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Le principal motif qu'Arnauld allègue à l'appui de son sentiment est l'état particulier où notre âme se trouve quand elle conçoit les vérités rationnelles. La connaissance de ces vérités n'équivaut pas en effet pour nous à la connaissance de Dieu, et par exemple, je puis démontrer fort clairement un théorème de géométrie sans qu'aussitôt mon esprit se reporte vers l'intelligence divine. Or, pour découvrir une vérité dans une autre, il faut que celle-ci nous soit pour le moins aussi connue et aussi présente que la première. Si donc je n'ai pas conscience de penser à la vérité suprême, quand je saisis avec le plus d'évidence certaines vérités mathématiques, par exemple, elle ne peut être le milieu où je les aperçois 1.

Arnauld ajoutait que l'entendement divin embrasse le particulier et le général, le contingent et le nécessaire, le relatif et l'absolu, les esprits et les corps dans l'unité d'une même pensée. Il suit de là qu'on ne voit aucune vérité dans cette lumière adorable sans les y voir toutes, et par conséquent sans y découvrir les vérités matérielles. Le système chimérique de Male

1. << Conscius sum mihi multas geometricas et arithmeticas veritates «< clare intellexisse; cum nulla subiret animum meum cogitatio de « ipsa, quæ supra mentes nostras est, incommutabili veritate, hoc est « de Deo... Atqui unum idemque est me de re aliquâ cogitare, et rem << aliquam mentis meæ conspectui præsentem esse. Ergo incommutabi«lis illa veritas quæ Deus est mentis nostræ conspectui præsens non_ fuit, si dum illas intellexi, conscius mihi sum nullam nequidem le« vissimam de illa veritate quæ Deus est cogitationem animum meum « subiisse. At si tum mentis meæ conspectui præsens non fuit illa ve«ritas quæ Deus est, non ergo in illa videre potui geometricas illas « veritates,» Dissertatio bipartita, art. IV, 1; OEuv. compl., p, 240, 132, Cf. Règles du bon sens, art. v, ibid., p. 170.

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2. « Veritates contingentes... non minus sunt apud Deum in prima << veritate quam veritates scientiarum quæ dicuntur necessariæ. Nulla « ergo idonea ratio afferri mihi posse videtur, cur veritates contingen<«tes in prima veritate quæ Deus est, non videantur; veritate quæ « Deus est, videri possint. » Dissert. bip., art. IV, III, p. 136.

branche est donc le terme auquel aboutit en dernière analyse cette opinion que nous contemplons en Dieu les vérités nécessaires; elle n'en diffère que par un défaut de rigueur en ce qu'elle isole arbitrairement la connaissance de ces vérités et la perception des objets sensibles.

Ces raisons nous paraissent peu solides. Nous accordons à Arnauld que la notion des attributs divins n'est pas présente à l'âme, quand elle connaît les premiers principes avec le plus de clarté; mais est-une condition indispensable de la vue de ces vérités en Dieu ? Malgré la simplicité profonde de la nature divine, l'abstraction sépare ses perfections, dont chacune peut ainsi devenir l'objet d'une pensée déterminée. Je puis concevoir la puissance indépendamment de la justice, l'éternité indépendamment de la miséricorde, l'existence infinie et nécessaire indépendamment de la bonté. Mon âme alors. connaît Dieu, puisqu'elle découvre un de ses attributs, et en même temps, elle le connaît très-imparfaitement, puisqu'elle ne découvre pas les autres. Or c'est là précisément la manière dont la Divinité se présente à nous dans la conception des principes; chaque ordre de vérités correspond à un ordre particulier d'attributs; les vérités métaphysiques, expriment l'immutabilité, l'immensité, l'éternité; les vérités morales, la justice, la bonté, la providence; l'idée du beau, la beauté suprême et incréée. Pour que la vue de la Divinité dans la connaissance de l'absolu, fût accompagnée de conscience, il faudrait concevoir ces diverses perfections non obscurément, mais clairement, non isolées l'une de l'autre, mais réunies, non à l'état de pure abstraction, si je l'ose dire, mais rattachées à leur centre; et comme les forces de l'intelli

gence humaine n'y suffisent pas, il en résulte que Dieu est à la fois ce qu'il y a de plus près de nous et de plus caché, un être qu'on entrevoit à tout instant et qu'on ignore, une nature dont l'intelligence peut contempler les caractères souverains sans l'y reconnaître.

Arnauld demande pourquoi nous verrions en Dieu les premiers principes, puisque nous n'y voyons pas les objets matériels; la raison en est parfaitement simple, c'est que toute vérité s'aperçoit où elle se trouve. Nous voyons les corps dans l'espace qui les renferme, la figure dans les corps dont elle est une propriété, le plaisir et la peine dans l'âme qu'ils modifient; de même nous devons découvrir les premiers principes dans une substance nécessaire et immuable, parce qu'il n'y a qu'une substance immuable et nécessaire capable de contenir une vérité absolue. Si les objets matériels étaient des réalités infinies, ils se confondraient avec l'Être divin, et nous ne pourrions les contempler que dans son essence; mais ils sont particuliers, contingents, corruptibles; il n'est donc pas étonnant que l'esprit les aperçoive ailleurs que dans l'intelligence divine, quand bien même il puiserait la connaissance de quelques vérités à cette source ineffable.

L'explication qu'Arnauld substitue à la théorie de Huyghens et du P. Lami est assez embarrassée. Il attribue incontestablement à l'âme la faculté de concevoir par elle-même les idées absolues; mais en outre, on pourrait conclure de quelques-unes de ses paroles, qu'il considère ces idées comme un produit de l'abstraction comparative1. Si telle était l'opinion d'Arnauld, il aurait commis

1. « Frustra recurrimus ad veritatem æternam quæ supra mentes << nostras est, si in ipsa mente nostra reperimus quidquid necessarium

une des méprises les plus graves où la science de l'esprit humain puisse tomber. Sans doute le travail de l'intelligence sur les perceptions élémentaires est une source féconde de jugements; mais il n'explique pas la connaissance des premières vérités. Comment ne seraient-elles qu'une simple combinaison d'éléments particuliers et relatifs, puisqu'elles sont universelles et absolues, ou l'œuvre de la faculté de raisonner, puisqu'elles forment la base et la condition même du raisonnement? Nous nous y élevons par une loi primitive et instinctive de notre nature intellectuelle; nous ne les créons pas. Toute autre manière de les envisager suppose qu'on a altéré leurs caractères, et a des suites également funestes pour la mo

«

<< est ut vera esse judicemus quæ in scientiis apodictive demonstrantur. << At rem ita se habere facile perspicitur, si mens nostra in se conversa, << quid in se agatur dum scientias acquirimus, sedulo investigare « voluerit. 1o Etenim in se ipsa animadvertet multarum rerum perceptiones sive ideas, undecumque illas habuerit... 2° Animadvertit << præterea, in se esse virtutem ideas illas sive perceptione inter se << comparandi et dijudicandi an una alteram excludat vel includat.... << 3o Aliam virtutem quæ ad illam accedit, in se reperiet, nempe diju<<< dicandi an una idea aliam includat, per comparationem tertiæ cum « utraque.... Nihil est ex istis omnibus quod ad mentem nostram non << pertineat, nihil quod fingi possit in Deo tantum esse, et esse æter<< num, ut Deus est æternus. Atqui his tantum suppositis, facile intelligimus quomodo mens humana scientias apodicticas, quasi est geo<< metria, arithmetica, sibi comparare possit. Totæ enim constant << definitionibus et demonstrationibus. Definitiones excitant in mente « nostra ideæ terminorum qui ad illas scientias pertinent. Axiomata.... <<< sunt judicia quæ mens nostra format ope cognoscitivæ virtutis quam « a Deo habet, ita clara ut omnibus in confesso sit supponi posse ut << per se nota; quia ut mens nostra illis sine dubitatione assentiatur « opus tantum habet ut attendat ad ideas claras et simplices, quas in « se reperit, in quarum connexione illa judicia efformata sunt : ad « se, verbi gratia, conversa esse nequit ut cogitantem actu, quin se simul apprehendat ut existentem. Quæ autem veritas ibi creata et << quæ in mente mea sit, non supra mentem. Ideæ in mente mea sunt; << connexio illarum a mente mea fit, ut et assensus quo illi connexioni << adhæret. » Dissert bipart., art. V, п, p. 124. Cf. Règles du bon sens, ibid. p, 201 et suivantes.

rale, pour la religion et pour la science. Quoi qu'il en soit, et quand bien même Arnauld n'aurait pas été infidèle jusqu'à ce point à Descartes, à ses propres opinions et à la raison, sa théorie, expression pure et simple d'un fait, se réduirait à constater que certaines vérités nous sont connues indépendamment de l'expérience; elle ne montrerait pas comment nous les connaissons.

VII.

Le débat de l'origine des idées est ce qui marque le mieux la place d'Arnauld comme métaphysicien; aussi avons-nous dû l'exposer avec quelque détail; nous passerons plus rapidement sur la controverse relative au Traité de la Nature et de la Gráce, qui ne touche à la philosophie que par une de ses faces.

Malebranche avait entrepris la solution d'un problème qui n'intéresse pas moins la foi que la raison, l'origine du mal, et comme si une question aussi vaste, envisagée sous un seul côté, ne pouvait suffire à l'activité de sa féconde intelligence, il ne s'était pas borné aux difficultés de l'ordre naturel, mais avait voulu également pénétrer les mystères de la prédestination et de la grâce. L'idée fondamentale du système qu'il proposa, est que les volontés d'un être doivent en général ressembler à sa nature, inconstantes, capricieuses, quand sa nature est flottante, mobile et passionnée; fixes et régulières, si elle est immuable. Dieu avait à choisir, dans la création et la conservation du monde, entre des moyens simples,

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