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cœur. C'est pour cela que même ses hommes vertueux ne sont pas de grandes âmes. Je n'ai rien à dire ici du libre arbitre humain au point de vue philosophique. Mais fût-il jamais délaissé comme doctrine, il resterait comme élément artistique indispensable; il est le levain de toutes les œuvres d'art où l'humanité a une place. Dès que l'homme devient une chose, les choses intéres

sent plus que lui.

Voulez-vous un exemple de cette impuissance où est Balzac à peindre le conflit des passions au cœur de l'homme? Il y a deux drames parallèles (très bien disposés du reste, et concourant ensemble) dans le Père Goriot. Il y a l'histoire de Goriot, et l'histoire de Rastignac. L'histoire de Goriot, c'est bien une histoire à la Balzac, la peinture d'une passion fatale aboutissant à la démence. L'histoire de Rastignac est d'un ordre tout différent: Balzac y a voulu peindre une âme hésitante encore entre sa passion maîtresse qui commence à l'envahir, l'ambition, et les scrupules d'honnêteté qu'il tient de son éducation. Il est clair que c'est ici qu'était le drame curieux, intéressant,inquiétant, en un mot le drame. C'est la partie la plus pâle du roman. Le père Goriot, avec sa manie de dévouement et sa joie furieuse de sacrifice, rejette tout dans l'ombre. La lutte de Rastignac contre lui-même, quelque soin que Balzac ait mis à la peindre, quelque place matérielle qu'il lui ait donnée, disparaît C'est qu'il n'a pas su la comprendre et la mettre en lumière. Son génie s'arrêtait là: il n'était que le peintre énergique des forces simples

De là sa supériorité dans les peintures de l'humanité moyenne ou basse, et, pour tout dire, dans la description minutieuse des vulgarités. Dans ses œuvres les plus contestables, il se sauve par un bon portrait de

maniaque (le malade imaginaire tyrannique, M. de Mortsauf du Lys dans la vallée). De là son infériorité dans les quelques études d'hommes ou de femmes supérieures qu'il a tentées. De là, surtout, son échec absolu dans ses portraits de jeunes filles. « Dans les caractères de jeunes filles, on peut mettre tout ce qu'on veut, disait un romancier contemporain; c'est si compliqué que rien de ce qu'on y fait entrer n'est invraisemblable. » — Peutêtre ; mais ce qui est invraisemblable, c'est de ne point les faire compliquées. Celles de Balzac sont simples, ternes, plates, et un peu sottes (Eugénie Grandet, Ursule Mirouet, Modeste Mignon). Quand on les compare à la moindre paysanne de George Sand, à Fadette, Jeanne ou la Brulette, on saisit toute la différence. Balzac était un homme énergique et robuste : il a bien peint les êtres humains qui ressemblent à des mascarets ou à des volcans, et dont les gestes sont des tremblements de terre. Il y en a qui sont ainsi, et, sous la tranquillité apparente qu'impose le nivellement social, beaucoup plus qu'on ne croit. Mais il y en a d'autres.

VI

COMPOSITION ET STYLE.

Balzac donne l'illusion plutôt que la réalité d'une composition forte et savante. Je ne vois qu'un très petit nombre de ses romans où la proportion juste des parties satisfasse pleinement l'esprit. Il faut citer au premier rang de ceux-ci Eugénie Grandet, où le récit se déve

loppe d'un mouvement lent, mais continu, et s'arrête à point, dans un sentiment très juste de ce que la curiosité et l'émotion du lecteur réclament. Le Cousin Pons est aussi très adroitement disposé. - Mais dans la plupart de ces ouvrages les hors d'oeuvre sont infiniment nombreux, longs et pénibles. On connaît ses débuts par description, qui sont énormes. « C'est du réalisme, dit-on, du naturalisme, l'étude des milieux... » C'est du bavardage, le plus souvent. Il n'est pas besoin de cent pages pour donner l'impression de la réalité, et me faire connaître la physionomie d'une maison. Surtout il n'est pas besoin de cent pages au commencement d'un volume. La réalité matérielle nous entoure et nous accompagne tout le long de notre existence. C'est tout le long du récit, et de place en place, adroitement présentée, mêlée aux actes des personnages, les environnant comme un cadre, qu'il faut me la peindre. Et cela est si vrai, que ces descriptions d'objets matériels, après les avoir faites. au début, Balzac les recommence, et les reproduit partiellement au cours du volume. C'est la marque qu'au commencement elles étaient de trop.

De même ses dissertations qui, de temps à autre, interrompent les romans de Balzac, ne me paraissent pas les soutenir. George Sand, au moins, mettait les siennes dans la bouche de ses héros. Balzac suspend le récit, prend la parole, et nous dit : Remarquez que l'amour anglais est profondément différent du nôtre. Il est foudroyant et volcanique. Il n'y a qu'un Anglais qui ait pu écrire Roméo et Juliette. L'amour de Juliette est essentiellement anglais (1). Je l'aurais cru plutôt italien; mais ce n'est pas cela qui m'inquiète fort; c'est de voir le récit inter

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(1) Le Lys dans la Vallée.

rompu par une conférence. A la vérité, le récit ne m'intéressait guère non plus.

Quelque lecteur du xxe siècle, qui saura vaguement que Balzac avait tenté de fonder une revue, la Revue de Paris, supposera qu'il y avait dans Balzac un essayiste, dont les articles n'étaient pas accueillis par les revues du temps, et qui les écoulait dans ses romans.

Ce sont là des défauts graves. Et cependant les romans de Balzac paraissent souvent d'une très solide structure. C'est grâce à cette inflexibilité puissante qu'il met, comme je l'ai montré, dans la construction de ses personnages. Ce sont ses héros qui sont composés. L'unité de la passion qui les anime, le progrès continu de cette passion, son développement logique, de plus en plus énergique et précipité, donne à l'œuvre tout entière un genre d'unité et de progression qui est d'un rare mérite, et d'un grand effet. C'est là toute la composition du Père Goriot, de la Cousine Bette (Baron Hulot), du Ménage de garçon (malgré ses hors d'œuvre si ennuyeux : mœurs d'Issoudun, la désœurrance, etc.). - Et voyez la contre-partie. Lorsque la passion décrite est de telle sorte. qu'elle n'est pas, à proprement parler, susceptible de progèrs (faiblesse et vanité de Rubempré), le roman, très remarquable d'ailleurs à d'autres titres, n'a plus même apparence de composition (Illusions perdues).

Tout le monde tombe d'accord que Balzac écrivait mal. Il n'y a pas à redresser l'opinion sur ce point. Il écrivait mal. Il arrive quelquefois, et, en vérité, assez souvent, qu'on ne s'en avise point. Cela a lieu dans deux cas: quand il ne songe pas à bien écrire et quand il fait parler un personnage de basse condition. Il advient que Balzac, échauffé sans doute par l'intérêt de son sujet, va devant lui sans songer à l'Académie française, et ne

pensant qu'aux faits qu'il raconte. Dans ce cas, il n'a aucune qualité, ni aucun défaut. Il se fait comprendre, il est lisible voilà tout. Il ne songe point à bien écrire; et on ne songe pas à le lui demander. Personne n'a jamais imaginé de faire un examen attentif sur le style d'un fait-divers. Il aurait dû toujours écrire comme cela.

Il arrive aussi qu'il fait parler une portière ou un marchand de ferrailles. Alors il est admirable. Je ne plaisante point. Il est étonnant de fidélité, d'exactitude, de vérité. On peut trouver trop long les bavardages de la concierge de M. Pons; mais qu'on m'accorde qu'ils sont la réalité même. Ce n'est point une parodie, ce n'est point un équivalent. C'est le vrai. C'est une femme du peuple de Paris que vous entendez.

Partout ailleurs le style de Balzac est déplorable. J'ai assez dit comme il fait parler ses hommes et ses femmes du monde. Je n'y reviens que pour faire remarquer que s'ils nous semblent si faux, c'est un peu la faute de l'écrivain, autant au moins que de l'observateur. Ayant les mêmes sentiments, mais les exprimant dans le vrai langage de leur condition, ils paraîtraient des hommes du monde indignes d'en être, mais enfin des hommes du monde. Mais aussi les hommes de cette classe se distinguant surtout, au premier regard, par leur façon de dire, une faute de style est ici une faute contre les mœurs.

Quand il parle en son nom, dans ses réflexions, ses dissertations, ses analyses, ses tableaux, ses récits importants et soignés, il est malaisé de dire à quel point il est mauvais. Il a exactement le style dont se servent les mauvais plaisants pour parodier le style romanesque. Il écrira: « Une chose digne de remarque est la puissance d'infusion que possèdent les sentiments » (Père Goriot). Il aura les métaphores à la fois vulgaires et prétentieuses

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