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ce qu'il rencontre; il se répète à satiété, il tâtonne, il se rétracte. Le seul avantage du Journal sur les Mémoires, est d'être plus complet et plus sûr, plus véridique; je parle des Mémoires qu'on écrit tard, sans notes prises dans le temps même et de pur souvenir. Le raccourci de la fin de la vie est trompeur; on se fait des mirages dans le passé. On a tant de fois raconté les choses à son point de vue, et chaque fois en les arrangeant un peu mieux, qu'on ne sait plus se les représenter que dans cette enfilade unique et suivant cette perspective. Toutes les avenues qu'on ouvre dans la masse de ses souvenirs aboutissent à soi comme à un centre. C'est ce qui est arrivé au cardinal de Retz, le prince de ces narrateurs brillants qui mettent partout la vie et chez qui, à tout coup, l'imagination fait tableau. Rien assurément ne ressemble moins à ses Mémoires que le Journal de d'Ormesson; l'auteur n'a pas songé une seule fois à être piquant. Il n'en est peut-être que plus utile. Tous ceux qui s'occupent d'une branche de l'histoire traversant cette période du XVIIe siècle ont à profiter avec lui.

Ceux qui, comme moi, se sont occupés de PortRoyal et de son premier éclat, y trouvent des détails curieux et précis, d'une impartialité incontestable, sur le bruit que fit le livre d'Arnauld, De la fréquente Communion, sur les prédications auxquelles il donna sujet dans les chaires de Paris, sur les sentiments de messieurs du Parlement à l'égard d'Arnauld. - Un de nos jeunes maîtres qui s'occupe, je le sais, d'une histoire de l'Éloquence de la Chaire dans la première moitié du dix-septième siècle et avant Bossuet, y trouvera le compte rendu ou la mention au moins de plus d'un sermon qui fut éloquent à son heure; et en particulier d'Ormesson, bon témoin, mais nullement prophète, dira de l'un des premiers sermons du Coadjuteur (Retz):

« L'après-dînée (du jeudi 4 décembre 1643), M. le Coadjuteur prêcha à Saint-Jean où était la Reine, avec toute la suffisance et éloquence possibles, dont chacun espérait beaucoup de fruit lorsqu'il sera archevêque de Paris. Il y prêcha l'Avent. » Un historien du Barreau (si une telle histoire est possible) aurait également à consulter d'Ormesson pour les plaidoiries et actions mémorables des avocats durant ce laps de temps.

Ceux qui s'occupent de madame de Sévigné, et ils sont nombreux, ils se renouvellent sans cesse, trouveront des détails précis, continuels, mais qu'on voudrait, chaque fois, un peu plus développés, sur ses affaires, son mariage, sur une quête même qu'elle fit avant son mariage, aux Minimes, le jour de Saint-François de Paule (5 avril 1644) : « La Reine y vint à vêpres; M. l'évêque d'Uzès y prêcha. La musique du roi y fut excellente. Mademoiselle de Chantal quêta. » Il y avait alliance entre les familles, une d'Ormesson ayant épousé un Coulanges: M. d'Ormesson note donc, comme affaire. quasi de famille, tout ce qui se rapporte à cette intéressante personne, sans se douter que la postérité en voudrait encore davantage. M. de Sévigné, quand il se présente pour épouser, lui agrée : « Il est beau et cavalier bien fait, et paraît avoir esprit. » Mais pendant que le mariage se traite et que M. d'Ormesson intervient comme conseil principal pour les arrangements, M. de Sévigné se bat en duel (28 mai 1644) et reçoit à la cuisse une blessure que, dans le premier moment, on croit mortelle. Il guérit, et cinq semaines après ont lieu les accordailles. En effet, la campagne est ouverte, et M. de Sévigné a hâte de partir pour l'armée. Ce vaillant homme presse son mariage, afin de partir deux jours après : « Le jeudi 4 août, l'après-dînée, je fus voir madame de Sévigné qui était fort gaie; elle avait été mariée à deux heures après minuit à Saint-Gervais, par

M. l'évêque de Châlons. » M. d'Ormesson n'en dit pas plus, mais c'est assez pour nous donner l'idée de cette gaieté éblouissante qui l'avait frappé. Au contraire des nouvelles mariées qui se croient obligées de baisser les yeux, madame de Sévigné osait montrer sa joie; et cependant son mari partait deux jours après pour l'armée. Mais la belle humeur chez elle fut toujours irrésistible.

A un point de vue plus général, tout historien profitera beaucoup de la connaissance de ce Journal et du contrôle qu'il permet d'établir avec d'autres récits, surtout pour la première Fronde: la seconde n'y est pas. M. Chéruel a indiqué dans son Introduction les principaux points sur lesquels d'Ormesson nous renseigne plus exactement qu'on ne l'avait fait. Je n'y puis entrer ici, et je me bornerai à dire que nulle part on ne suit mieux les variations successives et les altérations de l'esprit public durant ces premières années de la Régence. Sur Richelieu, à peine a-t-il fermé les yeux, qu'on voit la haine qui éclate et se déchaîne; elle est poussée jusqu'à la frénésie. On en fait aussitôt des Rondeaux qui se chantent :

Il est passé, il a plié bagage

Ce cardinal, dont c'est moult grand dommage
Pour sa maison.

Or parlerons sans crainte d'être en cage,

Il est en plomb l'éminent personnage, etc.

Deux mois après la mort du Cardinal, un évêque s'arme impudemment de la pointe de ce Rondeau aux États de Bretagne dans une discussion avec le maréchal de La Meilleraye, neveu du Cardinal même. Louis XIII règne encore, ou plutôt il traîne et achève de mourir : on craint une sédition à Paris (27 avril 1643), « parce que le menu peuple murmurait sur la maladie du roi contre

M. le Cardinal de Richelieu, sur ce que l'on disait qu'il avait empoisonné le roi, et parlait-on de tirer son corps de Sorbonne et le traîner par les rues, et l'on disait que l'on avait, ôté toute magnificence, même retiré son corps. » On retira en effet son corps, et on le porta pour plus de sûreté dans la Bastille. Quand on reçoit au Parlement son neveu, le marquis de Brezé, pour le duché de Fronsac (30 avril), on ne fait aucune action oratoire, selon l'usage, aucune plaidoirie, «< étant trop jeune pour parler de lui, et la mémoire du Cardinal étant trop odieuse pour en parler. » Un autre de ses neveux, le marquis de Pont-de-Courlay, est insulté dans le même temps à Saint-Germain, et il aurait été maltraité des pages et laquais « sans l'assistance de quelques gardes qui croisèrent leurs hallebardes pour empêcher l'entrée d'une porte où il venait d'entrer. » Ce ne sont pas seulement les pages et laquais, ce n'est pas seulement le menu peuple, qui est ingrat envers le Cardinal, c'est le roi qui, en mourant dévotement, lui paye cette dette de reconnaissance pour toute la grandeur qu'il avait donnée à son règne et en effet qu'aurait-il été, ce roi, sans le Cardinal qui, pendant vingt ans, ne lui avait jamais fait faire les choses que par contrainte << De sorte que pendant sa maladie il disait que les peines et contraintes que le Cardinal avait faites sur son esprit l'avaient réduit en l'état où il était. » Louis XIII mort, la rage du bon peuple est au comble; neveux et nièce du Cardinal, les marquis de Brezé et de Pont-de-Courlay et la duchesse d'Aiguillon, sont obligés de se retirer d'appréhension et de se jeter dans le Havre. On se raconte des horreurs sur ce Cardinaltyran : « Il en était venu à tel point, lorsqu'il mourut, qu'il ne voulait plus voir le roi que le plus fort, et avait dans sa maison trois caves capables de tenir près de trois mille hommes. » M. le prince de Condé, toujours

si plat envers celui qui règne et de qui il espère, lui qui avait un jour imploré à genoux comme un honneur l'alliance du Cardinal vivant, s'élève maintenant tout haut, en plein Parlement, contre ce qui s'est fait << sous une puissance qui allait jusques à la tyrannie. » Il a même le dessein de faire casser le mariage de son fils, le grand Condé, avec la nièce du Cardinal, de le faire déclarer nul; et quand il naît un fils de ce mariage (29 juillet 1643), il ne peut contenir sa honteuse douleur :

« Madame la comtesse de Moret, qui était présente au travail de la duchesse d'Enghien, a raconté que lorsqu'on annonça que c'était un garçon, l'on vit M. le Prince et madame la Princesse changer de visage comme ayant reçu un coup de massue, et qu'ils en témoignèrent très-grande douleur; que madame la Princesse à qui l'on présentait plusieurs nourrices avait dit qu'il ne fallait point choisir, que la première était bonne pour ce que c'était. Il faut qu'ils craignent, ajoute l'honnête d'Ormesson, que recevant si mal une grâce de Dieu, il les en punisse.»

Est-ce assez de lâcheté? On est un peu soulagé de tout le dégoût qu'elle inspire, lorsqu'on rencontre la lettre suivante du Cardinal Mazarin, adressée au maréchal de Brezé, l'un des neveux de Richelieu (28 mai 1643):

<< Monsieur, bien que je ne pusse recevoir de douleur plus sensible que d'ouïr déchirer la réputation de M. le cardinal, si est-ce que je considère qu'il faut laisser prendre cours, sans s'en émouvoir, à cette intempérance d'esprit, dont plusieurs Français sont travaillés. Le temps fera raison à ce grand homme de toutes ces injures, et ceux qui le blâment aujourd'hui connaîtront peut-être à l'avenir combien sa conduite eût été nécessaire pour achever la félicité de cet État, dont il a jeté tous les fondements. Laissons donc évaporer en liberté la malice des esprits ignorants ou passionnés, puisque l'opposition ne servirait qu'à l'irriter davantage, et consolons-nous par les sentiments qu'ont de sa vertu les étrangers, qui en jugent sans passion et avec lumière. Ce que vous m'écrivez même de la sédition qui a failli plusieurs fois s'exciter à Angers est une preuve du bien que causait le seul nom et la seule autorité de cet incomparable Ministre... »

Dix-huit mois environ après que cette lettre était

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