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apaiser Clarinde en lui promettant de lui donner pour mari un de ses frères Honorée sort alors de la cabane, et rejoint sa suite, se disant guérie; puis elle envoie à Gui un sauf conduit et un destrier de Hongrie. Le jeune chevalier part à la recherche de son épouse.

Tristan abandonné au milieu des flots devait périr, mais Dieu le protégea: il lui envoya par grâce spéciale une sirène, moitié femme moitié poisson, qui le nourrit de son lait. L'enfant alla tant par la mer qu'enfin il arriva en Ermenie. Un pêcheur aperçut le navire, y entra et s'empara de la sirène et de l'enfant: «Où es-tu, << ma femme?» dit-il, «vois ce que j'ai pêché: j'ai trouvé <«< cet enfant qui a l'air tout ébahi et cette sirène qui <«< vaut maint parisis ». La femme prend la sirène et la met dans un vase pour la porter au roi d'Ermenie.

Or oyés grant merveille, pour Dieu de Paradis! (fol. 7 vo)
Au vouloir Damedieu qui en la croix fut mis

Est hors de la seraine par ses mamelles yssis

Du lait tant qu'un platel de bos en fut remplis.

Mais pendant la nuit survint une cerve qui but ce lait et en devint si forte qu'elle étrangla non seulement le pêcheur et sa femme, mais encore mille hommes du pays. Le lait de la sirène avait une telle vertu que Tristan était devenu aussi grand qu'un cheval de Carthage. La cerve l'emporta dans la forêt et le coucha doucement, lui léchant le visage. Là, elle nourrissait l'enfant de bon pain de froment et de viande, et il grandissait ainsi au milieu des bêtes de la forêt.

Il n'avoit ens ou bos ne liepart ne serpent (fol. 12 v)
Ne cogneüst l'enfant dont je fais parlement.

Le roi de Rochebrune s'aperçut que sa fille était enceinte. Il s'en prit aux chevaliers qui la gardaient et les fit brûler vifs; il se proposait bien de faire subir le même sort à sa fille, lorsqu'il apprit que, pro

fitant d'un moment favorable, elle avait fui par mer. Dans sa colère il voulut d'abord faire mettre à mort Clarinde, mais il lui accorda la vie sur sa promesse de lui livrer le séducteur lorsqu'au bout d'un an il reviendrait.

Honorée arriva en Ermenie. Là elle trouva de nombreux chrétiens qui se rendaient au saint Sépulcre. Parmi eux se trouvait un duc de Valvenise 1) auquel elle raconta ses aventures et qu'elle pria enfin de l'emmener; elle lui dit:

«Ly maistres maronniers par qui je suis sauvée (fol. 14 vo)
«M'a, pour m'amour avoir, cy en droit destournée,
«Mais je ne l'ameroye pour d'or une carée».

-

Or me nommés celuy dont feustes violée....
C'est Guyon de Nanteul à la brasse quarrée...
Dame, ce dist le duc, mal estes assenée,

Car Guyon de Nanteul a mouller espousée :
«Aiglantine, qui est de mon lignaige née;

«Ma cousine est prouchaine, fille m'antain l'esnée. (fol. 15)
«Lesser vous fault Guion, à moy serés livrée;

Je vous espouseray ains que passe l'année;
L'enfant tenray à mien dont estes encombrée.

Puis le duc, qu'on appelait Garnier, l'emmena dans ses états. Au bout de trois mois elle mit au monde un garçon auquel elle fit donner le nom de Doon, suivant la prière que Gui lui en avait faite. Le duc Garnier, qui n'aimait guère cet enfant, le fit exposer dans une forêt; là il fut trouvé par un forestier qui l'éleva.

Pendant ce temps Gui de Nanteuil, d'abord désespéré, se consolait en pensant, qu'après tout, si Aiglantine était morte, ses pleurs ne la feraient pas revivre, et que le mieux était encore de retourner là où était son autre amie, Honorée. Toutefois, il se dirigea d'abord vers Aufalerne afin d'avoir des nouvelles de sa mère. Mais la ville était assiégée par Galafre, roi d'Ermenic, qui voulait forcer Ganor à tenir sa terre de lui; la ville était serrée de si

1) Valvenise ou Vauvenice est une localité assez fantastique qui figure dans Parise la Duchesse et ailleurs.

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près qu'il n'y pouvait entrer «une pomme pourrie ». Ganor et ses fils font une sortie, malgré leurs exploits ils sont blessés et faits prisonniers. Aye s'enfuit sur un navire; la cité d'Aufalerne est saccagée:

Homes, femmes, enffans de la cité louée (fol. 22 ro)
Furent moult à douleur, c'est vérité prouvée;
Esglise n'y remest qui ne soit embrasée,

Autel ne cruxefis, ymage painturée

Ne feust contre la terre abatue et versée,
Oncques telle pitié ne fut mes esgardée.
No chrestienne gent gist à terre versée,

Les poings, les bras coupés, la cervelle espautrée,
Petis enffans gettoient de grande randonnée

Contre terre, et femmes grosses sont malmenées.

Galafre conjure Ganor de renier Jhesus Christ; refus de celui-ci:

Et Anthoine s'escrie: «Sarrazin, vien avant, (fol. 22 vo)
«Fay moi couper la teste à l'espée tranchant.
«De Dieu soyes maudis se me vas deportant,

«Car le vivre m'anoye d'ores mes en avant».

Dist le roy d'Ermenie: «Ceur avés recréant,
«Car vous creés en Dieu qui ne vault pas un gant:
་་ Regardés de Mahon le pere tout poissant

«< Commant nous a aidé la dehors ens ou champ.

Par foy, se dist Anthoine, ung dicx avés vaillant! «Car ly pourcel l'allerent sur ung fiens estranglant « Pour ce qu'il estoit yvres, on le treuve lisant ».

« Je vous mettrai en tel lieu, dit Galafre,

« Dont james n'ysterrés en jour de vo vivant (fol. 23) «Tant qu'arés aoré Mahon et Tervagant».

Hélas, se dist Anthoine, vivray je doncquez tant? «Je cuidoye mourir ains le souleil couchant!»>

Galafre retourne dans ses états. Là il apprend les ravages de la cerve. Résolu d'en débarrasser le pays, il rassemble ses barons, et promet sa fille Blanchandine à qui aura le courage d'aller la tuer. Un roi d'Ivorie accepte. Accompagné de son écuyer, il s'engage dans la forêt portant une hache danoise et «deux misericordes pour la beste berser»; il arrive à la tanière de la cerve où il trouve le petit Tristan jouant avec un singe. Aux

cris de cet animal la cerve arrive 1); les armes du Sarrazin ne peuvent entamer sa peau, elle arrache le bras de l'écuyer, et, aidée du singe elle met en pièces le roi d'Ivorie.

Mille pièces en fist, celle nuyt en menga. (fol. 25 ro)
L'enffes en ot sa part, que la beste garda.

L'écuyer épouvanté revient rapporter au roi Galafre ce qu'il a vu; la roi s'étonne de la présence d'un en

fant dans la tanière de la cerve,

Mais sachés bien de fi, gueres n'ot esté là
Quant il ouy la serve qui du bois avalla.

Serpens et pors sauvages avec lui amena,

Couvers en fut le champ si loing c'om regarda . . .

Effrayé de l'attaque de cette étrange armée, Galafre se rembarque en toute hâte, et arrive en Ermenie la belle cité,

1) L'auteur rappelle ici que la cerve et Tristan avaient bu le lait d'une sirène, et fait allusion à un récit relatif à Arthur que je ne me souviens pas d'avoir vu nulle part:

Nourris furent d'un lait qui fut de tel maistrie, (fol. 24)
D'une seraine fut, sy con l'istoire crie.

Il est de tel vertu et de tel seignorie

Que se beste en a beu elle devient fournye,
Si grande et si poissant, nel tenés [à folye],
Que nul ne dure à lui, tant ait chevallerie.
Artus le nous aprouve, qui tant ot baronnye,
Car au temps qu'i regna, pour voir le vous affie,
Se combati au chat qu'alecta en sa vie
Du let d'une seraine qui en mer fut peschie,
Mès le chat devint tel, ne vous mentiray mye,
Que nuls homs ne duroit en la soye partie
Qu'i ne mesist affin, à duel et à hachie.

Artus le conquesta par sa bachelerie,

Mais ains l'acheta cher, sy con l'istoire crye.

A ce propos je rappellerai une allusion qui pour moi n'est pas plus claire. Il y a dans une chanson du roi de Navarre (Diex est ausi come li pelicans) ces vers:

Bien devrions en l'estoire veoir

De la bataille qui fu des .11. dragons,
Si com on trove el livre des Bretons

Dont il covint les chasteaus jus cheoir.

En la cité s'en vint, droit ou palais monta, (fol, 25 vo)
Sa mouller Margalie encontre lui alla,

La belle Blanchandine son pere en acola;

Et quant le roy la vit, doucement l'embrassa.
Et la franche royne son seigneur demanda:

Sire, par Mahommet, fait elle, commant va?
Dame, bien dist le roy.

Cy fault trois feuilles doubles.

A l'endroit où le texte reprend, Galafre est devant Rochebrune qu'il assiége avec le soudan de Babylone, son neveu. Un messager vient lui annoncer qu' Urbain, roi d'Amarie 1) est venu l'attaquer pendant son absence, qu'il a brûlé vive sa femme et qu'il tient sa fille Blanchandine assiégée dans Ermenie:

Et quant le roy oy le grant parler grevain (fol. 26)
Pour sa mouller souspire, à son menton sa main:
«Ay! Mahon, fait il, com cecy fait villain!
«Ay! dame royne, le hault Dieu souverain
«Aient l'ame de vous dedens infer malsain!» 2)

Il y avait alors dans l'armée du soudan un chevalier nommé Gaudion à qui ses exploits avaient valu la faveur de son maître. Ce chevalier n'était autre que la belle Aye d'Avignon, déguisée en homme, qui espérait trouver ainsi le moyen de délivrer son mari et ses deux fils retenus en prison par Galafre. Elle s'offrit aussitôt pour porter secours à Blanchandine. «Gaudion, dit le soudan, si vous réussissez, le moins qu'on puisse faire pour <«< vous c'est de vous donner à gouverner la cité de Beau<«< caire». Soixante mille hommes sont mis à la disposition d'Aye. Comme elle se réjouissait de l'occasion qui allait la rapprocher de son époux, voici qu'arrivent la femme et la fille du soudan, accompagnées d'Aiglan

1) Plus ordinairement Aumarie, Almeria.

2) Les poëtes du moyen âge n'arrivent jamais à faire parler les païens d'une façon vraisemblable. Ici Galafre trouve tout naturel que sa femme aille «dedans enfer malsain ».

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