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aimé, regretté de tous, succombant, on peut le dire, à une situation trop forte, à une épreuve où la préoccupation politique avait pesé étrangement sur les déterminations de l'homme de guerre. On raisonna beaucoup dans le temps sur cette mort; il me semble qu'elle s'explique tout naturellement. Joubert qui avait tant maudit l'instant où il fut fait caporal, qui avait tant repoussé le poids de la responsabilité, sentit qu'il en avait assumé une double sur sa tête, celle d'une armée, celle d'un parti; mais il était embarqué, il fallait poursuivre. Il défaillait dans son for intérieur, il avait perdu l'espérance; l'homme de cœur et le héros en lui se revancha du moins, se releva tout d'un bond. Aux premières balles qu'il entendit, il courut leur demander le secret du sort; il voulut se dédommager par son intrépidité de grenadier de son irrésolution comme général.

Six semaines après, le 30 septembre, Bonaparte, revenant d'Égypte, relâchait dans le golfe d'Ajaccio; il y apprenait pour première nouvelle la mort de Joubert sur le champ de bataille de Novi et ce concours d'événements qui marquaient comme au front des étoiles que l'heure du destin était arrivée. Cette mort, avec les circontances qui l'avaient amenée, était un nouvel et dernier augure.

Napoléon a toujours parlé très-bien de Joubert, et comme d'un ami; son jugement, conservé tant dans ses Mémoires que dans les conversations de Sainte-Hélène, résume toute la carrière du jeune guerrier, ses services, ses mérites et ses qualités, avec cette conclusion: << Il était jeune encore et n'avait pas acquis toute l'expérience nécessaire. Il eût pu arriver à une grande renommée. »

Il est téméraire de prédire ce qui sera; il est plus téméraire encore et plus vain de prétendre s'imaginer ce qui n'a pas été. Si l'on essaye pourtant (car la pen

sée va d'elle-même) de se figurer ce qu'eût été Joubert devenu maréchal d'Empire, il me semble que l'illustre maréchal Suchet nous en donne assez bien l'idée un militaire brave, instruit, progressif, un parfait lieutenant, capable de conduire à lui seul des opérations circonscrites, administrateur habile et intègre, combinant des qualités militaires et civiles, se faisant aimer même dans les pays conquis. C'eût été un maréchal Suchet venu plus tôt et de la première promotion.

Mais en un sens, et si l'on ne cherche que ce qui le distingue des autres, il est mort à temps, au moment où ce simulacre de république dont il était l'une des plus nobles colonnes, allait s'écrouler sous un choc puissant; il est mort jeune avec ce qui devait mourir alors pour n'avoir pas à se démentir ou à se transformer. Son nom n'eut qu'un bien court intervalle pour se dégager, mais il s'y lit entouré d'un signe.

Ne le remarquez-vous pas ? il en est de l'Histoire comme de la Nature: elle essaye avant de réussir, elle ébauche avant de créer. La destinée de Joubert n'est qu'une ébauche, mais c'est à ce titre surtout qu'elle vivra. Ce qu'il y eut de brave, d'intrépide, d'honnête, d'individuel en lui, a dès longtemps pâli dans l'éloignement et serait déjà effacé par la distance: son caractère plus distinct, sa marque fatale et comme sacrée est dans ce qui le rattache au grand mouvement irrésistible qui se préparait, à l'ère de rénovation vers laquelle aspirait la société tout entière. C'est comme signe et comme symptôme, c'est comme présage avantcoureur, c'est comme usurpateur à son insu (le loyal jeune homme!) du plus grand rôle moderne, qu'il nous est visible aujourd'hui. Sa vie est un feuillet déchiré, mais qui précède immédiatement un des plus mémorables chapitres du livre auguste de l'Histoire. Dans une histoire universelle, si courte qu'elle soit, et fût

elle à la Bossuet, il est sûr par là d'être nommé. Ce n'est pas en vain qu'on a été choisi, même pour manquer le rôle de César, et qu'en tombant au premier souffle du Destin, on est une preuve, un illustre pronostic de plus de la fortune de César.

Lundi, 27 mai 1861.

MÉMOIRES DE MADAME ELLIOTT

SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TRADUITS DE L'ANGLAIS PAR M. LE COMTE DE BAILLON (1).

Elle a été galante, elle a été légère, elle a ébloui les yeux des princes et de ceux qui sont devenus rois; elle n'a pas cru qu'on dût résister à la magie de sa beauté ni qu'elle dût y résister elle-même; elle a tout naturellement cédé et sans combat, elle a triomphé des cœurs à première vue et n'a pas songé à s'en repentir; elle a obéi à cette destinée d'enchanteresse comme à une vocation de la nature et du sang; il lui a semblé tout simple de jouer tantôt avec les armes royales de France, et tantôt avec celles d'Angleterre qu'elle écartelait à ses panneaux mais tout cela lui a été et lui sera pardonné, à elle par exception; tous ses péchés lui seront remis, parce qu'elle a si bien pensé, parce qu'elle a si loyalement épousé les infortunes royales, comme elle en avait naïvement usurpé les grandeurs; parce qu'elle est entrée dans l'esprit des vieilles races à faire honte à ceux qui en étaient dégénérés; parce qu'elle a eu du cœur et de l'honneur comme une Agnès Sorel en avait

(1) Un vol. in-18, chez Michel Lévy, rue Vivienne, 2 bis.

eu; parce qu'elle a eu de l'humanité au péril de sa vie, parce qu'elle a confessé la bonne cause devant les bourreaux, et qu'elle a osé leur dire en face: Vous êtes des bourreaux! - parce qu'enfin, comme Édith au col de cygne, s'il avait fallu choisir et reconnaître parmi les morts de la bataille le corps du roi vaincu qu'elle avait aimé, les moines eux-mêmes se seraient adressés à elle pour les aider dans leur pieuse recherche. Que dire encore? cette maîtresse de princes a mérité la bénédiction de M. de Malesherbes prêt à partir pour l'échafaud.

Grace Dalrymple, née en Écosse vers 1765, la plus jeune de trois Grâces ou de trois sœurs, fille d'un père avocat en renom et d'une mère très-belle, élevée dans un couvent en France jusqu'à l'âge de quinze ans, mariée inconsidérément à un homme qui aurait pu être son père, et devenue ainsi madame Elliott, secoua vite le joug, amena le divorce, devint à Londres la maîtresse du Prince-régent, de qui elle eut une fille, puis la maîtresse du duc d'Orléans, pour qui elle vint d'Angleterre en France.

C'est là que nous la trouvons au moment où la Révolution éclate: elle en fut témoin, une des patientes et des victimes, victime non immolée toutefois, et qui survécut assez pour être une des belles indignées qui se vengèrent par un récit où elles mirent leur âme.

Le sien a des caractères qui lui sont propres, entre les diverses relations qu'ont laissées les femmes échappées au glaive de la Terreur. Je viens d'en relire quelques-unes celle de Madame Royale (la duchesse d'Angoulême), une relation auguste et simple; celle de mademoiselle de Pons, depuis marquise de Tourzel ; celle de madame de Béarn, née Pauline de Tourzel. Oh! cette dernière relation (Souvenirs de quarante ans,

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