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mandarins supérieurs. Sans négliger les petits et les pauvres, leur apostolat s'exerçait surtout parmi les lettrés et les classes supérieures de la société annamite. Ils pensaient, non sans apparence de raison, que dans un pays autoritaire et hiérarchisé comme l'Annam, la lumière descend d'en haut, et que la conversion d'un seul grand mandarin exerce une influence très considérable tout autour de lui. La malheureuse question des rites vint faire avorter une grande partie de ces espérances. Quand l'autorité infaillible de Rome eut décidé que les rites chinois étaient pleins de superstitions qu'on ne peut tolérer, un coup mortel fut porté à l'apostolat des PP. de la Compagnie de Jésus; car les mandarins, forcés de choisir entre la soumission aux décrets du souverain pontife et leur position lucrative et honorée, s'éloignèrent de l'Église catholique, et devinrent, à partir de cette époque, les adversaires implacables du nom chrétien en Annam. On a vu que, dans la persécution de Vo-vuong, ce furent eux qui triomphèrent des hésitations du prince et poussèrent à toutes les mesures de rigueur. Cette situation s'est prolongée jusqu'à nos jours, et l'Église catholique n'a pas d'ennemis plus acharnés dans ce pays que ces orgueilleux lettrés, qui ont préféré leurs superstitions grossières à l'humilité de la croix. Aujourd'hui plus que jamais se vérifie chez nos chrétiens la parole de l'Apôtre; il n'y a pas dans leurs rangs beaucoup de nobles, beaucoup de riches, beaucoup de savants, non multi potentes, non multi divites, non multi sapientes; mais, en revanche, selon la divine parole du Maître, l'Évangile est annoncé aux pauvres, et Dieu a choisi les humbles, les petits, les faibles, tous ceux que le monde méprise et dédaigne, pour confondre l'orgueil de la fausse science, et triompher, par l'héroïsme et la mort, de tous les efforts des puissants et des princes; c'est l'histoire de l'Église d'Annam pendant la durée du siècle qui s'achève.

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CHAPITRE CINQUIÈME

MONSEIGNEUR D'ADRAN. PREMIÈRE PARTIE (1770-1790)

Mgr d'Adran. Nous voici arrivés au plus illustre des vicaires apostoliques de la mission de Cochinchine. Les événements politiques auxquels il fut appelé à prendre part, et dont les résultats ont été de poser les bases de la puissance française en Annam, son voyage à la cour de Louis XVI et les difficiles négociations dont il fut chargé auprès des ministres de ce prince, ses grandes qualités personnelles, qui l'eussent fait remarquer dans n'importe quelle situation, les services considérables que sa haute position à la cour de Gialong lui permirent de rendre à la religion, toutes ces causes. réunies ont concouru à tirer son nom de l'humble obscurité qui nous dérobe le plus souvent la vie et les travaux des ouvriers évangéliques. Il est donc bien naturel que nous nous arrêtions un peu plus longtemps devant cette grande figure, qui éclaire et domine une partie notable de l'histoire religieuse de la mission de Cochinchine.

Mgr Pierre-Joseph-Georges Pigneaux de Béhaine naquit au mois de décembre 1741, à Origny dans le diocèse de Laon, d'une famille noble et riche, mais encore plus distinguée par

sa piété et ses vertus chrétiennes que par son illustration dans le monde. C'était à cette heure néfaste du xvi siècle où la noblesse française, entraînée par un aveuglement vraiment étrange, travaillait, par le scepticisme, la légèreté et l'oubli des mœurs, à démolir le vieil édifice national qui avait abrité tant de vertus et tant de gloires, et préparait en riant la Révolution qui allait mettre fin à ses privilèges, et la balayer ellemême du sol de la patrie, comme une plante parasite, un arbre mort qui ne porte plus de fruits. Partout, à la cour, à la ville et dans les provinces on voyait les fils des croisés, devenus les disciples enthousiastes de Voltaire, bafouer la vieille foi et les vieilles mœurs du pays, et proclamer l'avènement définitif des idées nouvelles, qui allait faire régner la félicité universelle. Il y a, dans la vie des peuples, de ces heures d'illusion fatale, où chacun, reniant les gloires du passé, se précipite avec frénésie vers un avenir inconnu, presque toujours plein de redoutables surprises. Au milieu du dévergondage des idées et des mœurs, la famille de Béhaine avait conservé intact l'héritage de la foi et des vertus de ses pères. Le jeune Pigneaux, élevé dans ce milieu chrétien, fut heureusement préservé de la corruption générale, et tourna de bonne heure ses pensées vers le sacerdoce. Ses pieux parents ne mirent aucun obstacle à sa vocation, et lui permirent d'aller faire ses études à Paris, au Séminaire des Trente-Trois. Bientôt le jeune lévite franchit, les uns après les autres, les degrés du sanctuaire, et il fut ordonné prêtre, en 1765, à l'âge de vingt-quatre ans.

Départ de France (Décembre 1765). Dieu allait demander à ses bons parents un sacrifice pénible. Depuis longtemps déjà, M. Pigneaux se sentait attiré vers les missions lointaines. Pour ne pas alarmer la tendresse des siens, il ne leur avait rien dit de ses projets, quand tout à coup ils apprirent qu'il était parti de Paris, à la fin de l'année 1765, et

s'était embarqué à Lorient, pour la mission de Cochinchine.

Voici quelques extraits de la lettre touchante que le jeune apôtre écrivait à sa famille, au mois de décembre 1765, pour lui faire connaître sa résolution. «Nous gémirions encore sous l'empire du démon et dans les ténèbres de l'idolâtrie, si des hommes remplis de l'esprit de Dieu et d'un zèle vraiment apostolique n'avaient eu le courage de s'expatrier, pour venir nous éclairer des lumières de l'Évangile. L'amour, la tendresse, le respect qu'ils avaient pour leurs parents ne furent pas capables de les arrêter.... Un nombre presque incroyable d'âmes, qui marchent dans la même voie où nous étions alors, nous tendent les bras et nous conjurent d'aller leur faire part de l'avantage qu'on nous a procuré... Je me sens intérieurement pressé depuis plusieurs années d'aller travailler au salut de tant de malheureux qui sacrifient leur âme au démon de l'erreur et du mensonge. J'espère que vous ne ferez qu'applaudir à un dessein si conforme à votre manière de penser, et que vous ne me refuserez pas votre bénédiction. Je ne l'ai pas attendue pour partir, parce que je connais ma faiblesse et votre amitié. »

Il leur écrivait encore le 27 décembre, de Cadix, où son vaisseau avait fait relâche: « Il m'en a coûté beaucoup pour prendre un parti, sans vous en avertir; mais, comme j'avais tout à craindre de votre opposition dont j'étais bien assuré, j'ai cru être obligé par la religion à tenir toutes mes démarches secrètes, pour ne pas m'exposer à manquer à ma vocation... Je vous connais assez de piété pour croire que vous ne ferez qu'applaudir à une entreprise aussi grande, et que vous me pardonnerez volontiers ce manque de soumission, qui n'a pour but que la gloire de Dieu et le salut des âmes. Sur douze enfants que nous sommes, pourriez-vous faire moins que d'en

sacrifier un à une si belle œuvre? Je remercierai Dieu toute ma vie d'avoir jeté les yeux sur moi de préférence aux

autres. >>

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