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358 LE MONDE CHRÉTIEN LORS DE L'INVASION DES BARBARES.

distingue aussi par quelque vertu. Chez les Africains on ne trouvait rien qu'inhumanité, ivrognerie, impureté. C'est toujours ce dernier vice qui domine; les plus sales passions consumaient l'Afrique, comme un feu dévorant : « Ce n'est pas un séjour pour les hommes, mais un Etna rempli de flammes impudiques (1). Qui n'aurait cru que les Barbares seraient infectés de la contagion universelle? Vainqueurs, au milieu d'un pays de délices, où la nature et les habitants sollicitaient pour ainsi dire à la mollesse, aux plaisirs, ils eussent été presque excusables en faisant ce qu'ils voyaient faire aux vaincus. Admirons donc les Barbares qui restèrent purs au sein de l'impureté. On ne les vit pas se souiller d'un amour contre nature; on ne les vit pas même fréquenter les lieux de prostitution. Ce que je dis, s'écrie Salvien, est à peine croyable. Grande, éminente doit être la vertu des Barbares, pour résister aux attraits de la corruption qui les entoure, qui les presse!» Salvien se trompait en croyant que les Vandales purgeraient l'Afrique des vices qui y régnaient (2). La contagion romaine fut plus forte que la pureté germanique : les vainqueurs finirent par se vautrer dans la débauche comme les vaincus, et ils partagèrent leur sort.

Salvien a été témoin des dévastations, des excès commis par les peuples du Nord; il les peint de sombres couleurs; et cependant en comparant les Romains avec les Barbares, il n'hésite pas à exalter les vainqueurs et à glorifier Dieu de la transformation qu'il opère par leur ministère. L'orateur chrétien a pressenti la mission providentielle des Germains. Il se propose de justifier la Providence que les Chrétiens niaient au milieu des maux qui les accablaient; dans cette justification éclatent les desseins de Dieu. Les Romains que Salvien compare aux Barbares, étaient Chrétiens; cet état misérable de l'Empire que le prêtre de Marseille déplore était l'état d'une société chrétienne. Cinq siècles s'étaient écoulés depuis la prédication évangélique. Le monde, chrétien en apparence, n'avait pas cessé de se corrompre et de marcher vers la décrépitude et la dissolution. Viennent donc les Barbares!

(1) Salvian. VII, p. 172.

(2) Salvian. VII, p. 182 Nec horruerunt tantum, aut temporaric summoverunt, sed penitus jam non esse fecerunt.

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Le Christianisme est en lutte avec le monde ancien pendant cinq siècles, le combat ne cesse que lorsque l'antiquité elle-même s'écroule sous les coups des Barbares. Nous avons décrit l'opposition entre le paganisme et la religion nouvelle, la haine du nom chrétien, la persécution et le triomphe du Christianisme. Une opposition tout aussi vive se produisit dans le domaine des idées entre la doctrine chrétienne et la philosophie. Les questions agitées dans ces longs débats ont par elles-mêmes une haute importance, car il s'agit des éléments essentiels de l'esprit humain, de la religion et de la philosophie. Mais la lutte du Néoplatonisme et du Christianisme a pour nous un intérêt plus immédiat encore. Il y a d'étonnantes analogies entre notre époque et les derniers siècles du monde ancien : une religion qui fait des efforts désespérés pour ressaisir l'empire des intelligences qu'elle a perdu : une philosophie qui, après avoir détruit les vieilles croyances, sent le besoin de la foi pour sauver et régénérer l'humanité, et cherche en elle-même les principes d'une religion nouvelle. L'avenir de la civilisation est engagé dans ces tentatives. Essayons de découvrir dans le passé quelques lumières pour le présent.

Constatons avant tout que le monde présent, quelles que soient ses misères, est encore bien supérieur à l'antiquité mourante. Le Christianisme, malgré les erreurs qui se mêlent à ses dogmes, ne saurait être comparé sans impiété avec le paganisme. Notre philosophie aussi, malgré ses hésitations et ses défaillances, a une vue plus juste des besoins de la société que le Néoplatonisme. Les philosophes grecs voulaient faire revivre une religion morte; une partie au moins des philosophes modernes s'élancent hardiment vers l'avenir. Cependant, ne nous faisons pas illusion sur notre supériorité au fond notre état social est aussi triste que celui de l'Empire romain. Vainement dit-on que le Christianisme domine encore les peuples, que son empire est indestructible; une religion, désertée par les esprits les plus élevés, peut végéter encore pendant des siècles, mais elle a en elle le germe d'une mort certaine. On a combattu par le ridicule les essais qui ont été tentés pour fonder des religions nouvelles. Ces tentatives prouvent au moins une chose, c'est que le Christianisme ne satisfait plus le sentiment religieux; elles attestent encore que la religion est de tous les besoins de la nature humaine le plus indestructible. Si les écoles de Saint-Simon et de Fourier ont été impuissantes à reconstituer la société, est-ce à dire que l'état actuel des choses soit destiné à se perpétuer?

En présence d'une religion ruinée dans ses fondements, quelle est la mission de la philosophie? Le majestueux édifice de l'Église impose par son antiquité et ses immenses proportions. Les hautes vérités que contient le dogme chrétien ont fait croire à la possibilité d'une alliance entre la religion et la philosophie. On a cherché à accommoder les croyances religieuses et les spéculations philosophiques; on ne s'est pas aperçu que dans cette alliance, la philosophie ou la religion devait périr. La destinée des Néoplatoniciens, essayant de rendre la vie au Paganisme en donnant un sens philosophique à des fables décréditées, nous révèle le sort de ces tentatives. Faut-il donc se résigner à une philosophie qui ne satisfait pas le sentiment religieux, et à une religion abandonnée par les philosophes, bonne pour les masses ignorantes? La philosophie ne se confondra jamais avec la reli

gion, et elle n'en peut pas tenir lieu voilà l'enseignement que nous offre la lutte des Néoplatoniciens avec le Christianisme. Une religion qui ne possède plus les intelligences est morte; témoin le paganisme, ruiné par la philosophie, et se survivant à lui-même pendant six siècles (1). Mais les travaux de la philosophie ancienne préparèrent une doctrine plus élevée que le Polythéisme. Lorsque le temps fut mûr, Dieu éclaira le monde d'un nouveau rayon de la Lumière éternelle, et l'humanité commença une nouvelle vie. Telle est aussi la mission de la philosophie moderne. Quand elle aura préparé les esprits, la religion ne fera pas défaut; en douter, ce serait désespérer de l'avenir, ce serait nier Dieu.

S 2. Opposition entre le Christianisme et la Philosophie.

Le Christianisme procède en partie de la philosophie ancienne; cependant la philosophie n'a pas d'ennemi plus passionné que les Chrétiens. Ignorant les lois du développement de l'humanité, ils repoussent toute sagesse humaine au nom de la Révélation (2). L'audacieuse prétention des hommes de connaître la vérité par le seul effort de la raison leur semble une révolte contre Dieu, auteur de toute sagesse; la philosophie tant vantée est à leurs yeux une inspiration des démons (3). Les Pères de l'Église, ceux-là mêmes qui doivent tout aux penseurs de la Grèce, les répudient; ils préfèrent Moïse à Platon, la sagesse des philosophes est toujours pour eux la sagesse des pécheurs (4). Les orateurs chrétiens lui

(1) « Toute religion qu'on se permet de défendre comme une croyance qu'il est utile de laisser au peuple, ne peut espérer qu'une agonie plus ou moins prolongée » (Condorcet, Esquisse d'un Tableau historique des progrès de l'esprit humain, p. 134). (2) Lactant. Divin. Inst. III, 16: Omnis philosophia abjicienda est. Ib. III, 2: Unde igitur magis, philosophiam non esse sapientiam, quam ex ipsius nominis significatione? Qui enim sapientiae studet, utique nondum sapit, sed ut sapere possit, studet... Cum vero tot temporibus, tot ingeniis in ejus inquisitione contritis, non sit comprehensa, apparet nullam ibi esse sapientiam.

(3) Tertullien représente la philosophie comme une espèce de parodie de la sagesse divine, empruntée à la tradition hébraïque, mais tournée contre la vérité; c'est l'œuvre des esprits d'erreur (Apolog. 47).

(4) Origen. Select. in Psalm. Homil. III, 6 (T. II, p. 666).

prodiguent le mépris et l'injure. S. Chrysostome compare les Pythagore et les Platon à des enfants (1); S. Basile dit que, semblables aux hibous qui voient dans les ténèbres et que le soleil éblouit, les philosophes ont de la perspicacité pour contempler les choses vaines, mais ils sont aveugles pour voir la vraie lumière (2). Les uns s'effraient d'une sagesse qui ne vient pas de Dieu heureux, s'écrie S. Ephrem, ceux qui n'ont jamais goùté le fiel de la philosophie grecque! (3). D'autres affichent un dédain superbe pour les philosophes : « Les Grecs, dit S. Cyrille, nous opposent je ne sais quels Empedocle et Anaximandre, avec des Pythagore et des Platon, et d'autres encore qui sont les auteurs de leurs croyances impies, ou plutôt la source de leur ignorance (4). Cyrille les accuse d'avoir dérobé leur science à Moïse : « Tant qu'ils restent fidèles aux Livres sacrés, ils disent la vérité; dès qu'ils s'en écartent, ils sont comme frappés de délire» (s). Cette accusation est répétée par tous les Pères; ils ne peuvent s'expliquer les hautes pensées, la morale élevée des philosophes que par des emprunts faits à la tradition hébraïque (6). La bonne foi excuse ces préjugés; mais que penser, quand on voit des S. Grégoire, des S. Théodoret s'emporter aux injures les plus grossières, reprochant l'avidité à Solon, la voracité à Xénocrate, la gourmandise à Platon (7), assimilant Socrate au dernier des hommes (8)?

Quelle est la cause de ces violentes attaques? Il y a une opposition profonde entre l'esprit de la philosophie ancienne et l'esprit du Christianisme, bien que les philosophes et les chrétiens soient d'accord sur presque toutes les grandes vérités. Écoutons Pascal:

Les philosophes païens se sont quelquefois élevés au-dessus du reste des hommes par des sentiments qui avaient quelque confor

(1) Chrysostom. in Joann. Homil. II (T. VIII, p. 8, D). (2) Basil. in Hexaemer. Homil. VIII, 7.

(3) Ephraem. adv. scrutator. Serm. II (T. VI, p. 4, D). (4) Cyrill. c. Julian. Lib. I, p. 7, B, éd. Spanheim.

(5) Cyrill. ib. Lib. I, p. 16, B.

(6) Voyez le T. III de cet ouvrage, p. 489 et suiv.

(7) Gregor. Naz. Or. III (p. 78, C. D).

(8) Theodoret. Or. XII adv. Graec. (T. IV, p. 672, sqq.).

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