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pas profiter; elle n'avait pas la puissance de régénérer, sa mission était de préparer. Si on la sépare du Christianisme qui l'a suivie, elle reste une énigme; la raison se sera agitée pendant des siècles pour aboutir au néant. La philosophie moderne a pris en main la cause des penseurs de la Grèce et de Rome; leur cause est celle de l'humanité, car il s'agit d'établir que la vérité se révèle progressivement par l'intermédiaire de la raison. Le lien qui existe entre le Christianisme et la Philosophie est la preuve la plus éclatante de cette loi. Les Pères de l'Église l'ont aperçu. S. Clément compare la Philosophie à la Loi de Moïse; la première a préparé les Gentils, l'autre le peuple élu à la venue du Christ. Origène montre que l'intervention du Médiateur est permanente depuis l'origine des choses (1). Faisons un pas de plus dans la voie ouverte par les grands penseurs du Christianisme; dégageons l'idée de la révélation de tout mélange miraculeux, et nous aurons cette consolante conviction que l'humanité, sous la direction de la Providence, fait elle-même sa destinée, qu'aucun de ses efforts n'est perdu, que les travaux du passé engendrent le présent et que le présent prépare l'avenir. Il en est ainsi de la philosophie dans ses rapports avec le Christianisme.

La philosophie conduisit le monde ancien jusqu'au seuil de l'Évangile. Elle enseignait presque toutes les grandes vérités, qui forment la base du Christianisme. Sur la question fondamentale de la conception de Dieu, les sentiments des philosophes touchaient à la doctrine chrétienne. La philosophie ne reconnaissait pas seulement un Être existant par lui-même et source de tous les autres êtres. Cette idée seule conduit au panthéisme qui vicie toutes les religions de l'antiquité. Le Christianisme a échappé à ce dangereux écueil par la distinction du Verbe en Dieu. La Trinité n'est pas une croyance entièrement nouvelle; sans parler des Indiens et des Égyptiens qui, malgré leur dogme théologique, aboutirent au panthéisme, il est certain que Platon a eu au moins le pressentiment de la doctrine chrétienne; les Pères de l'Église allaient plus loin, ils trouvaient dans les écrits du philosophe

(1) Voyez plus bas, Livre VII, ch. 6.

grec tout le mystère du Christianisme (1). Le dogme du Verbe était si universellement reçu, que S. Athanase le place au nombre des axiomes qu'il était inutile de prouver (2). Mais les philosophes se refusaient à admettre que le Verbe eût paru dans la chair (3). Pour établir l'incarnation, le Christianisme prit appui à la fois sur l'antiquité païenne, qui croyait à une manifestation extérieure de la Divinité, et sur le Mosaïsme qui croyait à une révélation directe de Dieu.

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Telles sont les affinités du dogme chrétien avec la philosophie; elles sont si intimes que S. Augustin dit : « Si les anciens Platoniciens pouvaient revivre, ils embrasseraient sans peine le Christianisme, en changeant quelques mots dans leurs dogmes (4), ce que la plupart des Platoniciens nouveaux ont fait de notre temps. » Le point de départ de la philosophie se rapprochant du Christianisme, elle a dù également reconnaître les vérités, qui découlent de l'unité de Dieu. Platon disait aux citoyens de sa république idéale vous êtes tous frères. Il avait un sentiment si profond de l'égalité que, pour l'établir, il brisait et mutilait la nature humaine. Les Stoïciens s'emparèrent des idées de fraternité et d'égalité; leur cosmopolitisme, favorisé par l'immensité de la domination romaine qui semblait faire de tous les peuples une nation, s'éleva presque à la hauteur de l'unité chrétienne. La fraternité et l'égalité firent naître le soupçon de la solidarité humaine, et inspirèrent aux derniers penseurs du Stoïcisme des accents de charité que le monde ancien fut étonné d'entendre. Il ne manquait à la morale des philosophes pour être chrétienne, que de se dépouiller de l'orgueil philosophique ($).

(1) Clement. Alexandr. Stromat. V, 14, p. 710, éd. Potter. VII, 9; de Civit., X, 29, 2.

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(2) Mochler, Athanase le Grand, T. I, p. 207, note 1 (de la traduction). (3) Augustin. de Incarnat., 42.

(4) « Paucis mutatis verbis atque sententiis » (Augustin. De vera Religione, c. IV, n 7).

(5) Les Pères de l'Église avouent qu'il y a peu de différence entre la doctrine morale de l'Évangile et la philosophie.

Origène dit qu'en beaucoup de choses, la philosophie est en harmonie avec le Christianisme. Ainsi elle enseigne l'unité de Dieu, un Dieu Créateur et même la

Ainsi, la philosophie touchait au Christianisme. Les Pères, quand la haine de la civilisation païenne ne les aveugle pas, n'hésitent pas à donner aux philosophes le nom de Chrétiens (1).

N° 2. LA PHILOSOPHIE PRÉSIDE AU DÉVELOPPEMENT DU CHRISTIANISME.

La philosophie prépara la gentilité à recevoir l'Évangile. Sa mission finit-elle à la naissance de Jésus-Christ? Pour qu'il en fùt ainsi, il faudrait qu'un abime, quelque immense cataclysme séparât la société chrétienne du monde ancien. Mais les premiers temps du Christianisme se confondent avec les dernières années de l'antiquité; la religion nouvelle se développe au milieu de la civilisation gréco-romaine. Le Christianisme remplaça le monde ancien, mais ce monde réagit sur lui. Telle est la loi constante de l'humanité. Les quatre premiers siècles du Christianisme sont une transition de l'antiquité à l'ère chrétienne. La philosophie et la civilisation anciennes entourent le berceau du Christianisme et président à son développement. Lorsque la doctrine est formulée, le dogme arrêté, les Barbares arrivent et un autre âge s'ouvre.

Mais si l'influence de la philosophie sur le développement du Christianisme est certaine, il est difficile d'en préciser l'étendue, les limites. Les origines du Christianisme ne sont pas une pure question de science; elles touchent à des passions, à des intérêts qui ont agité et agitent encore les esprits. L'histoire est devenue une arme dans les mains de l'Église et de ses ennemis, les libres penseurs et les sectes. Essayons de démêler la vérité dans ce conflit d'opinions contradictoires.

Nous ne prétendons pas faire de Jésus Christ un philosophe, ni un disciple de la philosophie. Les païens des premiers siècles,

Verbe de Dieu. La morale des philosophes est presque la même que celle des Chrétiens (Homil. 14 in Genes. Op., T. II, p. 98).

S. Jérôme s'exprime dans le même sens (in Esaï. X: « Stoïci nostro dogmati in plerisque concordant »).

Voyez plus haut, p. 20, note 1, le témoignage de Lactance.

(1) Minuc. Felix, Octav. 20: « Exposui opiniones omnium ferme philosophorum, quibus illustrior gloria est, Deum unum multis licet designasse nominibus; ut quivis arbitretur, aut nunc Christianos philosophos esse, aut philosophos fuisse jam tunc Christianos».

hostiles à la religion nouvelle, soutinrent qu'un grand nombre de dogmes et de sentiments que l'Évangile attribue au Christ, étaient empruntés à Platon; les Néoplatoniciens voulurent transformer le fondateur du Christianisme en philosophe (1). De leur côté, les Chrétiens, jaloux de revendiquer toutes les gloires pour le Sauveur, imaginèrent que Jésus dans son enfance avait été initié miraculeusement à toutes les sciences humaines (2). On a aussi tenté de métamorphoser les apôtres en philosophes. Quelques mots de S. Pierre et de S. Jacques ont suffi pour changer les disciples du Christ en disciples de Platon (3).

La science rejette ces suppositions, dépourvues de toute probabilité historique. Jésus Christ a pu s'inspirer des doctrines devenues le domaine commun de son époque, sans être un philosophe de profession. Il n'est pas venu pour enseigner des croyances, mais pour ranimer le sentiment religieux. La prédication évangélique est essentiellement morale, c'est à peine si l'on y découvre le germe de la théologie chrétienne. Cependant la religion, pour être puissante, demande un dogme. Ici la pensée reprend son empire; elle commence à percer dans l'Évangile de S. Jean (4), elle éclate avec une puissance merveilleuse dans les Épitres de S. Paul. On a cru retrouver Aristote et Platon, Zénon et Senèque dans l'apôtre des Gentils. Il est probable que, sans être philosophe, le profond penseur n'était étranger à aucune doctrine philosophique ($). Le mouvement qui rapproche le Christianisme de la Philosophie prend une force croissante, à mesure que la

(1) Augustin. de Doctrina christ., § 43. « Dicere ausi sunt omnes Domini nostri Jesu Christi sententias, quas mirari et praedicare coguntur, de Platonis libris eum didicisse ». S. Augustin traite cette opinion de démence. Mais, chose singulière, aux prétentions des philosophes il oppose une explication tout aussi peu fondée; it soutient que Platon a été instruit dans les saintes Écritures par Jérémie (!)

(2) Ces fables ont été recueillies dans l'Évangile apocryphe de l'enfance de Jésus (Voyez sur ces niaiseries, Brucker, Hist. crit. Philos., T. III, p. 247-255).

(3) Le célèbre critique Le Clerc soutient cette opinion (Bibliothèque Universelle, T. X, p. 400 et suiv. Comparez Brucker, Hist. crit. Philos., T. III, p. 255-260).

(4) S. Jean, ou l'auteur du quatrième Évangile, connaît les écrits de Philon. Strauss, Christliche Glaubenslehre, T. I, p. 420, s.

(5) Brucker, Hist. crit. Phil., T. III, p. 260-268.

Neander, Geschichte der Pflan

zung der christlichen Kirche durch die Apostel, T. I, p. 37, suiv.

religion nouvelle pénètre le monde ancien. On ne nait pas Chrétien dans les premiers siècles, on le devient; et d'où sortaient les hommes les plus éminents du Christianisme, ceux que la postérité a honorés du titre de Pères de l'Église? Ils étaient élevés dans les écoles des philosophes, ou c'étaient des philosophes qui passaient au Christianisme (1). Dans la lutte que la religion eut à soutenir avec l'ancienne civilisation, il fallait formuler et défendre les dogmes nouveaux. C'est de cette lutte qu'est sortie la doctrine chrétienne. Mais avec quelles armes combattre les philosophes, sinon avec la philosophie? avec quels instruments élever l'édifice de la théologie, sinon avec les lois de la raison telles que les avaient expliquées les grands génies de la Grèce? Partout nous trouvons la philosophie, elle s'assied au foyer du Christianisme; il vit et se meut en elle (2).

La philosophie s'était partagée en sectes nombreuses. Cependant il y avait un lien commun entre elles. Platon s'inspire de Pythagore, les Stoïciens se rattachent à Socrate. Lorsque la vie surabondante qui produisit ce riche épanouissement de la pensée s'épuisa, les sectes se rapprochèrent. L'élément qui domina dans ce syncrétisme fut la philosophie platonicienne, souche commune des diverses écoles. Le génie grec, recueillant ses dernières forces, donna naissance à une école puissante. Le Néoplatonisme est contemporain du Christianisme des liens intimes les unissent, malgré la lutte qui les divise. La grande question de l'influence de la philosophie sur le développement du Christianisme se concentre dans les rapports des Néoplatoniciens avec les Pères de l'Église.

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Le Platonisme des Pères de l'Église est une question capitale pour les origines de la doctrine chrétienne. Écartons d'abord les

(1) Aristide, Justin, Athénagore, Tatien, Pantène, Maxime, Clément, Origène, Grẻgoire, Basile, Augustin, etc.

(2) Nous ne faisons que traduire en langage moderne les idées de S. Clément d'Alexandric. La philosophie est pour S. Clément un don de Dieu, elle a une origine divine, c'est un fragment de la révélation universelle; le Chrétien pour arriver à la perfection, doit réunir tous ces fragments (Stromat. I, 13, p. 548 sqq., éd. Potter). La philosophie purge l'àme pour ainsi dire et la prépare à recevoir la foi. Elle sert encore à fortifier la foi, en démontrant les dogmes sur lesquels elle repose (Strom. VII, 3. I, 17. 1, 20, p. 839, 366, 577). Compar. plus bas, Livre VII, ch. 6.

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