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III.

ÉTIENNE QUATREMÈRE.

Il n'est point permis de laisser sans mémoire une vie comme celle de l'orientaliste éminent que l'Académie des inscriptions et belles-lettres a perdu il y a quelques jours. M. Étienne Quatremère avait demandé qu'aucun discours ne fût prononcé sur sa tombe. L'austérité de ses mœurs et l'âpre fierté de son caractère eussent repoussé de même l'idée d'une louange posthume qui ne fût pas venue de ses œuvres. L'éloge avec ses formules obligées et ses partis pris de dissimulation nous est donc interdit. Ce n'est point à des convenances personnelles, c'est à la science qu'on doit le compte de ces vies consacrées à l'étude et qui appartiennent à tous.

M. Étienne Quatremère naquit à Paris en 1782, d'une famille où la gravité, la sévérité de mœurs et le goût des choses sérieuses qu'inspirait le jansénisme formaient une sorte d'hérédité. Son aïeul, marchand

de drap comme ses ancêtres (le mot n'est point emphatique appliqué à d'anciennes familles bourgeoises où vivait une si forte tradition), fut anobli par Louis XVI avec la clause exceptionnelle que l'un de ses fils pourrait toujours, sans déroger, continuer le commerce. Sa grand'mère, Anne Bourjot, dont la vie a été écrite par dom Labat, fut un modèle de charité chrétienne poussée jusqu'à l'héroïsme. Son père, pénétré de la même foi, et ouvert aux idées généreuses du siècle dans la mesure assez large où le jansénisme les admettait, fut un des premiers officiers municipaux élus en 1789. L'étude et le goût des exercices de l'esprit prenaient place dans ces vies austères à côté des devoirs religieux. La famille de M. Quatremère, soit par elle-même, soit par ses branches collatérales, a donné aux lettres les noms inégalement célèbres de Quatremère de Quincy, Quatremère-Roissy, Quatremère-Disjonval. La séve énergique de ces vieilles familles aboutissait presque toujours à une grande originalité : chacun y avait son type, et, comme on dirait en ce temps de pâle uniformité, son ridicule. Le pli vigoureux que les caractères recevaient de l'éducation traditionnelle y inculquait très-profondément certains préjugés; mais ces préjugés mêmes entretenaient une force de volonté et une puissance d'initiative qui

s'en vont de plus en plus, depuis qu'on a cru régler le monde en n'y laissant de place que pour la faiblesse et la médiocrité.

Une horrible expérience de la méchanceté humaine ouvrit la vie de M. Étienne Quatremère, et ne contribua pas peu sans doute à lui inspirer cette humeur sombre et mélancolique qui a si souvent attristé ses plus fidèles amis. Au milieu des misères des premières années de la Révolution, son père commit la généreuse imprudence de répandre des aumônes abondantes, qui lui firent supposer des richesses supérieures à celles qu'il avait. Traduit au tribunal révolutionnaire, il fut condamné le 21 juin 1794 pour incivisme et fanatisme. Les malheureux dont il était le soutien habituel étaient présents à l'audience, et, dans ce sanglant prétoire où la voix de la nature était si rarement entendue, il se fit un mouvement quand l'arrêt fut prononcé. Le président se leva et déclara que Quatremère, n'ayant eu en vue que son Dieu et nullement les sans-culottes, méritait la mort « pour avoir humilié le peuple par ses bienfaits. >>

On conçoit quel refoulement cette exécrable dérision dut produire dans l'âme d'un enfant de douze ans. La largeur de l'esprit et l'indépendance de la libre pensée sont presque toujours le fruit d'une

l'homme qui n'a

expérience heureuse de la vie rencontré autour de soi que bonté et droiture admet volontiers d'énormes diversités dans la manière de croire au vrai et de réaliser le bien; mais il ne faut pas demander la modération à celui qui a souffert, ni la tolérance pour les idées à celui qui a vu les idées servir de prétexte à la spoliation et à l'assassinat. M. Quatremère ne connut point cette pacifique disposition d'esprit, qui est non pas l'indifférence, mais l'optimisme d'une belle âme supposant chez les autres la sérénité et l'absence de passions qu'elle sent en elle. Ni la philosophie ni les habitudes de l'homme du monde ne tempérant sa roideur, il aima mieux renoncer à la part de légitime influence qu'il eût pu exercer que de faire aucun sacrifice au commerce des hommes. De bonne heure, il se plongea dans l'étude et ne voulut pas en être distrait. Toute sa vie il vécut seul, presque sans autres amis que ses livres, les seuls qui ne pussent jamais le contredire. Les grands travaux qu'il a publiés n'étaient pas euxmêmes le but principal qu'il se proposait, et ses écrits sont toujours restés, pour le nombre et l'importance, au-dessous de son érudition. Il aimait sa science jusqu'à en être jaloux ; il voulait qu'on y crût sur sa parole et semblait regretter que le public en profitât.

Les langues orientales furent le champ principal de sa curiosité, mais il ne les prit point comme une spécialité exclusive toute autre étude l'eût autant charmé, et, s'il préféra celle-ci, c'est probablement parce qu'il la trouva plus rare et plus difficile. Il n'y avait livre qu'il ne lût. Son admirable bibliothèque de cinquante mille volumes n'était point, comme cela arrive si souvent, un instrument oisif entre les mains d'un maître qui ne lit pas; c'était l'image fidèle de son savoir universel. De toutes ses œuvres, c'est celle qu'il a le plus aimée, et une de ses préoccupations habituelles était la beauté du catalogue qui en serait dressé après sa mort.

Cette manière de prendre l'étude comme une jouissance personnelle, bien plus que comme un moyen d'enrichir la science de résultats nouveaux, explique les côtés éminents et les parties faibles de la carrière de M. Étienne Quatremère. Peu de savants peuvent lui être comparés pour l'étendue et la sûreté des connaissances; on sent que ce qu'il donne au public est le fruit d'un vaste travail dont la plus grande partie reste inconnue : nul souci de se montrer r; aucun de ces artifices, bien vite découverts par un œil exercé, au moyen desquels l'érudition novice essaye de faire illusion. Tous les travaux de M. Quatremère, quand il n'y mêle point de jugement propre,

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