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mariage légitime? espèce nouvelle de concubines qui ne sont que des courtisanes à l'usage d'un seul homme? (1) Elles partagent avec lui la maison, la table, souvent le lit. Et on nous appelle des hommes soupçonneux quand nous murmurons!... Si ces relations étaient si saintes, pourquoi le frère abandonne-t-il la sœur que la nature lui a donnée, pour chercher une sœur étrangère? Pourquoi la sœur dédaigne-t-elle son frère non marié, pour chercher un frère étranger? N'est-ce pas pour entretenir un commerce criminel, sous le prétexte de consolation spirituelle »? (2). Ce qui indigne le plus S. Chrysostome, c'est cette hypocrisie de la vertu qui couvre le vice: « Mieux vaudrait, dit-il, fréquenter des filles publiques que de tromper les hommes, en vivant avec de prétendues sœurs et amies » (3). Il fallut l'intervention active et réitérée des Conciles pour diminuer l'abus; il ne fut jamais détruit (4).

La corruption envahit jusqu'aux solitudes des monastères. Les reproches que S. Ephrem adresse aux moines du IVe siècle ne sont pas moins vifs que les accusations de S. Jérôme contre le clergé séculier : « Nous avons renoncé au monde et nous pensons au monde; nous avons quitté nos maisons, et nous en avons gardé les préoccupations et les soucis; nous avons abandonné les possessions de la terre, et nous ne cessons de contester pour elles; nous sommes humbles en apparence, et dans l'âme nous ambitionnons les honneurs; nous paraissons aimer la pauvreté, et nous sommes dominés par la convoitise... A l'extérieur nous sommes moines, notre cœur est dur et inhumain; à l'extérieur

(1) Meretrices univirae.

(2) Hieronym. Epist. 18 ad Eustoch. (T. IV, P. 2, p. 53).

S. Chry

(3) Chrysostom. Contra eos qui subintroductas habent. T. I, p. 288, sq. sostome est moins soupçonneux que S. Jérôme; cependant il avoue que ces amies des prêtres reçoivent souvent la visite des sages-femmes, quelquefois pour les accoucher, ordinairement pour vérifier leur virginité; celles qui se soumettent à l'épreuve, dit-il, n'en sortent pas toujours victorieuses, la plupart s'y refusent par prudence (Quod regul. femin. vir. cohab. non debeant. T. I, p 248, sq.).

(4) Voyez les conciles d'Ancyre, can. 19; de Nicée, can. 3; de Carthage, III, 17; d'Arles, II, 3; de Tolède, IV, 42. Le législateur lui-même crut devoir condamner ces relations criminelles (L. 44, Cod. Theod. XVI, 2).

nous sommes pieux, en réalité nous sommes homicides; à l'extérieur nous sommes charitables, par le cœur nous sommes ennemis; à l'extérieur nous jeùnons, dans nos mœurs nous sommes des pirates; à l'extérieur nous sommes pudiques, et dans l'âme adultères » (1).

Nous avons accumulé les témoignages, nous en rapporterons encore (2), pour qu'il ne reste aucun doute sur ce fait, que « la société païenne était restée la même, malgré sa conversion apparente» (3). C'est un triste enseignement que l'histoire donne aux civilisations qui se corrompent lorsque la décadence morale a usé une société, elle doit périr. La religion ne saurait rendre la vie à un monde qui tombe en pourriture. Il faut des orages pour purifier l'atmosphère; plus l'air est infecté, plus la tempête est furieuse et destructrice. La religion chrétienne avait en elle les éléments d'une régénération morale; mais elle se corrompit au contact d'une société corrompue; elle menaçait de périr avec le monde ancien, lorsque Dieu envoya les Barbares.

CHAPITRE II.

LES LOIS.

Les Panégyristes de Constantin le glorifient d'avoir remplacé la dureté des anciennes lois par l'éternelle justice, d'avoir corrigé les vices et réformé les mœurs » (4). Montesquieu a donné à

(1) Ephraem. adv. vitiose viventes (T. I, p. 112, D, E; 113, E, F). Les ouvrages de S. Ephrem sont remplis de ces plaintes. Voyez son Discours ascétique (T. I, p. 40, sqq.).

(2) Voyez plus bas, chap. IV.

(3) Guizot, Cours d'Histoire, XIVe leçon.

(4) Publ. Optat. Porphyr. Panegyr. 39;

Nazar. Pancg. 38.

ces éloges de rhéteurs l'autorité de sa parole puissante: le Christianisme, dit-il, a imprimé son caractère à la jurisprudence (1). L'influence du Christianisme sur la législation ne peut être niée, mais elle n'est pas aussi profonde que le suppose l'auteur de l'Esprit des Lois. Les mœurs étaient restées païennes, malgré l'apparente conversion de l'Empire. Le droit, expression de l'ancien ordre social, ne pouvait se modifier qu'avec la société même. L'intervention violente du législateur, pour changer, pour détruire en un jour l'ouvrage de douze siècles, était impossible. Dans le fait, il n'y songea pas. A part quelques modifications inspirées par le sentiment de la charité chrétienne, la législation romaine resta intacte (2).

L'ancien monde était rongé par un vice qui en prépara la dissolution. L'esclavage subsiste dans les dernières compilations de Justinien avec la même rigueur que sous le Paganisme; l'égalité chrétienne reste limitée à l'ordre spirituel. Le Christianisme proclame le dogme de la fraternité humaine, mais cette grande vérité n'avait pas pénétré dans les idées, dans les mœurs : il y a plus, l'Église elle-même méconnut la maxime évangélique, en repoussant comme des ennemis, des êtres impurs, tous ceux qui se séparaient de la doctrine orthodoxe. Le monde ancien était divisé en citoyens et Barbares, cependant la barbarie n'avait pas été érigée en crime l'hérésie divisa l'humanité en sectes irréconciliables. Cette aberration de l'esprit chrétien laissa des traces funestes dans la législation. Des divergences de doctrine furent flétries à l'égal de la haute trahison; les hérétiques, exclus de l'unité chrétienne, furent mis par le législateur hors du droit commun. Les lois sur les hérésies renferment le principe des guerres religieuses qui ont ensanglanté l'Europe.

:

Ainsi, loin de réformer la société avec les dogmes vivifiants de la charité et de la fraternité, le Christianisme introduisit de nou

« Il est certain que les chan

(1) Esprit des Lois, XXIII, 24. Montesquieu ajoute : gements de Constantin furent faits ou sur des idées qui se rapportaient au Christianisme, ou sur des idées prises de sa perfection ».

(2) Gans (Erbrecht, T. HI, p. 2-15) dit que le Christianisme n'a exercé sur le monde ancien qu'une influence de dissolution.

veaux germes de division et de haine. Cependant la puissance de la vérité l'emporte sur les passions des hommes. La doctrine évangélique, bien qu'altérée par l'intolérance d'une Église fondée sur la Révélation, était appelée à modifier insensiblement les mœurs; et une fois les mœurs imprégnées du sentiment de l'unité humaine, tous les vices de l'ancien monde disparaîtront. Telle est la loi constante qui préside au développement de l'humanité, il faut des siècles pour préparer un dogme nouveau, il faut des siècles pour que la vérité pénètre les intelligences et les cœurs, il faut encore des siècles pour que du domaine de la foi et de la raison elle passe dans la réalité. Ne cherchons donc pas dans la législation des Empereurs chrétiens une application réfléchie et rigoureuse des maximes de l'Évangile heureux si nous y découvrons quelques efforts timides pour mettre l'état social en harmonie avec les croyances religieuses.

S1. Le Droit Civil.

Le droit romain était destiné à devenir l'un des éléments de la civilisation moderne. Empreint à son origine d'un esprit étroit comme la cité où il prit naissance, il se développa et acquit un caractère de généralité sous l'influence de la conquête et de la monarchie universelle de l'Empire. Les grands jurisconsultes de Rome, inspirés par la philosophie, dégagèrent le droit des liens de la cité, et en firent ce droit célèbre qui régit l'Europe sous le titre glorieux de raison écrite. Les Empereurs chrétiens continuèrent l'œuvre de la philosophie. A l'époque où le droit revêtit sa forme définitive, les dernières traces du droit strict disparurent. L'inégalité qui présidait dans l'ancienne jurisprudence aux rapports des personnes et jusqu'aux droits sur les choses, fait place à l'égalité. Plus de distinction entre la parenté masculine et la parenté par les femmes; la famille civile se confond avec la famille naturelle. Le droit ne connaît plus de fonds italiques ni de fonds provinciaux; il n'y a qu'une seule propriété, la propriété fondée sur la nature.

On a attribué ces modifications du droit à l'influence de la

doctrine chrétienne (1); il faut plutôt en chercher la cause dans la dissolution de l'Empire romain et la translation du siége des Empereurs à Constantinople. En quittant l'Italie, le droit dut perdre tous les traits caractéristiques qui avaient leur racine dans le sol romain. L'action du Christianisme devient plus sensible dans la législation sur le mariage. Les Romains, comme tous les peuples de l'antiquité, voyaient dans le mariage une institution politique, destinée à donner de nombreux citoyens à l'État. Mais le sentiment moral s'affaissant avec la décadence du monde ancien, il arriva que les Romains préférèrent les jouissances du célibat aux charges du mariage. Le législateur intervint pour sauver la République de la dépopulation de là les célèbres lois d'Auguste qui punissent le célibat et jusqu'aux unions stériles. Mais les lois furent impuissantes; la corruption et la dépopulation allèrent croissant. C'était à la religion nouvelle à purifier les mœurs et à réhabiliter le mariage. Le Christianisme dépassa le but; par une violente réaction contre le matérialisme païen, il exalta la virginité et toléra à peine le mariage. Tel fut l'esprit qui anima Constantin, lorsqu'il abolit les lois d'Auguste (2). Eusèbe, son biographe, nous fait connaître la pensée des conseillers de l'empereur chrétien: « Comment punir le célibat, lorsque la Thébaïde se remplit de solitaires qui rejettent le mariage comme une marque de la déchéance du genre humain? Ils sont dignes d'admiration plutôt que de châtiment ceux qui s'élèvent ainsi audessus de la nature (3). Qu'importe aux Chrétiens l'extinction de la population? Ne serait-ce pas un bonheur pour les hommes, si ce monde misérable avait une fin?

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La société païenne n'avait pas le sentiment de la pureté qui distingue la morale de l'Évangile. La femme n'était qu'un instrument de jouissance et de reproduction, le concubinage était légitime. Dégradée moralement, la femme occupait aussi dans l'ordre civil un rang inférieur. Au point de vue chrétien, toute union non

(1) Troplong, De l'influence du Christianisme sur le droit civil des Romains, Ch. VII.

(2) L. 1, Cod. Theod. VIII, 16.

(5) Euseb. Vita Constantini, IV, 26.

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