbre instituteur de la jeunesse, Lionval, que nous n'appellerons plus que Louis à l'avenir; et c'est sous un tel Mentor qu'il fit ses études au collège de Beauvais. Il y reçut aussi les leçons de Mésenguy, savant et pieux ecclésiastique, mais qui cherchait trop à faire partager à ses élèves des préoccupations religieuses auxquelles ils auraient dû rester étrangers. Coffin, qui devait un jour succéder à Rollin, apprenait déjà sous ce maître habile l'art difficile d'élever la jeunesse, et figurait parmi cette élite de professeurs, gloire de l'ancienne université de Paris.

Boileau vivait encore à cette époque : accablé sous le poids des années et surtout des infirmités, qui chez lui avaient devancé l'âge, il ne recevait plus qu'un petit nombre d'amis dans la retraite qu'il s'était faite, soit à Paris, soit à Auteuil. Le fils de celui dont l'amitié avait fait une partie de sa gloire était toujours sûr d'en être bien accueilli; et le vieux poëte, si bon et si bienveillant dans les relations de la vie privée ', portait la complaisance pour un jeune écolier jusqu'à jouer aux quilles avec lui. Il excellait, du reste, à ce jeu, et souvent il lui arrivait de les abattre toutes d'un seul coup. « Il

Madame de Sévigné disait à Despréaux qu'il était tendre en prose et cruel en vers. (Lettre du 15 décembre 1677 à madame de Grignan.)

« faut avouer, disait-il à ce sujet, que j'ai deux grands talents « aussi utiles l'un que l'autre à la société et à l'État : l'un, de << bien jouer aux quilles ; l'autre, de bien faire des vers. » Une fois cependant, une seule fois, leurs relations eurent un caractère moins affectueux et plus solennel, et voici à quelle occasion. Le jeune Louis, alors en philosophie, avait fait douze vers français, pour déplorer la triste destinée d'un chien qui avait servi aux leçons d'anatomie qu'on donnait au collége. Ces premiers fruits de sa muse causèrent de vives alarmes à son excellente mère, qui avait souvent entendu parler du danger de la passion des vers, danger contre lequel Racine avait cherché à prémunir ses enfants. Elle courut aussitôt chez Boileau porter le corps du délit, et le supplier de joindre ses remontrances aux siennes. Louis eut ordre d'aller les recevoir; il obéit en tremblant comme un grand coupable, et l'accueil froid et sévère que lui fit Boileau n'était pas propre à le rassurer. Après lui avoir dit que la pièce qu'on lui avait montrée était trop peu de chose pour lui faire connaître s'il avait quelque génie, son redoutable juge ajouta : « Il faut « que vous soyez bien hardi pour oser faire des vers avec le « nom que vous portez ! Ce n'est pas que je regarde comme impossible que vous deveniez un jour capable d'en faire de bons, mais je me méfie de ce qui est sans exemple; et, depuis « que le monde est monde, on n'a pas vu de grand poëte fils « d'un grand poëte. Le cadet de Corneille n'était point tout à «< fait sans génie : il ne sera jamais cependant que le très-pe« tit Corneille. Prenez bien garde qu'il ne vous en arrive au« tant! Pourrez-vous d'ailleurs vous dispenser de vous atta« cher à quelque occupation lucrative? et croyez-vous que « celle des lettres en soit une? Vous êtes le fils d'un homme qui a été le plus grand poëte de son siècle, et d'un siècle où « le prince et les ministres allaient au-devant du mérite pour « le récompenser vous devez mieux savoir qu'un autre à « quelle fortune conduisent les vers. » Ce sermon, comme l'appelait Louis, ou plutôt ces conseils dictés par une haute et sévère raison, ne purent triompher de son penchant pour la

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