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qui, quoique très-remarquables et très-étonnants, ne passaient pas d'un bout de la ville à l'autre. C'est ce qui le porta à faire écrire et réciter devant le peuple ceux qui se trouvaient assurés, et il remarque, dans le XXIIe livre de la Cité de Dieu, qu'il s'en était fait dans la seule ville d'Hippone près de soixante et dix depuis deux ans qu'on y avait bâti une chapelle en l'honneur de saint Étienne, sans beaucoup d'autres qu'on n'avait pas écrits, qu'il témoigne néanmoins avoir sus très-certainement.

On voit donc assez qu'il n'y a rien de moins raisonnable que de se conduire par des lieux communs en ces rencontres, soit pour embrasser tous les miracles, soit pour les rejeter tous, mais qu'il faut les examiner par leurs circonstances particulières et par la fidélité et la lumière des témoins qui les rapportent.

La piété n'oblige pas un homme de bon sens de croire tous les miracles rapportés dans la Légende dorée, ou dans Métaphraste, parce que ces auteurs sont remplis de tant de fables qu'il n'y a pas sujet de s'assurer de rien sur leur témoignage seul, comme le cardinal Bellarmin n'a pas fait difficulté de l'avouer du dernier.

Mais je soutiens que tout homme de bon sens, quand il n'aurait point de piété, doit reconnaître pour véritables les miracles que saint Augustin raconte dans ses Confessions ou dans la Cité de Dieu être arrivés devant ses yeux, ou dont il témoigne avoir été très-particulièrement informé par les personnes mêmes à qui les choses étaient arrivées, comme d'un aveugle guéri à Milan en présence de tout le peuple, par l'attouchement des reliques de saint Gervais et de saint Protais, qu'il rapporte dans ses Confessions, et dont il dit, dans le XXIIe livre de la Cité de Dieu, chapitre VIII: Miraculum quod Mediolani factum est cum illic essemus, quando illuminatus est cæcus, ad multorum notitiam potuit pervenire; quia et grandis est civitas, et ibi erat tunc Imperator, et immenso populo teste res gesta est, concurrente ad corpora martyrum Gervasii et Protasii;

D'une femme guérie en Afrique par des fleurs qui avaient touché aux reliques de saint Étienne, comme il le témoigne au même lieu;

D'une dame de qualité, guérie d'un cancer jugé incurable, par le signe de la croix qu'elle y fit faire par une nouvelle baptisée, selon la révélation qu'elle en avait eue;

D'un enfant mort sans baptême, dont la mère obtint la résurrection par les prières qu'elle en fit à saint Étienne, en lui disant, avec une grande foi: Saint martyr, rendez-moi mon fils. Vous

savez que je ne demande sa vie qu'afin qu'il ne soit pas éternellement séparé de Dieu. Ce que ce saint rapporte comme une chose dont il était très-assuré, dans un sermon qu'il fit à son peuple, sur le sujet d'un autre miracle très-insigne qui venait d'arriver en ce moment-là même dans l'église où il prêchait, lequel il décrit fort au long dans cet endroit de la Cité de Dieu.

Il dit que sept frères et trois sœurs d'une honnête famille de Césarée en Cappadoce, ayant été maudits par leur mère pour une injure qu'ils lui avaient faite, Dieu les avait punis de cette peine, qu'ils étaient continuellement agités, et dans le sommeil même, par un horrible tremblement de tout le corps, ce qui était si difforme, que, ne pouvant plus souffrir la vue des personnes de leur connaissance, ils avaient tous quitté leur pays pour s'en aller de divers côtés, et qu'ainsi l'un de ces frères, appelé Paul, et l'une de ses sœurs, appellée Paladie, étaient venus à Hippone, et s'étant fait remarquer par toute la ville, on avait appris d'eux la cause de leur malheur; que le propre jour de Pâques, le frère, priant Dieu devant les barreaux de la chapelle de Saint-Étienne, tomba tout d'un coup dans un assoupissement pendant lequel on s'aperçut qu'il ne tremblait plus; et s'étant réveillé parfaitement sain, il se fit dans l'église un grand bruit du peuple, qui louait Dieu de ce miracle et qui courait à saint Augustin, lequel se préparait à dire la messe, pour l'avertir de ce qui s'était passé.

« Après, dit-il, que les cris de réjouissance furent passés et que l'Écriture sainte eut été lue, je leur dis peu de chose sur la fête et sur ce grand sujet de joie, parce que j'aimai mieux leur laisser, non pas entendre, mais considérer l'éloquence de Dieu dans cet ouvrage divin. Je menai ensuite chez moi le frère qui avait été guéri; lui fis conter toute son histoire, je l'obligeai de l'écrire, et le lendemain je promis au peuple que je la lui ferais réciter le jour d'après. Ainsi le troisième jour d'après Pâques, ayant fait mettre le frère et la sœur sur les degrés du jubé, afin que tout le peuple pût voir dans la sœur, qui avait encore cet horrible tremblement, de quel mal le frère avait été délivré par la bonté de Dieu; je fis lire le récit de leur histoire devant le peuple, et je les laissai aller. Je commençai alors à prêcher sur ce sujet (on a le sermon, qui est le 323), et tout d'un coup, lorsque je parlais encore, un grand cri de joie s'élève du côté de la chapelle, et on m'amène la sœur, qui, étant sortie de devant moi, y était allée et y avait été parfaitement guérie en la même ma

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nière que son frère; ce qui causa une telle joie parmi le peuple, qu'à peine pouvait-on supporter le bruit qu'ils faisaient. >>

J'ai voulu rapporter toutes les particularités de ce miracle pour convaincre les plus incrédules qu'il y aurait de la folie à le révoquer en doute, aussi bien que tant d'autres que ce saint raconte au même endroit; car, supposé que les choses soient arrivées comme il le rapporte, il n'y a point de personne raisonnable qui n'y doive reconnaître le doigt de Dieu, et ainsi tout ce qui resterait à l'incrédulité serait de douter du témoignage même de saint Augustin, de s'imaginer qu'il a altéré la vérité pour autoriser la religion chrétienne dans l'esprit des païens; or, c'est ce qui ne peut se dire avec la moindre couleur:

Premièrement, parce qu'il n'est point vraisemblable qu'un homme judicieux cût voulu mentir en des choses si publiques, où il aurait pu être convaincu de mensonge par une infinité de témoins, ce qui n'aurait pu tourner qu'à la honte de la religion chrétienne. Secondement, parce qu'il n'y eut jamais personne plus ennemi du mensonge que ce saint, surtout en matière de religion, ayant établi par des livres entiers, non-seulement qu'il n'est jamais permis de mentir, mais que c'est un crime horrible de le faire, sous prétexte d'attirer plus facilement les hommes à la foi.

Et c'est ce qui doit causer une extrême étonnement de voir que les hérétiques de ce temps, qui regardent saint Augustin comme un homme très-éclairé et très-sincère, n'aient pas considéré que la manière dont ils parlent de l'invocation des saints et de la vénération des reliques, comme d'un culte superstitieux et qui tient de l'idolâtrie, va à la ruine de toute la religion; car il est visible que c'est lui ôter un de ses plus solides fondements que d'ôter aux vrais miracles l'autorité qu'ils doivent avoir pour la confirmation de la vérité; et il est clair que c'est détruire entièrement cette autorité des miracles que de dire que Dieu en fasse pour récompenser un culte superstitieux et idolâtre. Or, c'est proprement ce que les hérétiques font, en traitant, d'une part, le culte que les catholiques rendent aux saints et à leurs reliques, d'une superstition criminelle; et ne pouvant nier, de l'autre, que les plus grands amis de Dieu, tel qu'a été saint Augustin, par leur propre confession, ne nous aient assuré que Dieu a guéri des maux incurables, illuminé des aveugles et ressuscité des morts pour récompenser la dévotion de ceux qui invoquaient les saints et révéraient leurs reliques.

En vérité, cette seule considération devrait faire reconnaître à tout homme de bon sens la fausseté de la religion prétendue réformée.

Je me suis un peu étendu sur cet exemple célèbre du jugement qu'on doit faire de la vérité des faits, pour servir de règle dans les rencontres semblables, parce qu'on s'y égare de la même sorte. Chacun croit que c'est assez pour les décider de faire un lieu commun, qui n'est souvent composé que de maximes, lesquelles, non-seulement ne sont pas universellement vraies, mais qui ne sont pas même probables, lorsqu'elles sont jointes avec les circonstances particulières des faits que l'on examine. Il faut joindre les circonstances et non les séparer, parce qu'il arrive souvent qu'un fait qui est peu probable selon une seule circonstance, qui est ordinairement une marque de fausseté, doit être estimé certain selon d'autres circonstances; et, qu'au contraire, un fait qui nous paraîtrait vrai selon une certaine circonstance, qui est d'ordinaire jointe avec la vérité, doit être jugé faux selon d'autres qui affaiblissent celle-là, comme on l'expliquera dans le chapitre suivant.

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CHAPITRE XV.

Autre remarque sur le sujet de la croyance des événements.

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Il y a encore une autre remarque très-importante à faire sur la croyance des événements. C'est qu'entre les circonstances qu'on doit considérer pour juger si on doit les croire, ou si on ne doit pas les croire, il y en a qu'on peut appeler des circonstances communes, parce qu'elles se rencontrent en beaucoup de faits, et qu'elles se trouvent incomparablement plus souvent jointes à la vérité qu'à la fausseté; et alors si elles ne sont point contre-balancées par d'autres circonstances particulières qui affaiblissent ou qui ruinent dans notre esprit les motifs de croyance qu'il tirait de ces circonstances communes, nous avons raison de croire ces événements, sinon certainement, au moins très-probablement : ce qui nous suffit quand nous sommes obligés d'en juger; car, comme nous nous devons contenter d'une certitude morale dans les choses qui ne sont pas susceptibles d'une certitude métaphysique, lors aussi que nous ne pouvons pas avoir une entière certitude morale, le mieux que nous puissions faire, quand nous sommes engagés à prendre parti, est d'embrasser le plus probable,

puisque ce serait un renversement de la raison d'embrasser le moins probable.

Que si, au contraire, ces circonstances communes, qui nous auraient portés à croire une chose, se trouvent jointes à d'autres circonstances particulières qui ruinent dans notre esprit, comme nous venons de dire, les motifs de croyance qu'il tirait de ces circonstances communes, ou qui même soient telles qu'il soit fort rare que de semblables circonstances ne soient pas accompagnées de fausseté, nous n'avons plus alors la même raison de croire cet événement; mais, ou notre esprit demeure en suspens, si les circonstances particulières ne font qu'affaiblir le poids des circonstances communes; ou il se porte à croire que le fait est faux, si elles sont telles qu'elles soient ordinairement des marques de fausseté. Voici un exemple qui peut éclaircir cette remarque.

C'est une circonstance commune à beaucoup d'actes d'être signés par deux notaires, c'est-à-dire par deux personnes publiques qui ont d'ordinaire grand intérêt à ne point commettre de fausseté, parce qu'il y va non-seulement de leur conscience et de leur honneur, mais aussi de leur bien et de leur vie. Cette seule considération suffit, si nous ne savons point d'autres particularités d'un contrat, pour croire qu'il n'est point antidaté; non qu'il n'y en puisse avoir d'antidatés, mais parce qu'il est certain que de mille contrats, il y en a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf qui ne le sont point de sorte qu'il est incomparablement plus probable que ce contrat que je vois est l'un des neuf cent quatre-vingtdix-neuf, que non pas qu'il soit cet unique qui entre mille peut se trouver antidaté. Que si la probité des notaires qui l'ont signé m'est parfaitement connue, je tiendrai alors pour très-certain qu'ils n'y auront point commis de fausseté.

Mais, si à cette circonstance commune d'être signé par deux notaires, qui m'est une raison suffisante, quand elle n'est point combattue par d'autres, d'ajouter foi à la date du contrat, on y joint d'autres circonstances particulières, comme que ces notaires soient diffamés pour être sans honneur et sans conscience, et qu'ils aient pu avoir un grand intérêt à cette falsification, cela ne me fera pas encore conclure que ce contrat est antidaté, mais diminuera le poids qu'aurait eu sans cela dans mon esprit la signature des deux notaires, pour me faire croire qu'il ne le serait pas. Que si, de plus, je puis découvrir d'autres preuves positives de cette antidate, ou par témoins, ou par des arguments très-forts, comme serait l'impuissance où un homme aurait été de prêter vingt

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