Images de page
PDF
ePub

Jeudi soir, 24 janvier 1861.

RÉCEPTION DU PÈRE LACORDAIRE

Elle a donc eu lieu cette séance tant attendue, tant désirée, et qui devait être la plus curieuse de toutes les fêtes que l'Académie française a offertes jusqu'ici à son brillant public: car c'est proprement un bal de beaux esprits qu'une séance de réception. Le principal intérêt est dans le caractère des deux personnages qui y figurent. L'élection du Père Lacordaire promettait depuis un an à la société parisienne ce qu'elle aime le plus, un spectacle et une singularité. C'était la première fois depuis la fondation qu'un membre du Clergé régulier, un religieux, un moine, pour l'appeler par son nom, était appelé à siéger parmi les Quarante. L'ancienne Académie française qui compta toujours un si grand nombre d'abbés, d'évêques, de cardinaux, la fleur du Clergé séculier, n'aurait jamais songé à choisir un religieux proprement dit, un homme voué à la retraite, enchaîné par des vœux étroits, eût-il été un foudre d'éloquence. Cela tenait à des nuances oubliées, à des convenances évanouies. L'Académie nouvelle n'en a pas tenu compte, et elle a sans doute bien fait de ne songer qu'au talent. On assure qu'en allant choisir à ce moment le Père Lacordaire, dont elle aurait pu se souvenir plus tôt, elle a songé à autre chose encore; je veux dire qu'elle a désiré voir appliquer ce beau talent d'orateur à un sujet

qui lui était particulièrement cher, au panégyrique d'un éminent Académicien mort avant l'âge et enlevé dans la ferveur de ses œuvres. Les amis et les admirateurs de M. de Tocqueville, en le perdant, ont été saisis en effet d'une crainte : c'est qu'il ne fût pas assez dignement loué, et que sa renommée sérieuse ne resplendît point suffisamment. Ils étaient sûrs, au contraire, qu'il serait fait selon leur vœu de pieuse ambition, en remettant le soin de le célébrer au Père Lacordaire. Le nom de M. de Tocqueville devait acquérir aussitôt, sous cette parole d'oraison funèbre, ce qui justement lui avait un peu manqué, le lustre et l'éclat.

Et puis, une fois que l'idée était venue d'un tel choix, comment résister à la mettre à exécution? Car voyez la perspective: d'un côté, un Dominicain avec M. de Tocqueville pour sujet, c'est-à-dire la démocratie américaine pour champ illimité; et de l'autre côté, pour visà-vis, le Directeur de l'Académie, M. Guizot en personne, un calviniste, un hérétique, le plus éloquent organe, pendant dix-huit ans, de la liberté ordonné de la liberté réglée et restreinte : - quel antagonisme! quelle antithèse! Ajoutez-y l'impossibilité, dans les circonstances présentes, qu'entre de tels jouteurs il ne fût pas un peu question de Rome, du Pape! une difficulté de plus, un intérêt, un péril: incedo per ignes... Et voilà ce qui fait que le genre du discours académique, dont on dira tout ce qu'on voudra, est un genre bien moderne, bien vivant, bien dramatique, et plus couru que toutes les tragédies du monde.

Si M. Lacordaire a pu hésiter un moment avant d'accepter les avances de l'Académie (et on assure qu'il a hésité en effet), il y a quelque chose qui a dû le décider plus que tout, lui orateur et depuis quelques années réduit au silence; c'est la pensée d'une telle joute, la perspective d'une telle journée. Il n'a pas dû résister à

l'idée de faire (comme on disait autrefois au barreau) une action d'éclat.

Il l'a faite, et nous y avons applaudi, non sans quelque restriction. D'abord l'orateur, le prédicateur enflammé, le missionnaire qu'est ou qu'a été le Père Lacordaire, . avait quelque effort à faire pour se mettre au ton du discours académique, de ce discours qui doit être lu et qui n'est, si je puis ainsi parler, qu'un demi-discours, orné et mesuré. Aussi n'y a-t-il réussi qu'imparfaitement. L'orateur est sorti plus d'une fois du ton; tantôt il baissait trop la voix, tantôt il la poussait d'un accent trop aigu; son geste aussi, par moments, était criard, et, à certains passages à effet, son bras tendu, frémissant et flamboyant comme s'il eût secoué une torche, semblait vouloir chercher jusqu'au fond des tribunes des applaudissements que l'orateur eût trouvés à moins de frais tout près de lui. Ce sont des habitudes d'un autre genre et d'une autre enceinte qu'il apportait dans une enceinte nouvelle. Il y a donc eu un certain défaut géné

dans l'action, cette condition première, ce premier ressort de l'éloquence.

La composition m'a paru aussi assez irrégulière et disproportionnée; plusieurs fois, l'orateur, après avoir atteint tout d'un trait jusqu'aux limites de son sujet et au terme de la carrière qu'il avait à retracer, a dû revenir sur ses pas et en arrière. On retrouvait là cette «< imagination vagabonde » dont M. Guizot a parlé; et, en tout, cet improvisateur ardent, hasardeux, assujetti cette fois au débit académique, me faisait l'effet d'un oiseau de haut vol, attaché et retenu par un fil; il y avait des moments où l'on aurait dit qu'il allait prendre son essor, mais le fil était court, l'essor se brisait, et l'on n'avait qu'un vol saccadé.

L'orateur a eu d'heureux traits pour caractériser M. de Tocqueville. Il est bien entendu qu'en ces jours

de solennité oratoire, il ne faut pas demander un jugement tout à fait exact et définitif sur l'homme qu'on célèbre. On n'est pas immortel pour rien, et, le jour de l'apothéose académique, chacun à son tour a chance d'être élevé au rang des demi-dieux. C'est avant ou après, et quand on est à l'abri du prestige de cette puissance trompeuse qui s'appelle l'éloquence, qu'on peut prendre véritablement la mesure de l'homme. Tous les thèmes qu'offrait la carrière si noblement parcourue par M. Tocqueville ont été traités. Il en est un qui a longtemps occupé l'orateur : qu'est-ce que le démocrate américain, et en quoi diffère-t-il essentiellement du démocrate européen? Ç'a été le sujet d'un long parallèle, dans lequel tous les avantages, toutes les vertus, toutes les piétés ont été libéralement reconnus ou octroyés au démocrate américain; quant à l'européen, il a été si maltraité que j'aurais vraiment envie de dire quelque chose en sa faveur et à sa décharge, si c'était le moment et le lieu. Littérairement, ce morceau n'a paru qu'un lieu commun trop prolongé, et dans lequel les traits qui, à la rigueur, pouvaient être ressemblants, disparaissaient dans la façon déclamatoire de l'ensemble. Il y a eu je ne sais quelle phrase sur Tibère, à laquelle l'orateur a paru attacher beaucoup d'importance, et qui n'est que de mauvais goût. L'orateur a été mieux inspiré quand il nous a dit tout ce qu'aimait M. de Tocqueville, quand il nous l'a peint surtout dans sa retraite, dans la vie privée, dans l'union domestique, où il ne fut trompé que dans la mesure de bonheur qui surpassa encore son espoir et son vou. En rentrant dans le naturel, il a trouvé des tons tout à fait aimables.

Mais il me semble s'être tout à fait mépris lorsqu'en finissant il nous a montré M. de Tocqueville « penché vers l'antiquité, » relisant ses anciens auteurs, admirant non-seulement Platon, mais Zénon, préférant même

Lucain à ces poëtes courtisans, Virgile et Horace. M. de Tocqueville, un pur penseur, n'était que peu versé dans les lettres anciennes et dans l'antiquité classique. Ces manques de justesse dans un panégyriste nous font souffrir plus qu'il ne faudrait, nous autres critiques littéraires qui y regardons de plus près.

Lu, le discours trahira de grandes irrégularités de style, et plus que des audaces, je veux dire des incohérences d'images, des disparates de ton et des défauts d'analogie qui s'apercevront assez. Cela sautait aux yeux, même à l'audition.

Les honneurs de la séance ont été pour le discours de M. Guizot. Ç'a été celui d'un maître, d'un orateur consommé dans l'art de bien dire.

Un petit détail où la curiosité l'attendait : — il a commencé son discours en disant Monsieur et non pas mon Père. C'est le droit et l'usage de l'Académie de ne dire jamais que Monsieur, à pareil jour, au nouveau membre qu'elle a élu; on a dit Monsieur tout court au duc de Noailles, on a dit Monsieur et non pas Monseigneur à l'évêque d'Orléans. C'est le signe de l'égalité parfaite et de la confraternité académique, au moins pour ce premier jour de réception. Il n'y a eu que le cardinal Maury qui a exigé qu'on lui donnât du Monseigneur, et encore a-t-il fallu des négociations pour cela et un ordre d'en haut : ce qui lui a valu, dans le temps, plus d'une épigramme.

M. Guizot a commencé très-spirituellement par se demander ce qu'un hérétique comme lui et un dominicain comme le récipiendaire auraient eu à se dire il y a six cents ans, s'ils s'étaient rencontrés face à face, dans la guerre des Albigeois, par exemple. Ç'a été pour lui une occasion naturelle de rendre hommage à la civilisation moderne et à cette société française qui a du bon et qui n'est pas uniquement, comme on venait de

« PrécédentContinuer »