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à indiquer quelle fut l'origine des droits d'usage dans les bois des anciennes seigneuries; mais si nous avons tant tardé d'y revenir, c'est que nous avions besoin de ces antécédens pour arriver à notre but d'une manière plus démonstrative.

On voit en effet, par tout ce que nous venons d'exposer sur les invasions de la Gaule et par les monumens irrécusables qui en attestent les effets, que quand les vainqueurs eurent partagé les terres des vaincus, pour les attribuer, en plus ou moins grandes masses, aux divers officiers de leurs armées, les opprimés n'eurent plus que l'alternative ou d'abandonner le sol natal, ou de reconnaître le nouveau maître qui leur était imposé; et pour mériter sa protection, il fallut que, dérogeant à leur condition de propriétaire, ils consentissent à être considérés à l'avenir comme ne tenant plus que de l'usurpateur, et à la charge des diverses prestations annuelles que nous avons vu supprimer de nos jours, les champs dont ils étaient en possession pour les avoir reçus de leurs pères.

Il est sensible que ces grandes invasions, exercées dans des temps de barbarie où le droit des gens était totalement méconnu, durent entraîner un grand déficit dans la population d'un pays plutôt ravagé que conquis; et qu'un si grand déplacement dans les propriétés dut opérer aussi un très grand déplacement dans les hommes dont les bras étaient nécessaires à la culture des fonds.

Et en ce qui touche au déplacement des hommes, il faut bien remarquer que l'invasion et la conquête entière des Gaules ne fut pas un fait unique et instantané; qu'elle n'a eu lieu au contraire que successivement, pendant plus d'un siècle, et que ce n'est qu'après s'être emparé des diverses provinces les unes après les autres, que les Francs parvinrent à s'en rendre entièrement maîtres; d'où il résulte que les anciens habitans du pays pouvaient toujours, pour éviter le sort des armes, émigrer d'une de ces provinces à l'autre, et même repasser au lieu qu'ils avaient quitté, lorsque l'ordre y

paraissait rétabli, et qu'il n'y avait plus de sûreté dans celui où ils s'étaient d'abord retirés. Et comme on avait besoin d'eux pour la culture des terres, il fallut employer les moyens les plus propres pour les retenir ou les rappeler sur les diverses localités : il fallut donc laisser aux uns, au moins une partie de leurs terres, et en accorder à d'autres moyennant quelques redevances annuelles. Il fallut plus encore: il fallut leur offrir des primes d'encouragement pour les attirer, par la concession de quelques moyens d'aisance, dans l'exercice de leur culture. Or il était naturel que ces concessions fussent prises encore sur le sol conquis, puisqu'il s'agissait d'y rattacher les hommes qui devaient le fertiliser; et les grandes forêts que les conquérans s'étaient réservées leur fournirent des moyens abondans pour satisfaire au besoin des colons. Ils leur accordèrent donc, avec plus ou moins d'étendue, le droit d'y prendre les bois nécessaires, soit à leur chauffage, soit à la fabrication de leurs ustensiles aratoires, soit aux constructions et réparations de leurs maisons, comme encore la faculté d'y envoyer leurs bestiaux au pâturage.

Telle est l'origine primitive des droits d'usage que les habitans des campagnes exercent encore aujourd'hui sur les forêts dont ils n'ont pas la propriété.

3054. Ce point de vérité historique se trouve consigné, comme nous l'avons vu plus haut, dans le préambule de l'édit de 1667, porté sur l'inaliénabilité des biens communaux; et il est attesté, sans contradiction, par tous les auteurs qui ont écrit sur cette matière, et dont nous allons faire parler les principaux.

<< De grande ancienneté, dit CoqUILLE, «<les seigneurs voyant leurs territoires « déserts et mal habités, concédèrent les <«< usages à ceux qui y viendraient habi«<ter, pour les Ꭹ semondre 2, et à ceux

Voy. au chap. 70, sous le no 2897. 2 Semondre est un vieux mot qui signifie attirer, inviter.

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et

Cet auteur, comme on le voit, ne veut pas que ces concessions d'usage soient à présent considérées comme ayant été faites à titre purement gratuit; et c'est avec raison qu'il le décide ainsi, puisque les concédans en retiraient un avantage, en attirant des colons dans leurs terres, que d'autre part les concessionnaires, ou au moins plusieurs d'entre eux s'imposaient la charge de déplacer leur domicile pour transporter leur demeure dans les lieux où ils étaient attirés, pour la culture des fonds, par la récompense qu'ils espéraient, pour eux et leurs descendans, trouver dans la jouissance des usages qui leur étaient offerts.

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<< Presque tous les titres tant anciens « que modernes, dit SALVAING, nous ap<< prennent que la plupart des seigneurs, << pour rendre leurs terres habitées, ayant <«< distribué à des particuliers certaines portions de fonds à cultiver, ont été «< contraints, pour se les conserver, de «<leur accorder des droits d'usage dans «<leurs forêts, comme des facultés acces«soires à leur habitation, et sans les་་ quelles ils auraient été nécessités à « déguerpir les fonds, et à chercher un « établissement ailleurs 2. »

Le président Bouhier, après avoir dit que pour profiter du droit d'usage dans une forêt, accordé à quelqu'un à raison de son domicile sur les lieux, il faut y

résider; et après avoir rapporté un arrêt du parlement de Bourgogne qui l'avait ainsi décidé en 1743, justifie cette décision dans les termes suivans :

«En effet, dit-il, on ne saurait douter « que cette considération de l'habitation << n'ait donné lieu à l'origine de ce droit <«< d'usage; car les seigneurs ayant grand << intérêt de peupler leur seigneurie, n'ont << trouvé de meilleur moyen, comme d'au<< tres l'on observé, pour y attirer beau« coup de sujets, et surtout des labou<< reurs, que de leur procurer des pâturages « dans leurs bois et autres lieux, avec << toutes les commodités que peuvent « fournir les droits d'usage, comme une << douceur sans laquelle ils seraient obliK d'aller s'établir ailleurs 3. >> ges

Fréminville rapporte aussi la même chose d'une manière aussi positive.

« Nombre de communautés d'habitans, << de villes, bourgs et villages, dit-il, jouis<< sent de ces droits d'usage, lesquels leur « ont été concédés et donnés par les sei<< gneurs des lieux, afin d'attirer et engager « par cet avantage aussi considérable qu'u<< tile, des hommes dans leurs seigneuries, << ou pour se les conserver, et les empêcher « de quitter s'ils y étaient établis : Telle << est l'origine de ces concessions et de « ces établissemens 4. »

Enfin, suivant un magistrat que la France s'honore de posséder encore aujourd'hui, « L'origine des droits d'usage << se présente très naturellement. Les sei«gneurs avaient de grands domaines, des « bois considérables, peu d'habitans, et <«< le désir d'en augmenter le nombre. Pour « y parvenir, le moyen le plus efficace « était d'améliorer la condition de leurs « sujets en favorisant l'agriculture.

"

« Pour cultiver il faut des bestiaux, il << faut un bâtiment au cultivateur; mais <«<les bestiaux exigent des pâturages; et

I COQUILLE, question 303; voy. aussi le même auteur au chap. 17, art. 15, de la coutume du Nivernais.

2 SALVAING, traité de l'usage des fiefs, chap. 96 in princip., pag. 470.

3 BOUCHIER, en ses observations sur la coutume de Bourgogne, chap. 62, no 30.

4 FREMINVILLE, pratique des terriers, chap. 7, des droits d'usage dans les bois, quest. 1, p. 290.

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Nous pourrions accumuler encore ici beaucoup d'autres citations sur le même objet, mais cela serait d'autant plus inutile que nous ne connaissons aucun auteur qui se soit porté à contredire ce point historique de la matière.

3055. Il y a aussi des communes qui, en vertu de concessions émanées directement des princes, ont obtenu de même des droits d'usage dans les forêts domaniales qui sont à leur proximité.

Enfin, il y en a quelques-unes qui, par l'effet d'anciennes transactions ou d'anciens partages de leur territoire, ont des droits de même nature à exercer sur des bois et communaux appartenant à d'autres communes; même sur des fonds qui appartiennent aujourd'hui à de simples particuliers qu'on ne voit pas avoir été seigneurs des lieux, et qui ne sont que de simples acquéreurs des fonds primitivement grevés de droits d'usage au profit d'une des communes lorsqu'elle partagea son territoire avec l'autre mais tout cela prouve seulement que les anciennes concessions plus généralement émanées des seigneurs, ont été accidentellementimitées sur quelques points, par des actes semblables quoique fondés sur d'autres causes.

Mais toutes ces citations, tous ces témoignages historiques seraient aussi déplacés que fastidieux dans un ouvrage comme le nôtre, s'ils ne devaient servir qu'à une vaine ostentation de recherches et d'érudition, sans nous conduire à des conséquences dont l'utilité se fasse sentir

I HENRION DE PANSEY, en ses dissertations féodales, au mot communauté, tom. 1,p. 440, col. 2.

soit dans le développement, soit dans l'application de la science que nous cherchons à éclaircir. Un travail aussi stérile ne pouvait être dans notre pensée : nous avons voulu placer au sommet de cette antique origine des usages, le fanal qui doit fixer les regards des magistrats lors de la discussion des débats qui naissent de cette matière; et nous terminerons notre tâche sur ce point, en signalant ici, par des conclusions aussi précises que possible, les écueils qu'on doit éviter pour ne pas s'écarter des avenues de la justice, qui est le port vers lequel toutes nos vues doivent être dirigées.

Il y a trois espèces de conséquences à tirer de l'ensemble de ces témoignages d'auteurs et des vérités de principe que nous avons établies au chapitre soixante-sept en traitant de la propriété native et originaire des communes.

but

La première se rapporte aux faits historiques en eux-mêmes : elle a pour de démontrer avec précision la liaison des événemens auxquels se rattache l'origine du droit d'usage dans les forêts.

La seconde se rapporte aux principes d'équité suivant lesquels la justice doit être administrée dans les débats qui peuvent avoir ces mêmes droits d'usage pour objet.

La troisième enfin se rapporte aux charges dont la concession de l'usage aurait été grevée et qui ne seraient pas supprimées par les lois abolitives de la féodalité.

PREMIER CHEF DE CONCLUSIONS.

3056. Nous avons établi au chapitre soixante-sept, et il résulte aussi de la doctrine de Loiseau, ainsi que des autres auteurs et des monumens historiques rapportés ci-dessus, que lors de l'envahissement des Gaules par les Francs, et avant qu'ils s'y fussent emparés des terres pour les ériger en fiefs et en seigneuries, les communes et habitans du pays y étaient propriétaires des bois comme des autres fonds; cependant tous les auteurs enseignent qu'en France les droits d'usage dans les forêts proviennent de la concession

des seigneurs or les seigneurs n'auraient jamais pu s'arroger le droit de faire ces concessions, ou de réduire les anciens habitans à la simple qualité d'usagers, qu'autant qu'ils les auraient préalablement dépouillés de la propriété du fonds; donc l'origine des droits d'usage dans les forêts eut pour cause la spoliation des anciens propriétaires.

Tous les auteurs qui se sont occupés de ce point d'histoire, sont d'une voix unanime pour attribuer l'établissement des droits d'usage dans les forêts, au besoin qu'avaient les seigneurs d'attirer ou de retenir des colons dans leurs terres; tous sont d'accord dans l'expression de ce double motif. Or il n'y aurait eu nul besoin d'attirer ou de chercher à retenir les colons dans les terres, si l'on n'avait pas dépouillé le peuple conquis donc ces espèces de concessions supposent le dépouillement des anciens habitans.

Ainsi, avoir été réduit à la condition d'usager, ou, si l'on veut, avoir reçu cette qualité de la part de l'ancien seigneur, c'est avoir été, par lui ou par ses auteurs, dépouilllé de la propriété native ou originaire du fonds; d'où il résulte, en dernière analyse, que lorsqu'une commune a un droit d'usage à exercer sur la forêt d'un ancien seigneur, il est par là, et par ce seul fait, invinciblement démontré que c'est elle qui était propriétaire dans les temps anciens; qu'elle le serait encore aujourd'hui si elle n'avait pas été jadis dépouillée par la violence, et qu'il n'y a pas eu véritablement concession d'usage faite à son profit, mais qu'en confisquant la propriété du fonds sur elle, on lui a seulement laissé un reste de participation dans la jouissance.

Cette conséquence est rigoureusement forcée en ce qui concerne les communes :

Parce qu'elles existaient déjà lors de l'invasion, qu'elles sont toujours les mêmes, et qu'elles sont toujours là;

Parce que la Gaule était déjà un pays agricole, dans lequel le partage des terres commence toujours par les cultures, tandis que les forêts restent indivises pour l'usage commun des habitans;

Parce qu'en remontant des effets à leurs causes, il est invinciciblement démontré que les grandes masses de bois qui sont encore aujourd'hui possédées par les ayantdroits des anciens seigneurs, n'avaient jamais été partagées pour être défrichées, et qu'en conséquence c'était autant de forêts communales lors de l'invasion.

SECOND CHEF DE CONCLUSIONS.

3057. Pour administrer équitablement la justice en cette matière, les conséquences pratiques qu'il faut tirer de ces faits:

C'est que nous devons éviter de nous montrer aujourd'hui plus terribles dans nos jugemens envers les usagers, que la conquête ne le fut dans les spoliations exercées sur leurs ancêtres ;

C'est que, si la longue possession des terres de fiefs a pu en légitimer la propriété dans les mains des successeurs de ceux qui les avaient usurpées, au moins ne faut-il pas que les usagers soient euxmêmes traités comme des délinquans et des usurpateurs dans la jouissance du peu qu'on avait laissé à leurs pères;

C'est que, dans tous les cas, les droits d'usage dont il s'agit, n'ayant été laissés que pour soutenir et favoriser l'agriculture, il faut dire avec le judicieux Coquille, qu'on ne doit pas régler les usagers si étroitement, comme s'ils tenaient leurs usages de concessions purement gratuites, et en faveur de leurs personnes seules.

TROISIÈME CHEF DE CONCLUSIONS.

3058. Les droits d'usages ayant été laissés sur les forêts afin d'attirer des colons dans les terres et d'y favoriser l'agriculture, il en résulte que, pour être admis à en jouir, les divers usagers n'ont d'autre chose à démontrer que l'établissement de leur domicile sur les lieux, lorsque l'existence du droit d'u

sage n'est pas d'ailleurs généralement

contestée 1.

Ils ne peuvent être astreints à d'autres preuves, puisque la condition naturelle de la concession n'est censée consister que dans cette fixation de domicile: et si le propriétaire de la forêt prétend qu'à raison de cette concession il lui est dû quelques redevances non supprimées, c'est à lui à en faire la preuve, puisque du côté de l'usager la cause de son droit se trouve suffisamment établie par la fixation de sa demeure sur les lieux.

« Mais, dit Fréminville, comme il y « a des concessions faites dès le temps

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CHAPITRE LXXVI.

De la nature particulière des droits d'usages dans les bois et forêts.

3059. En considérant le droit d'usage sous le rapport de sa durée, il y en a trois espèces dont une forêt peut être grevée : Le droit d'usage-servitude personnelle, qui s'éteint au décès de l'usager, et dont nous avons traité dans les chapitres cinquante-quatre et suivans de cette ouvrage; Le droit d'usage concédé à quelqu'un, tant pour lui que pour ses descendans, lequel doit durer jusqu'à l'extinction de la postérité du premier concessionnaire, et qui sera le sujet du chapitre suivant ;

Enfin le droit d'usage-servitude réelle, qui est le plus ordinaire, et dont nous avons à signaler les caractères dans le présent chapitre.

Il nous serait difficile d'en donner une définition bien précise, surtout d'après l'état actuel de notre législation; néanmoins nous croyons qu'on peut dire :

Que le droit d'usage ordinaire dans les bois et forêts, est un droit mixte, partici pant tout à la fois de la nature du droit d'usage personnel, de celle de la servitude réelle et même en quelque chose du droit de propriété foncière, et qui appartient aux habitans d'une commune en général, ou à certains particuliers seulement, à raison de leur domicile, à l'effet de percevoir, dans la forêt d'autrui, des produits pour leurs besoins, en se conformant aux lois et règlemens imposés à ce genre de propriétés.

Qu'on nous permette de justifier cette espèce de définition, par des développemens appliqués à ses diverses parties.

3060. 1° Nous disons que le droit d'usage dans les forêts participe de la nature du droit d'usage personnel, dont nous avons traité plus haut; parce qu'ils sont effecti

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