Samedi, 22 décembre 1855. RÊVES ET RÉALITÉS PAR MADAME M. B. (BLANCHECOTTE), OUVRIÈRE ET POÈTE (1). La poésie n'est pas morte; elle ne sommeille même pas. Je crois remarquer que depuis quelque temps il ya un retour plus vif et des tentatives, confuses encore, mais qui témoignent d'un désir et d'une espérance de nouvelle veine. Il est vrai que voilà bien des années déjà qu'il ne s'est point produit d'œuvre poétique qui ait appelé à un haut degré l'attention du grand public et qui lui ait fait saluer une jeune gloire. On dirait que le fleuve, en continuant de couler, traverse des plaines assez ingrates et monotones sans rencontrer un site bien mémorable ou l'une de ces cités qui immortalisent. Mais qui sait? d'ici à demain peut-être, ce cours un peu vague peut se resserrer, se creuser avec profondeur, entrer dans quelque vallée verdoyante et sonore, réfléchir des bords plus hardis, des scènes plus animées, donner enfin le mouvement et la vie à un paysage que chacun voudra connaître et visiter. En un mot, ce n'est pas la matière de la poésie qui manque, ce n'est pas le sentiment poétique; c'est plutôt la forme et le glorieux accident. En attendant, les poëtes sont à l'œuvre, et le labeur (1) Un vol. in-18; Paris, Ledoyen, 1855. ni l'inspiration ne cessent pas. C'est ainsi qu'en ouvrant le volume que j'annonce aujourd'hui, j'ai reconnu, dès les premiers vers, un poëte et une âme, une, âme douloureusement harmonieuse. On sent que ce n'est point une fiction ni une gentillesse que ce titre d'ouvrière qui se joint aux initiales de l'auteur. Une condition pénible, accablante, tient bien réellement à la gêne une intelligence qui souffre, un talent qui veut prendre l'essor. 11 y a même dans ce volume quelques cris trop déchirants pour être confiés à l'art et qui font mal à entendre; mais l'auteur qui, tout en les laissant échapper par moments, sait qu'il ne faut pas tout dire, et qu'il y a la pudeur de la muse et celle de la femme, a d'ordinaire exhalé ses émotions et ses larmes par un détour et à travers un léger voile qui les laisse arriver sincères encore, mais non pas trop amères ni dévorantes. Dans une suite de petits tableaux et poëmes intitulés Blanche, Jobbie, Maria, Henriette, Lucy, etc., son imagination s'est créé comme des sœurs qu'elle transporte dans des situations diverses, qu'elle place même à plaisir dans des cadres assez brillants; mais toujours et chez toutes la note fondamentale est le délaissement intime, la plaie secrète, la douleur. Sa Jobbie, par exemple, est une jolie et svelte Écossaise, qu'on dirait la sœur d'Ariel on la croit légère, elle ne l'est pas; on la croit une enfant, mais elle a vu passer le noble et beau seigneur, elle se l'est choisi tout bas, et lorsqu'il se marie à la fière Lucy, au sortir de cette noce à laquelle elle a assisté parée et comme riante, elle arrache les fleurs de sa tête, et cache sous ses mains sa pâleur de statue; mais nul ne saura jamais son secret : Oui, qu'on te croie heureuse, ô ma Jobbie! et chante! Sauf à pleurer plus tard comme pleure le cœur, Il ne faut pas laisser lire notre douleur Par les indifférents dont le regard épie Tout ce qui sert de proie à leur sarcasme impie : La rosée est si belle au matin sur les fleurs ! Et l'Espagnole Conchita aussi, elle garde son secret et son mystère, mais elle porte et agite autrement que Jobbie l'orage intérieur; elle semble avoir emprunté à l'antique Sapho sur son promontoire un éclair de sa flamme: CONCHITA.' « Et moi, je garde aussi mon mystère et mon voile. Grondez, mers! tonnez, vents! vous ne saurez plus rien : Je n'irai plus jeter à la vague, à l'étoile, Les secrets de mon cœur que vous sûtes trop bien. «La fascination des sombres harmonies Des forêts et des flots, de la foudre et des vents, « Cet éblouissement ne me verra plus, folle, «Rien, même de mes pleurs, à celui qui s'en joue, «Ma voix sera joyeuse, et joyeux mon sourire, « Comme on jette à la mer son bagage en silence, « Si quelque sanglot sourd quelquefois le soulève, « Mon front est-il courbé? n'est-il pas fier et digne ? << Au milieu des heureux je passerai rapide, << Si l'on voit dans mon œil quelque larme furtive, « Mais tant que je serai forte, et que la jeunesse « Car moi, je garde aussi mon mystère et mon voile. Grondez, mers! tonnez, vents! vous ne saurez plus rien. Je n'irai plus jeter à la vague, à l'étoile, Les secrets de mon cœur que vous sûtes trop bien. »> Ainsi chantait un jour, loin des rives natales, Une jeune Espagnole aux grands yeux pénétrants; Et sa voix se mêlait à la voix des rafales Qu'on entendait mugir au-dessus des torrents... Si j'osais conjecturer, je dirais que par toutes ces figures diverses qu'a évoquées autour d'elle l'imagination de l'ouvrière-poëte, elle s'est plu à multiplier comme dans un miroir légèrement enchanté, des images d'ellemême, et elle n'a changé que juste ce qu'il fallait pour pouvoir dire: Ce n'est pas moi! C'est ainsi (autant que je l'imagine), que sa propre douleur trop morne et trop tristement monotone s'est transformée et colorée comme à travers un prisme en une variété de douleurs poétiques passionnées et touchantes. Mais la pièce intitulée les Larmes n'a pu se déguiser, et elles ont jailli plus vite .que la pensée, par une force involontaire : LES LARMES. Si vous donnez le calme après tant de secousses, Coulez coulez longtemps et sans mesurer l'heure ; Mais si comme autrefois vous êtes meurtrières, Oui, laissez-moi! je sens ma peine plus cuisante, Quelques-unes des pièces de ce recueil sont ainsi d'un effet poignant. L'auteur, pour peu qu'il s'apaise 'ún jour et qu'il rencontre les conditions d'existence et de développement dont il est digne, me paraît des plus |