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littéraire. Mais Tristan de Nanteuil mérite aussi l'attention à d'autres égards. C'est ce que j'essaierai de montrer par quelques recherches sur les diverses questions que soulève ce poëme. Présentement, pour faciliter au lecteur l'intelligence d'une action où trois ou quatre intrigues sont engagées à la fois, et où par conséquent la narration est sans cesse obligée de passer de l'une à l'autre pour les faire arriver à peu près en même temps à leur dénouement, je crois utile de donner ici par ordre alphabétique les noms des principaux personnages qui figurent dans le roman:

Aiglantine (Ayglantine, Esglantine, Eglantine), femme de Gui de Nanteuil.

Antoine, fils de Ganor et d'Aye.

Aye d'Avignon, femme de Ganor. Déguisée en chevalier, elle paraît dans une grande partie du poëme sous le nom de Gaudion.

Beuves, fils de Tristan de Nanteuil et de Florine.
Blanchandine, fille de Galafre.

Plus tard, changée

en homme, elle prend le nom de Blanchandin.

Clarinde, compagne d'Honorée.

Clarinde, fille du soudan, femme de Blanchandin.
Clarisse, épouse de Persant, amante de Tristan.
Doon, bâtard de Nanteuil, fils de Gui de Nanteuil

et d'Honorée.

Florine, seconde femme de Tristan.

Galafre, roi d'Ermenie.

Ganor, roi d'Aufalerne, sarrazin converti.

Garnier, duc de Valvenise, cousin d'Aiglantine, mari d'Honorée.

Gaudion, voir Aye.

Grevesson, appelé Garsion avant son baptême, fils de Tristan et de Clarisse.

Gui, duc de Nanteuil, fils de Garnier de Nanteuil et d'Aye d'Avignon.

Honorée, fille de Margafier; amante de Gui de Nanteuil, puis femme de Garnier de Valvenise.

Macaire de Lausane, traître.

Margafier, roi de Rochebrune.

Marie, fille de Clément, l'hôte de Doon à Valvenise.
Melior, femme d'un comte de Pouille.

Morinde, fille du soudan de Babiloine.

Persant, fils d'Hervieu de Lyon, traître. Son père figure avec la même qualité dans Gui de Nanteuil. Raimon, fils de Tristan et de Blanchandine.

Richer, fils de Ganor et d'Aye.

Saint Gille, fils de Blanchandin et de Clarinde.
Tristan, fils de Gui de Nanteuil et d'Aiglantine.

Le commencement manque et le ms. débute ainsi:

Rouge or ne blanc argent n'y vault ne ce ne quoy,
Car leur vivre est failli, dont mourir les falloy.

Esglantine reclame la sainte digne loy:

«Ay! dist elle, Tristan, beau doulx fieulx, je vous voy
« Mourir devant mes yeulx, je prye à Dieu le roy

«Que secourir nous veulle, car bien prier [l']en doy.

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Dieu! que je feusse lye et plaine d'esbanoy

«Se tant peusse vivre sans orguilleux desroy,
«Que vo gent corps veïsse poursuïr le tournoy!»
Ainsy dist la duchesse qui fut en povre ploy.
De .LX. qu'i furent ne furent mès que troy:
C'est Guion de Nanteul et ses cousins Geuffroy,
Et Tristan ly petis, Esglantine à par soy,
Car ses deux chamberieres furent mortes endoy.
«Helas! se dist Guion, je ne vivrai c'un poy
«Puis que Jhesus ne veult avoir pitié de moy!»

Se Guyon fut dolant, drois est que lui anoye.
Son enffant 1) ceurt baiser en disant: «Je vouldroye
«Que vous et le mien fils, qui cy fut nés sans joye
«Feussies drois à Paris ou à Rains ou à Roye,
«Et je feusse noyés en mer qui peu est coye.
«Et se je (. ne) vous enmene, à Dieu prier vouldroye,
«Que ja n'eusse pardon quant mestier en aroye.

Sire, dist Esglantine, à moy n'acouteroye

«La monte d'un bouton s'avecquez vous mouroye,
«Mais que mon fils Tristan peüst aller sa voye,
«Et qu'encore tenist la terre qui est moye.»>
Lors le courut baiser et dessus luy s'appoye.
Là cuida bien mourir, car le ceur lui desvoye;

1) Lisez sa femme, à cause du vers qui suit.

Mais au fils de la Vierge parfaictement deproye
Que secourir le veulle et mectre à droite voye.
Or oyés le miracle que Dieu qui tout ravoye
Fist pour le duc Guyon et la duchesse quoye.

Seigneurs, or escoutés, pour Dieu qui tout créa,
Miracle souffisant qui oïr le voudra.

Ainsy que la duchesse et Guy mourir cuida (v)
Ungs oraiges de mer à celle heure leva;

Plus grans et plus orribles ceste heure commança
Que n'ot fait à nul jour puis que Guyon vint là.

Cet orage entraîne le navire à plus de deux cent lieues en mer. Mais il se calme enfin: «Je crois que «Dieu veut nous sauver », dit Gui de Nanteuil à sa femme Aiglantine 1). Puis prenant son enfant âgé de quatre mois, et l'embrassant: «Hé Tristan!» dit-il, «si nous sortons de péril je vous confierai à une si bonne nourrice que votre corps en grandira». A ce moment il aperçoit une tour si haute qu'à midi son ombre avait sept lieues de long: c'était la tour qu'Abel fonda jadis en Babiloine: Ne vous effrayez plus », dit le duc à Aiglantine, «je vais «aller à terre chercher des victuailles dont vous avez bon besoin, car depuis hier au matin nous n'avons pain «ni blé. Je saurai où nous sommes et combien il y a jusqu'à Aufalerne 2); je reviendrai bientôt ». Le navire aborde; Gui embrasse sa femme et son fils et s'achemine vers la ville. Mais pendant ce temps survient un marchand Sarrazin. «Sire», lui dit Aiglantine, «par le Dieu «qui mourut pour notre salut, à qui est ce château »? Le Sarrazin, voyant qu'elle était chrétienne, la fait enlever malgré ses pleurs, afin de la vendre au soudan de Babiloine. Comme dernière grâce, elle lui demande de lui laisser son enfant, mais le marchand repousse sa prière:

1) Le ms. donne Ayglantine et Esglantine. Je choisis la première de ces deux formes qui est plus près de l'étymologie et qui d'ailleurs est celle qu'offre Gui de Nanteuil.

2) Aufalerne est dans Aye d'Avignon et Gui de Nanteuil la ville de Ganor, roi Sarrasin qui selon ces deux romans, est le second mari de la belle Aye. Il paraît, d'après les paroles de Gui, qu'il s'était embarqué pour Aufalerne lorsque la tempête le surprit.

« Marchandise d'enffant ne vault mye ung bouton: (fol. 3 ro)

<< Il seroit moult très fol, foy que doy Appolon,

<«Qui les acheteroit, car s'enffans vendoit-on,

«Les povres seroient riches, car ils en ont foison».

Douleur d'Aiglantine; peu s'en faut qu'elle ne se tue. Les gloutons s'en vont emmenant la jeune femme. En partant ils démarrent le vaisseau où était Tristan, et l'enfant s'en va tout seul à la grâce de Dieu.

Aiglantine reçut du soudan et de son épouse l'accueil le plus favorable. Elle les émerveilla par sa beauté et par son adresse:

La endroit commança ouvrer d'un tel mestier (fol. 6 v
Qu'elle ouvroit de fin or dessus un paille cher.

En la mer n'eust poisson ne seussist pourtraictier,
Ne nul oisel volant c'on seüst pronuncer

Que Esglante ne face en ouvraige emploier.

Pendant ce temps Gui de Nanteuil était allé à Rochebrune, et, parlant le sarrazinois que Ganor lui avait appris, il avait acheté des vivres autant qu'il en pouvait trousser sur le cou d'un glouton de Sarrazin. A son retour, grande fut sa surprise de ne plus voir de navire; il apprit ce qui s'est passé pendant son absence, et il se lamenta amèrement.

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Cependant, Honorée, la fille du roi de Rochebrune, l'avait aperçu, elle le fit appeler par une de ses suivantes; Gui arriva devant le château où était renfermée la jeune fille. Elle y était gardée par vingt chevaliers qui avaient ordre de n'y laisser entrer nul homme,

S'il n'estoit menestrier, de vielle jouans. (fol. 4 vo)

En la voyant, Gui ne peut réprimer ses sentiments;

il se dit à lui même:

Royne couronnée!

«S'en mon lit vous tenoye seulete à recelée (fol. 4 vo)
«Je croy vous me feriés oublier m'espousée »

La jeune fille à son tour ne amoureuse de lui, et s'offre à le

tarde pas à devenir

consoler de la perte

de son épouse; elle ne peut le recevoir dans sa tour à cause des chevaliers qui la gardent, cependant elle s'y prendra de telle manière qu'elle pourra lui dire «toute s'intention» (fol. 5 vo) 1).

Il y avait dans la forêt voisine un forestier qui fournissait de bois Honorée, et chez lequel elle s'arrêtait souvent. Un jour qu'accompagnée de ses chevaliers elle était en promenade de ce côté, feignant une indisposition subite, elle se fait transporter chez lui. Elle lui avait mandé de faire creuser sous sa cabane une cave. Gui de Nanteuil y était caché. Il lui apprend qu'il est déjà marié, qu'il ne peut donc pas l'épouser. Honorée lui propose alors de lui donner un sauf conduit pour qu'il puisse aller à la recherche de son épouse: si au bout d'un an il ne l'a pas retrouvée, qu'il revienne, elle lui livrera le château et le trésor de son père, et son père même pour qu'il le tue s'il ne consent à devenir chrétien. Gui accepte:

Là furent embeduy en consolacion, (fol. 10 vo)

En joye et en revel assés et à foison.

En ceste damoiselle dont je fais mencion
Engendra ung beau fils qui ot à nom Doon 2).
Ensement le fist Guys clamer pour son tayon 3),
Ainsy que vous orrés es vers de la chansson.

Cependant Clarinde, la suivante d'Honorée, les a épiés: elle descend dans la fosse et réclame sa part de l'amour de Gui. Fureur d'Honorée Gui parvient à

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1) Ici (fol. 6 et 7) l'auteur parle de l'arrivée d'Aiglantine en Babiloine, et de Tristan en Ermenie. Pour ne pas couper l'épisode d'Honorée et de Gui, j'ai analysé plus haut ce qui se rapporte à Aiglantine, et reporté plus loin l'histoire de Tristan.

Cela est fort extraordinaire. Dans les chansons de geste les chevaliers répondent il est vrai assez volontiers aux avances des jeunes filles, mais à une condition: c'est qu'elles aient été baptisées. Huon de Bordeaux lui-même, ce « bachelier léger» commence par repousser Esclarmonde en lui disant:

Sarrasine estes, je ne vous puis amer.

Gui de Nanteuil était fils de Garnier de Nanteuil, petit fils de Doon de Nanteuil, arrière-petit-fils de Doon de Mayence. Voir Gaufrey, v. 83-5.

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