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CHAPITRE X.

Démocratie américaine. — Solidité de ses bases et faiblesse de son organisation.

La nation aristocratique par excellence allant fonder dans le nouveau monde les États les plus démocratiques dont parle l'histoire, quelle singularité!

Toutefois, le phénomène est facile à expliquer. Les premiers émigrants étaient des victimes de l'aristocratie anglaise, que l'intolérance de l'Eglise établie au profit des lords et baronnets obligeait à chercher au delà des mers la liberté la plus chère à l'âme humaine, la liberté de rendre à Dieu le culte que, à tort ou à raison, on croit seul légitime.

Les uns étaient catholiques, comme ces fondateurs du Maryland qui furent les premiers, ainsi que nous l'avons dit, à proclamer la liberté religieuse la plus large (1); les autres, tels que les colons de la Nouvelle-Angleterre, étaient des calvinistes puritains, indépendants, et des quakers, ne reconnaissant aucune hiérarchie religieuse. Par un esprit bien naturel de réaction contre leurs persécuteurs, comme aussi par l'influence de leur constitution religieuse, les uns et les autres devaient donc adopter le régime civil et politique le plus favorable à la liberté de tous.

Nous les voyons, il est vrai, conserver les institutions et les formes gouvernementales de la métropole; mais ces institutions, qui ne font en Angleterre que déguiser l'absolutisme aristocratique, les Anglo-Américains les ont fait servir au triomphe complet de la démocratie; nouvelle preuve que les formes politiques sont un vêtement à l'usage et du despotisme et de la liberté.

(i) Voy. liv. II, ch. Ix.

:

Les républiques américaines ont eu le bonheur de n'avoir pas été créées à priori et d'en haut par des constituants qui auraient dit Faisons des républiques, et par conséquent établissons avant tout un gouvernement républicain. Elles se sont élevées de bas en haut, et lentement, sous la protection des lettres patentes de Sa Majesté Britannique ; et ce n'a été que lorsque l'édifice s'est trouvé assis sur ses fondations que le couvert monarchique a fait place au couronnement républicain.

Ou se trompe quand on dit que la liberté américaine ne remonte pas au-dessus de 1778. On confond deux choses bien distinctes: la confédération et les États confédérés. La première date, en effet, de 1778, ou plutôt de 1774, époque du premier congrès réuni à Boston; mais les États sont beaucoup plus anciens. Plusieurs jouissaient depuis le commencement du XVIe siècle des plus amples franchises, et constituaient de véritables républiques, sous la suzeraineté de la couronne britannique. Ce fut pour sauver ces libertés de la rapacité du parlement anglais, que les treize États formèrent leur première confédération, en 1774.

La liberté américaine est donc plus âgée qu'on ne le pense communément. Mais ce qui, plus que l'âge, m'inspire quelque confiance dans son avenir, c'est qu'elle a été conçue, qu'elle est encore nourrie dans le sein de sa famille et élevée dans l'école de la commune.

Le citoyen de l'Amérique possède dans toute leur vigueur deux éléments de liberté que les soi-disant citoyens de l'Europe ne connaissent presque plus : l'esprit de famille, l'esprit municipal.

C'est la famille qui forme l'homme moral capable de se bien conduire, et par là même digne de liberté.

L'éducation publique était une condition essentielle dans les républiques païennes de l'antiquité, qui ne voyaient dans le citoyen qu'un instrument au service du despote appelé l'État ou la patrie. Elle convient encore à la monarchie féodale et despotique, qui, maîtresse du pays et de ses habitants, dis

pose souverainement de ceux-ci, applique le plus grand nombre à la culture des terres et à l'exercice des arts et métiers. place les autres dans les écoles de l'État, et leur fait donner une instruction appropriée au bon service de Sa Majesté impériale ou royale. Cette éducation est par là même extrêmement chère à tous nos démagogues, qui veulent reconstituer à leur profit l'omnipotence païenne de l'État sous l'esclavage uni

versel de ses membres.

Quant aux peuples chrétiens, qui ne peuvent reconnaître au pouvoir politique d'autre mission que de protéger la famille et de favoriser la bonne éducation des hommes (unique but de la société humaine), l'éducation de famille doit tenir le premier rang, et l'éducation publique n'est admissible qu'autant qu'elle est un développement de l'éducation domestique, et qu'elle a pour résultat de donner à la nation des citoyens plus capables, plus dignes, par leurs lumières et leurs vertus, de seconder le souverain dans sa charge de ministre du bien public.

En somme, la liberté se mesure chez un peuple par ses vertus, ses vertus se mesurent par celles de la famille, les vertus de la famille se mesurent par le respect pour les liens du mariage.

Ce respect est profond chez les Américains du Nord. L'opinion s'y montre impitoyable pour le crime destructeur de la famille l'adultère (1). Maîtresse par ses vertus chrétiennes du cœur de son mari, de ses enfants, objet du respect public, l'épouse peut donc procréer, dans le sanctuaire de la famille, ce qu'elle seule peut procréer des hommes capables de comprendre et d'aimer la vraie liberté. Tant que le culte des vertus domestiques régnera, les Américains resteront libres, en dépit des défauts que l'on peut trouver dans leurs constitutions politiques.

:

Quant aux peuples qui ont accueilli avec transport les

(1) Voy. liv. II, ch Ix.

prêches de Luther et de Voltaire sur les libertés du mariage et la destinée sociale du sexe; quant aux peuples dont les législateurs ont à cœur de séculariser, c'est-à-dire d'animaliser l'union de l'homme et de la femme; donnez-leur la constitution la plus libérale, ils n'y trouveront que la faculté de se vautrer dans la boue et le sang.

Il faut être idiot pour ne pas voir que la liberté est fille de l'éducation cent fois plus que de la législation. Si vous me montrez une âme noble, pénétrée de respect pour sa personne et pour celle de ses concitoyens, et qui ne soit pas l'enfant d'une mère vertueuse et d'un père irréprochable, je ne vous dirai pas Vous vous trompez ; mais je suis sûr de ne pas me tromper en vous disant : C'est une exception!

Si la famille est le premier temple élevé, par la main même de Dieu, à la vraie liberté, la commune est le second. Ici je n'ai qu'à copier, en l'abrégeant, l'honorable publiciste qui a le plus consciencieusement étudié les institutions et l'esprit des républiques de l'Amérique du Nord.

« La commune est la seule association, dit M. de Tocqueville, qui soit si bien dans la nature, que, partout où il y a des hommes réunis, il se forme de soi-même une commune... La commune paraît sortir de la main de Dieu (1). »

Après quelques observations sur la répugnance de nos législateurs pour cette corporation, qu'ils appellent un État dans l'État, parce qu'elle est le plus fort obstacle à leur gouvernement sultanesque, M. de Tocqueville continue ainsi :

C'est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple; elles lui en font goûter l'usage paisible, et l'habitude à s'en servir. Sans institutions communales, une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n'a pas l'esprit de liberté... Otez la force et l'indé

(1) De la Démocratie, t. I, ch. v.

pendance de la commune, vous n'y trouverez jamais que des administrés, et point de citoyens.

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Rien n'est plus évident. Un gouvernement libre dans toute la force du terme, c'est-à-dire que rien n'arrête, est le comble du despotisme. C'est ce que n'ont point encore compris nos orateurs politiques et nos publicistes, qui disent à nos populations tripotées si librement par la bureaucratie: De quoi vous plaignez-vous? N'avez-vous pas l'honneur de vivre sous un gouvernement libre?

« Les communes ne sont, en général, soumises à l'État que quand il s'agit d'un intérêt que j'appellerai social, c'està-dire qu'elles partagent avec d'autres... Le percepteur de la commune lève la taxe de l'État... Chez nous, le gouvernement central prête ses agents à la commune; en Amérique, la commune prête ses fonctionnaires au gouvernement. »

Entre la commune américaine et l'État (1) se trouve l'administration du comté, où se rencontrent quelques délégués de l'État, mais dont l'autorité est très-restreinte.

« L'État lui-même n'a qu'une importance secondaire; son existence est obscure et tranquille. Il y a peu d'hommes qui, pour obtenir le droit de l'administrer, consentent à s'éloigner du centre de leurs intérêts et à troubler leur existence. Le gouvernement fédéral confère de la puissance et de la gloire à ceux qui le dirigent; mais les hommes auxquels il est donné d'influer sur ses destinées sont en très-petit nombre. La présidence est une haute magistrature à laquelle on ne parvient guère que dans un âge avancé; et quand on arrive aux autres fonctions fédérales d'un ordre élevé, c'est en quelque sorte par hasard, et après qu'on s'est déjà rendu célèbre en suivant une autre carrière. L'ambition ne peut pas les prendre pour but permanent de ses efforts. C'est dans la

(1) Pour me conformer à un usage que je réprouve, j'avertis le lecteur que je prends ici le mot État dans son acception, très-vicieuse et très-impolitique, de gouvernement.

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