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faite; il aurait dû tenter d'autres alliances que celles qu'il pratiqua, se rapprocher de la Russie et de la Prusse plutôt que de se lier avec l'Angleterre et avec. l'Autriche. Ce sont là de trop grosses questions pour nous, et sur lesquelles, dans tous les cas, il nous paraît plus facile de raisonner après coup que de se prononcer de si loin avec certitude. Mais ce qui n'est pas douteux, ce que M. Thiers fait énergiquement ressortir, c'est le triste et fort laid spectacle que présentent ces vainqueurs, coalisés la veille contre l'ambition d'un seul, à ce qu'ils disaient, et qui, le lendemain, se montrent les plus ambitieux et les plus avides à se partager ses dépouilles; c'est cette politique de Væ victis, impitoyablement dirigée à la fois contre la France et contre ceux des États et des souverains secondaires qui lui étaient restés attachés dans la lutte; c'est cette curée de sang-froid, où quelques commissaires d'élite attablés autour d'un tapis-vert se disputent, jusqu'à en venir (ou peu s'en faut) aux menaces, des morceaux de territoire et des lots de quelques centaines de mille âmes, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu à peu près le chiffre rond qu'ils revendiquent pour le leur. Cet ensemble de procédés, cette rigueur européenne, d'où la France est sortie réduite à ses plus justes limites et à son strict nécessaire, mais digne et à son honneur, sinon à son profit, arrache à M. Thiers, en terminant, des réflexions empreintes d'une patriotique tristesse, qui pourtant doit être aujourd'hui, ce nous semble, soulagée en partie et consolée.

Le retour de l'île d'Elbe, les prépatifs de la campagne de 1815, et cette fatale journée de Waterloo dont il reste à dégager du moins la gloire lugubre, et sur laquelle nous croyons savoir qu'entre les partis contradictoires M. Thiers a une solution décidée, promettent aux prochains volumes un intérêt puissant.

Lundi, 31 décembre 1860.

OEUVRES ET CORRESPONDANCE

INÉDITES

DE M. DE TOCQUEVILLE (1).

Je ne sais rien de plus fait que ces deux volumes pour confirmer et accroître l'estime et le respect qu'inspirait déjà un des esprits les plus distingués et des plus honorables caractères de ce temps-ci. M. Alexis de Tocqueville donna, pour son début, un bel ouvrage qui assit du premier jour sa réputation. Les deux premiers volumes de la Démocratie en Amérique (1835), qui, d'emblée, obtinrent à leur auteur tous les suffrages nonseulement en France, mais dans les deux mondes, avaient le mérite de faire très-bien connaître la Constitution américaine et l'esprit de ce peuple, de cette société neuve, en même temps que d'y joindre de fortes réflexions, de fines remarques à l'adresse des sociétés modernes et de la France en particulier. Le mélange, la combinaison de ce qui était observé et de ce qui était pensé était continuel et se corrigeait, se complétait dans une juste mesure. La forme était grave, sentencieuse, le détail ingénieux et sévère. M. Royer-Collard, complimentant l'auteur qu'il voyait pour la première

(1) Publiées et précédées d'une Notice par M. Gustave de Beaumont (2 vol. in-8°, Paris, Michel Lévy, rue Vivienne, no 2 bis).

fois, put lui dire que « son livre était le livre politique le plus remarquable qui eût paru depuis trente ans. » S'il est exact qu'il ait dit encore par une sorte de renchérissement: << Depuis Montesquieu, il n'a rien paru de pareil,» il aurait provoqué une comparaison qui ne servirait qu'à éclairer ce qui, au milieu de tous ses mérites, a manqué pourtant à l'auteur. Montesquieu, en effet, auquel l'ouvrage de M. de Tocqueville faisait naturellement songer, et dont il affectait de reproduire quelques-unes des formes, telles que la fréquence, la coupe des chapitres, leur intitulé, etc., Montesquieu est un philosophe politique supérieur, en ce qu'il est souverainement indifférent et calme, se plaçant dès l'origine au vrai point de vue de la nécessité et de la réalité des choses, s'y conformant selon les lieux, les climats, les races, sans y apporter en travers un idéal préconçu qui pourrait bien être une idole. Montesquieu, ami de la civilisation et de l'avancement humain autant que personne, n'avait pas sur l'origine des sociétés de ces hypothèses dites les plus honorables, mais qui s'interposent ensuite, pour les fausser et les faire. dévier, jusque dans les résultats directs de l'observation. De plus, Montesquieu écrivain a, avant tout, comme son compatriote Montaigne, de l'imagination dans le style; il s'exprime par images; presque à tout coup il enfonce des traits, il frappe des médailles. N'allons donc point tout d'abord heurter sans nécessité contre la statue d'airain de Montesquieu l'œuvre de M. de Tocqueville, c'est-à-dire d'un talent éminent, judicieux, fin, honnête, mais doublé d'une âme si anxieuse et si scrupuleuse, et servi d'un style ferme, solide, ingénieux, mais de peu d'éclat.

Ces côtés un peu ternes et un peu difficultueux se trahirent dans les deux derniers volumes de la Démocratie en Amérique, publiés quelques années après (1840).

La partie moralisante et méditative l'emporte ici sur ce qui est d'observation. L'Amérique, depuis près de dix ans qu'il l'a quittée, n'est plus qu'un prétexte pour l'auteur; elle n'est qu'un prête-nom, et c'est aux sociétés modernes en général, et à la France autant qu'à l'Amérique qu'il s'adresse. Sa thèse est sur les effets et les dangers de l'égalité dans toutes les conditions et les relations civiles au sein d'une société démocratique. C'est ici surtout qu'on sent l'infériorité de manière, si l'on se reporte à Montesquieu. A tout moment les exemples manquent à l'auteur pour illustrer ou pour animer ses pages; le conseil est d'ordinaire juste et bien donné, mais il est court, et rien ne le relève. Cette Amérique, qui revient chaque fois comme unique exemple allégué, est d'une grande monotonie à la longue. On à reproché quelquefois à Montesquieu les historiettes dont il égaye encore plus qu'il ne les appuie ses graves sujets; mais il savait, l'habile homme et le grand artiste, que même en telle matière il est souvent vrai de dire que le conte fait passer la morale avec lui. M. de Tocqueville, qui n'avait guère jamais lu un livre qu'en creusant et en méditant, n'avait pas assez lu au hasard et en butinant. Un certain manque de littérature libre et générale se fait sentir dans cette suite de chapitres coupés, où il se pose plus de questions encore qu'il n'en résout.

La complexité, qui est l'essence même de cet esprit distingué, fait aussi le cachet de son œuvre, et a pu faire hésiter quelquefois le lecteur superficiel sur son but véritable. Quoique appartenant par sa naissance comme par ses goûts fins et délicats à l'ancien régime, il abonde dans le sens de 89. Homme de 89, il est cependant tellement jaloux de la liberté qu'il est en garde et en méfiance contre l'égalité; il est pour celle-ci un conseiller si morose qu'on dirait par moments un ad

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versaire. Avec cela, préoccupé de la condition des classes pauvres et laborieuses plus qu'on ne l'était d'ordinaire dans les rangs des hommes d'État et des politiques constitutionnels, il a des pressentiments sociaux qui le mènent à prévoir des transformations radicales comme possibles et peut-être comme légitimes. Il a, en un mot, pour parler son langage, plusieurs idées centrales, et plus d'un foyer de lumière ou de chaleur. La Correspondance aujourd'hui publiée nous édifie complétement à ce sujet. Il n'y a donc rien d'étonnant que le lecteur même attentif soit partagé quelquefois comme l'auteur, et qu'il éprouve quelques-uns des embarras dont celui-ci a eu à triompher. Pour moi, je l'ai tout d'abord comparé dans sa recherche de la démocratie future vers laquelle il tend et s'achemine, mais d'un visage si pensif qu'il en est triste, au pieux Énée qui allait fonder Rome tout en pleurant Didon:

Mens immota manet, lacrymæ volvuntur inanes.

Le dernier ouvrage publié par M. de Tocqueville en 1856, sous le titre de l'Ancien Régime et la Révolution, porte surtout l'empreinte de cette espèce de combat intérieur. Il ne serait pas juste de juger la pensée de l'auteur sur une première partie qui attendait son développement; il est permis pourtant de dire que cette vue des deux sociétés et des deux régimes fut conçue trop exclusivement sous une inspiration de circonstance. M. de Tocqueville sembla reculer pour la première fois en arrière de 89, lui qui en avait eu jusque-là la religion et qui n'entendait point badinage sur ce sujet. Les faits qui sont rassemblés dans cet ouvrage sont moins neufs que l'auteur ne le supposait d'après ses lectures assez récentes; mais les conséquences qu'il en tire sont extrêmes et singulières. S'il croit décou

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