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Arnauld distingue quatre principales opérations de l'esprit concevoir, juger, raisonner, ordonner; concevoir, c'est-à-dire nous former des idées des choses qui se présentent à nous; juger, c'est-à-dire affirmer une idée d'une autre; raisonner ou tirer un second jugement d'un premier; ordonner, ou disposer diverses idées, divers jugements, divers raisonnements sur un sujet déterminé. Arnauld se trouve ainsi conduit à diviser la logique en quatre parties, dont la première traite des idées, la seconde des jugements, la troisième des raisonnements, la quatrième de la méthode.

Les idées sont considérées selon leur nature et leur origine, la différence de leurs objets, et leurs principaux caractères de simplicité et de composition, d'universalité et de particularité, de clarté et de confusion, etc.

Sur la question de l'origine des idées, Arnauld se prononce avec force contre le système de Hobbes et de Gassendi, qui les font dériver des sens. « Il n'y a rien, dit-il, que nous concevions plus directement que notre pensée même, ni de proposition qui puisse nous être plus claire que celle-là: je pense, donc je suis. Or, nous ne pourrions avoir aucune certitude de cette proposition, si nous ne concevions distinctement ce que c'est qu'être, et ce que c'est que penser.... Si donc on ne peut nier que nous n'ayons en nous les idées de l'être et de la pensée, je demande par quel sens elles sont entrées; sont-elles lumineuses ou colorées pour être entrées par la vue? d'un son grave ou aigu, pour être entrées par l'ouïe? d'une bonne ou mauvaise odeur, pour être entrées par l'odorat? de bon ou de mauvais goût, pour être entrées par le goût? froides ou chaudes, dures ou molles, pour être entrées par l'attouchement? Que si l'on dit qu'elles ont été

formées par d'autres images, qu'on nous dise quelles sont ces autres images sensibles dont on prétend que les idées de l'être et de la pensée ont été formées, et comment elles ont pu être formées, ou par composition, ou par ampliation, ou par diminution, ou par proportion. Que si l'on ne peut rien répondre à tout cela qui ne soit fort déraisonnable, il faut convenir que les idées de l'être et de la pensée ne tirent en aucune sorte leur origine des sens, mais que notre âme a la faculté de les former de soi-même, quoiqu'il arrive souvent qu'elle est excitée à le faire par quelque chose qui frappe les sens : comme un peintre peut être porté à faire un tableau par l'argent qu'on lui promet, sans qu'on puisse dire pour cela que le tableau a tiré son origine de l'argent.

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Après avoir traité de l'origine des idées, Arnauld les considère sous le point de vue de leurs objets; ce qui l'amène à parler des dix catégories d'Aristote, c'est-àdire des dix classes principales auxquelles ce philosophe ramène tous les objets de l'entendement, savoir: la substance, la quantité, la qualité, la relation, l'action, la passion, le temps, le lieu, la situation, la manière d'être. Cette théorie si souvent admirée et commentée est jugée, il faut en convenir, avec une rigueur qui dégénère en injustice. Non-seulement, suivant Arnauld, elle ne servirait pas à former le jugement, mais elle accoutumerait les hommes à se payer de mots, à s'imaginer qu'ils savent toutes choses lorsqu'ils n'en connaissent que des noms arbitraires. Il y a plus de solidité et de profondeur dans le péripatétisme que ne le prétend le disciple de Descartes, un peu prévenu contre les anciens par son attachement à la philosophie nouvelle.

Dans les chapitres suivants, Arnauld continue d'étu

dier la nature et les caractères des idées; et comme le but qu'il poursuit n'est pas une vaine et stérile instruction, il s'applique à redresser, chemin faisant, les erreurs que la confusion et l'obscurité de nos pensées nous font journellement commettre. Il faut lire surtout quelques pages remarquables où sont analysés avec une singulière finesse les illusions et les songes dont les esprits les plus sages se nourrissent pour tout ce qui touche à l'opulence, à la grandeur, à la vertu, aux biens et aux maux de la vie.

Avec le premier chapitre du second livre commence l'étude du jugement ou plutôt de la proposition qui l'exprime, et par conséquent du langage, dont le rôle, les services et les inconvénients, soit comme signe, soit comme auxiliaire de la pensée, sont appréciés avec un détail et surtout une exactitude égalée peut-être, mais non surpassée par Locke et Condillac.

Arnauld distingue d'abord, selon l'usage des scolastiques, quatre sortes de propositions: 1° affirmatives universelles; 2° affirmatives particulières; 3° négatives universelles; 4° négatives particulières.

Il traite ensuite des propositions simples, complexes, composées.

Amené par le développement de son sujet à parler de la définition et de la division, il en détermine l'objet et les conditions essentielles, et saisit cette occasion de constater que les ouvrages d'Aristote renferment bien des définitions, comme celles du mouvement, du sec, de l'humidité, du froid et du chaud, qui ne sont ni claires ni exactes.

Il termine par l'indication des règles de ce procédé appelé conversion des propositions, qui consiste à mettre

le sujet à la place de l'attribut et l'attribut à la place du sujet; règles fort usitées au moyen âge, mais dont Arnauld est le premier à proclamer l'inutilité.

La théorie du raisonnement qui fait l'objet de la troisième partie de la Logique de Port-Royal reproduit, sous une forme plus précise et plus populaire, l'analyse du syllogisme qu'Aristote le premier a donnée, et que les scolastiques ont si stérilement développée. Après une exposition détaillée des règles propres à chaque mode et à chaque figure, Arnauld rappelle avec raison « que toutes ces règles ne servent qu'à faire voir que la conclusion est contenue dans l'une des premières propositions et que l'autre la fait voir. » D'où il suit « que ces règles se réduisent à deux principales qui sont le fondement des autres : l'une que nul terme ne peut être plus général dans la conclusion que dans les prémisses; l'autre que le moyen doit être pris une fois au moins universellement. "

Mais ce qui donne surtout du prix à la troisième partie de la Logique de Port-Royal, ce sont les deux derniers chapitres relatifs aux sophismes et aux mauvais raisonnements que l'on commet dans la vie civile et dans les discours ordinaires. Ils sont de la main de Nicole, et ils offrent cette connaissance profonde du cœur humain qui fait le mérite des Essais de morale du même auteur. C'est là que se trouvent les célèbres passages contre Montaigne, chez lequel les écrivains de Port-Royal se plaisent à poursuivre l'amour excessif de soi-même. Nicole nous le montre plein de son propre mérite, occupé

à n'entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies et de ses vices.... Il parle de ses vices pour les faire connaître et

non pour les faire détester.... Quand il appréhende que quelque chose le rabaisse un peu, il est aussi adroit que personne à le cacher. » Plus loin, Nicole reproche à Montaigne de se jouer de ses lecteurs, "en leur disant des choses qu'il ne croit pas, et que l'on ne peut pas croire sans folie; ce qui est un vice très-contraire à la justesse de l'esprit et à la sincérité d'un homme de bien. » Mais cette critique acerbe, il faut le remarquer, ne touche pas à la forme littéraire : elle est purement morale, et elle n'a pour objet que de montrer comment les passions et en particulier la vanité s'introduisent chez les meilleurs esprits, et leur font dire et faire bien des choses que la raison ne saurait approuver.

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La quatrième partie de la Logique de Port-Royal, consacrée à la méthode, paraît être l'œuvre exclusive d'Arnauld. Elle s'ouvre par un chapitre sur la possibilité de la science et sur les bornes nécessaires de l'entendement humain. Il s'est trouvé des philosophes qui ont fait profession, les uns de nier la certitude, en admettant la vraisemblance, les autres de rejeter la vraisemblance elle-même et de prétendre que toutes choses sont également obscures et incertaines. Mais la vérité est, dit Arnauld, que toutes ces opinions qui ont fait tant de bruit dans le monde n'ont jamais subsisté que dans des discours, des disputes ou des écrits, et que personne n'en a jamais été sérieusement persuadé.... Que s'il se trouvait quelqu'un qui pût entrer en doute s'il ne dort point, ou s'il n'est point fou..., au moins personne ne saurait douter s'il est, s'il pense, s'il vit; car, soit qu'il dorme ou qu'il veille, soit qu'il ait l'esprit sain ou malade, soit qu'il se trompe ou qu'il ne se trompe pas, il est certain au moins, puisqu'il est, qu'il pense et qu'il vit, étant

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