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gens si superbement vêtus; les rubans rouges qui brillent à toutes les boutonnières l'éblouissent, et lorsqu'il sort, il est tout prêt de demander à la dame du comptoir pardon de la liberté grande.

L'établissement dont nous venons de parler ne ressemble pas, on le voit de reste, à celui de la rue de la Tannerie. D'élégants guéridons de marbre blanc remplacent les tables couvertes de toile cirée; des divans tiennent la place des mauvais tabourets; le comptoir est resplendissant de dorures, et derrière, sur un siége qui ressemble beaucoup à un trône, se carre une jeune et jolie femme. Le maître de céaus ne ressemble pas à un limonadier ordinaire. Il ne porte pas le gilet de piqué blanc et la cravate de mousseline que ses confrères paraissent avoir adoptés. Il n'a jamais sous le bras l'indispensable serviette; sa tournure, toutes les habitudes de son corps, ses moustaches grisonnantes taillées en brosse, le font ressembler plutôt à un ex-officier de grosse cavalerie. Il donne des poignées de main à ceux de ses habitués dont la bourse paraît pour le moment bien garnie; sa voix est brève, rude même, lorsqu'il s'adresse à ceux d'entre eux qui paraissent éprouver une gêne momentanée.

Le débit des canettes de bière, des demi-lasses et des verres d'absinthe est la moindre branche du commerce de ce limonadier; si un jeune homme de famille, disposé à manger son bien en herbe, est conduit dans son guêpier, il y sera adulé, choyé, fêté de toutes les manières : monsieur lui racontera les campagnes qu'il n'a pas faites; madame, qui ne veut pas oublier qu'elle a été jolie, lui octroiera ses plus gracieux sourires; si le jeune homme a besoin d'argent : Eh bon Dieu! monsieur, lui dira-t-on, pourquoi n'avez-vous pas parlé plus tôt? je vous aurais prêté sans intérêt la somme dont vous avez besoin; mais adressez-vous à monsieur un tel, si vous voulez je vous conduirai chez lui; › et le jeune homme est circonvenu de tous les côtés, on ne lui laisse pas le temps de réfléchir; il souscrit enfin des lettres de change à l'usurier qui lui donne en échange une faible somme d'argent et une collection de tableaux apocryphes ; le limonadier partage le profit, et le jeune homme est dépouillé du reste par les compères.

Monsieur*** est de première force au billard, monsieur*** joue supérieurement à l'écarté; et il a toujours sous la main des compères prêts à le servir de toutes les manières, pourvu qu'ils aient

leur part du gâteau : aussi est-il toujours prêt à jouer tout ce qu'on désire.

Monsieur*** avance de l'argent à ceux de ses habitués qui en ont besoin pour terminer une affaire, et partage avec eux les bénéfices; il donne ou fait donner sur leur compte de bons renseignements moyennant finance, etc. Enfin, il a plusieurs cordes à son arc, et ces cordes sont constamment tendues.

Il était un peu plus de six heures du soir, les garçons allumaient le gaz dans l'établissement en question, et les habitués venaient de sortir pour aller diner; il ne restait dans la salle que ceux qui étaient intéressés dans une partie engagée entre le maître de la maison et un très-beau jeune homme, et deux étrangers, placés à une table voisine de celle occupée par les joueurs, qui suivaient avec beaucoup d'intérêt toutes les phases de la partie.

La présence de ces deux hommes paraissait importuner les joueurs, qui auraient probablement manifesté le mécontentement qu'ils éprouvaient si la mine résolue et la tournure tout à fait dégagée de ces profanes ne leur avaient pas imposé une certaine retenue.

Nous sommes dans un étouffe (1), dit à voix hasse à son compagnon celui des deux qui paraissait le plus âgé, et le plus jeune des deux joueurs est un pigeon que les autres sont en train de plumer.

Cela me fait cet effet-là.

- Il n'y a pas de doute, ce petit qu'ils ont nommé de Préval fait le sert (2) à celui qui tient les cartes.}

La partie était terminée, le jeune homme avait perdu; il tira pour payer son adversaire un portefeuille gonflé de billets de banque.

Le sinve a le sac (3), dit le plus jeune des deux étrangers, si nous pouvions lui hisser le gandin (4), cela nous remettrait à flot.

Laisse-moi faire et tout ira bien, › répon

dit l'autre.

Puis il s'approcha du limonadier à moustaches grises et lui dit quelques mots à l'oreille ; celuici le regarda d'un air courroucé.

C'est comme cela, lui dit à voix basse l'é

(1) Une réunion de fripons.

(2) Signal que fait un compère à celui qui tient les cartes afin de lui indiquer le jeu de son adversaire.

(3) La dupe a beaucoup d'argent.

(4; Le tromper.

tranger, sans paraître beaucoup ému de ses regards menaçants; c'est comme cela, encore cette partie, mais qu'elle soit la dernière; je ne veux pas laisser dépouiller un compatriote.

Monsieur veut peut-être le dépouiller luimême? dit Préval, qui avait entendu les quelques paroles que nous venons de rapporter.

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Peut-être bien, mon cher monsieur!... répondit Duchemin. (Nos lecteurs, sans doute, l'ont déjà reconnu, ainsi que son compagnon Salvador.) Est-ce que cela vous déplairait? >

De Préval ne releva pas cette provocation indirecte, et le jeune homme, ayant perdu la partie, paya avec autant de bonne grâce que la première fois. Le combat finit faute de combattants.

Quelques instants après, le jeune homme, Salvador et Duchemin étaient à peu près seuls dans le café.

Je crois, dit ce dernier, que nous sommes compatriotes.

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Nous sommes, au moins, de la même province ! répondit gracieusement le jeune homme... Je suis du village de Pourrières en Provence.

Et moi je suis de Trets, à moins de deux lieues de chez vous; mais vous connaissez peutêtre ma famille, je me nomme Roman. »

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