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III.

Avant les persécutions qui l'obligèrent, en 1679, de quitter la France, Arnauld vivait habituellement à PortRoyal des Champs, dans la société de Nicole, Sacy, Lancelot, et du duc de Luynes, traducteur des Méditations de Descartes. Ces pieux et savants solitaires consacraient les heures de relâche à converser de la philosophie et surtout du cartésianisme1. Au milieu de ces entretiens, une rencontre imprévue donna naissance à un des ouvrages qui honorent le plus le dix-huitième siècle et la philosophie française, je veux dire l'Art de penser. Comme la conversation roulait un jour sur la logique, un des interlocuteurs cita, comme très-digne de remarque, l'exemple d'un maître qui, dans sa jeunesse, la lui avait apprise en quinze jours. Arnauld répondit qu'on pouvait

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décret de la Congrégation de l'Index sur ces matières. Ce décret avait été précédé par l'importante définition que nous empruntons aux actes du concile de la province ecclésiastique de Reims, tenu en 1852 à Amiens, cap.xvI, § 3: « Dum rationalismum impugnant, caveant «<etiam ne rationis humanæ infirmitatem quasi ad impotentiam redu<< cant. Hominem, rationis exercitio fruentem, hujus facultatis applica<< tione posse percipere aut etiam demonstrare plures veritates metaphysicas et morales inter quas existentia Dei, animæ spiritualitas, << libertas et immortalitas atque boni et mali essentialis distinctio, etc., << annumerantur, constanti scholarum catholicarum doctrina comper« tum est. Falsum est rationem solvendis istis quæstionibus esse om<< nino impotentem, argumenta quæ proponit nihil certe exhibere, et << argumentis oppositis ejusdem valoris destrui. Falsum est hominem « has veritates naturaliter admittere non posse, quin prius per actum << fidei præambula quæ naturaliter cognoscuntur, et non esse motiva • credibilitatis quibus assensus fit rationabilis.... »

1. Voy. les Mémoires de Fontaine, Utrecht, 1736, et l'ingénieuse et savante histoire de Port-Royal, par M. Sainte-Beuve, t. II, p. 305

et suiv.

mieux encore, et qu'en trois fois moins de temps il promettait de faire voir toutes les règles essentielles au jeune fils du duc de Luynes, Henri de Chevreuse, qui était présent. La proposition ayant été acceptée, il se mit à l'œuvre, de concert avec Nicole, et en moins d'une semaine, par un prodige de facilité savante, fut achevée la Logique de Port-Royal, que le duc de Chevreuse résuma en quatre tableaux, à étudier en quatre jours. L'ouvrage, célèbre avant de paraître, circula quelque temps en manuscrit; mais comme on craignait qu'il ne fût imprimé en fraude sur une copie infidèle, l'auteur se décida à le publier, en 1662, chez Charles Savreux, imprimeur ordinaire de Port-Royal, avec un discours préliminaire écrit par Nicole. Une seconde édition, augmentée d'un nouveau discours et de plusieurs chapitres également dus à Nicole, parut en 1664, et fut accueillie par un succès non moins général que la première. L'Art de penser devint dès lors ce qu'il est resté depuis, un livre classique que les écoles d'Angleterre et d'Allemagne ont emprunté de bonne heure à la France3, et qui a pris peu à peu dans

1. L'Art de penser, avis (OEuv. compl., t. XLI).

2. L'Art de penser a été attribué à divers auteurs, mais deux notes citées dans le catalogue manuscrit des livres de l'abbé Goujet et reproduites par M. Barbier (Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, Paris, 1806, t. I, p. 496), me paraissent trancher la question; suivant l'une, qui est de Racine, élève, comme on sait, de Port-Royal : « Les discours et les additions sont de Nicole; les premières parties sont du même, avec le docteur Arnauld; la quatrième partie, qui traite de la méthode, n'est que de ce célèbre docteur. » Suivant l'autre note : « Ce qu'il y a de M. Nicole est le fruit de ce qu'il avait enseigné sur la philosophie à M. Le Nain de Tillemont, qui fut instruit, en effet, dans les écoles de Port-Royal. »

3. En 1736, selon les auteurs de la Bibliothèque raisonnée, t. XVI, p. 480, il avait déjà paru dix éditions francaises de l'Art de penser, et autant d'éditions latines. Celle de 1704 publiée à Halle est accompagnée d'une introduction de Fr. Buddée. Nous avons sous les yeux une tra

l'enseignement la place des indigestes compilations, héritage de la scolastique.

Le Discours préliminaire de Nicole est consacré à faire voir combien il est utile pour l'homme de cultiver en lui cette qualité qui s'appelle la justesse d'esprit, et qui consiste à discerner exactement la vérité. Rollin avoue qu'il ne connaît rien qui « soit plus propre à donner aux jeunes gens de l'estime et du goût pour la philosophie, ni qui puisse mieux leur en faire sentir tous les avantages et même la nécessité1. "

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La principale application qu'on devrait avoir, dit Nicole, serait de former son jugement et de le rendre aussi exact qu'il peut être, et c'est à quoi devrait tendre la plus grande partie de nos études. On se sert de la raison comme d'un instrument pour acquérir les sciences, et l'on devrait se servir, au contraire, des sciences comme d'un instrument pour perfectionner la raison, la justesse d'esprit étant infiniment plus considérable que toutes les connaissances spéculatives auxquelles on peut arriver par le moyen des sciences les plus véritables et les plus solides.

« Les hommes ne sont pas nés pour employer leur temps à mesurer des lignes, à examiner les rapports des angles, à considérer les divers mouvements de la matière leur esprit est trop grand, leur vie trop courte, leur temps trop précieux pour s'occuper à de si petits objets; mais ils sont obligés d'être justes, équitables, judicieux dans tous leurs discours, dans toutes leurs ac

duction anglaise publiée tout récemment, avec une introduction et des notes, par M. Th. Spencer Baynes, et déjà parvenue à sa seconde édition. Edimbourg, 1851.

1. Traité des études, livre II, art. 2.

tions et dans toutes les affaires qu'ils manient, et c'est à quoi ils doivent particulièrement s'exercer et se former.

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Ce soin et cette étude sont d'autant plus nécessaires, qu'il est étrange combien c'est une qualité rare que cette exactitude de jugement. On ne rencontre partout que des esprits faux, qui n'ont presque aucun discernement de la vérité; qui prennent toutes choses d'un mauvais biais; qui se payent des plus mauvaises raisons et qui veulent en payer les autres; qui se laissent emporter par les moindres apparences; qui sont toujours dans l'excès et dans les extrémités; qui n'ont point de serre pour se tenir dans les vérités qu'ils savent, parce que c'est plutôt le hasard qui les y attache qu'une solide lumière; ou qui s'arrêtent, au contraire, à leurs sens avec tant d'opiniâtreté, qu'ils n'écoutent rien de ce qui pourrait les détromper; qui décident hardiment ce qu'ils ignorent, ce qu'ils n'entendent pas et ce que personne n'a peut-être jamais entendu....

Cette fausseté d'esprit, continue Nicole, n'est pas seulement cause des erreurs que l'on mêle dans les sciences, mais aussi de la plupart des fautes que l'on commet dans la vie civile, des querelles injustes, des procès mal fondés, des avis téméraires, des entreprises mal concertées. Il y en a peu qui n'aient leur source dans quelque erreur et dans quelque faute de jugement: de sorte qu'il n'y a point de défaut dont on ait plus d'intérêt à se corriger....

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Dans un autre Discours qui ne parut, comme nous l'avons dit, qu'avec la seconde édition, Nicole répond aux objections que la nouvelle logique avait soulevées. Pourquoi, disaient les uns, l'intituler l'Art de penser et non pas l'Art de bien raisonner? C'est, réplique Nicole,

que la logique ayant pour but de donner des règles pour toutes les actions de l'esprit, et aussi bien pour les idées simples que pour les jugements et les raisonnements, il n'y a guère d'autre mot que celui de pensée qui enferme toutes ces différentes actions. Pourquoi, disaient les autres, ce grand nombre d'exemples tirés des sciences les plus hautes, et à quoi bon une bigarrure de rhétorique, de morale, de physique, de métaphysique et de géométrie? Mais c'est justement cet amas de différentes choses, répond Nicole, qui a donné quelque cours à l'ouvrage, et qui l'a fait lire avec un peu moins de chagrin qu'on ne lit les autres. Il est d'ailleurs très-essentiel, pour la bonne éducation de l'esprit, de ne pas séparer la logique des sciences auxquelles elle est destinée, et de la joindre tellement, par le moyen des exemples, à des connaissances solides, que ceux qui l'étudient voient en même temps les règles et la pratique. Enfin on reprochait aux auteurs de l'Art de penser de reprendre quelquefois Aristote et de mal dissimuler un secret désir de le rabaisser; à quoi Nicole répond qu'il admire dans Aristote un esprit très-vaste et très-étendu, mais que ce grand homme a pu se tromper, et qu'à l'égard des philosophes tant anciens que nouveaux, la seule règle conforme à la raison est d'approuver ce qu'on juge vrai et de rejeter ce qu'on juge faux. Partout, dans la Logique de Port-Royal on retrouve l'empreinte de ces fortes et prudentes maximes qui furent celles des plus grands esprits du dix-septième siècle, mais que nul n'a soutenues avec plus de conviction et d'autorité que Nicole et Arnauld.

La logique était donc pour eux « l'art de bien conduire sa raison dans la connaissance des choses, tant pour s'instruire soi-même que pour instruire les autres. »

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