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CHAPITRE II.

INFLUENCE CIVILISATRICE DU CHRISTIANISME.

A entendre les philosophes du dernier siècle, « le Christianisme est une superstition juive qui vint se mêler aux calamités de l'invasion des Barbares, détruisit le culte poétique, les arts, les vertus de l'antiquité et précipita les hommes dans les ténèbres de l'ignorance. Il pervertit les esprits en inspirant aux hommes un spiritualisme insensé; s'il avait été universellement pratiqué, les déserts se seraient remplis et le monde serait devenu un désert. On vante la charité, le fraternité, l'égalité chrétiennes. Voyons ces beaux sentiments à l'œuvre. Cette religion d'amour a couvert le monde de bûchers, elle a divisé les hommes, nourri les haines, produit les guerres les plus sanglantes. La fraternité n'a pas empêché l'Europe de gémir sous le joug de la plus ignoble servitude pendant cette longue nuit du moyen âge, où le Christianisme était dominant. Lorsque les peuples voulurent traduire en institutions politiques et sociales le dogme de l'égalité, ils trouvèrent l'Église parmi leurs ennemis; une sainte alliance se forma entre les papes et les rois, pour asservir l'humanité. Tel est le Christianisme; ce n'est que sur ses ruines que peut s'élever l'édifice de la société future. »

La philosophie du XVIIIe siècle, appelée à détruire les institutions du moyen âge, était animée d'une haine aveugle du passé. Elle ne vit dans le Christianisme que ses abus. Aujourd'hui le sol est jonché de ruines; le monde est en travail d'un nouvel ordre social. Mais comment bâtir une société sans lui donner pour fondement une conception religieuse? Le sentiment de la religion que nos pères croyaient avoir détruit, se réveille avec force en attendant que l'avenir lui donne satisfaction, il se

rejette dans le passé. De là une vive réaction en faveur du Christianisme. La philosophie l'avait calomnié; dans notre ardeur à lui rendre justice, nous risquons de nous faire illusion. Tout n'était pas faux dans les attaques dirigées contre l'Église. Reconnaissons les bienfaits de l'étonnante révolution opérée par le Christ, mais ne les exagérons pas. Le Christianisme n'est pas la vérité absolue, il a accompli un immense progrès dans le développement de l'humanité, mais ce progrès était préparé par le travail de toute l'antiquité. Bien des erreurs se sont mêlées à l'œuvre de Jésus; bien des dogmes, considérés comme émanation de Dieu, n'ont qu'une importance transitoire; bien des institutions auxquelles le Christianisme a donné naissance n'ont qu'une valeur momentanée. Pour apprécier le Christianisme, il faut y voir un moment dans la vie du genre humain; il procède du passé, et l'ère nouvelle qu'il ouvre est elle-même la préparation d'un progrès nouveau.

Les peuples modernes ont pour devise l'égalité et la fraternité. Les politiques, trouvant l'égalité et la fraternité dans l'Évangile, rattachent le mouvement qui agite aujourd'hui le monde à la prédication de Jésus Christ (1). Ils s'efforcent de prouver que leurs théories de réorganisation sociale sont en germe dans la doctrine chrétienne. Mais on leur répond qu'ils méconnaissent la nature du Christianisme. La religion est avant tout un rapport de l'homme à Dieu. Le Christianisme, plus que toute autre religion, est essentiellement intérieur; il tend à régénérer l'individu, il ne songe pas à renouveler la société. S'il appelle tous les Chrétiens des frères, s'il proclame que riches et pauvres, puissants et faibles, nobles et peuple sont égaux, c'est en vue du royaume des cieux; mais Jésus Christ s'occupe si peu d'un monde dont il attend la fin prochaine, qu'il déclare hautement que son règne n'est pas de ce monde; ses disciples, bien loin de vouloir renverser la société ancienne, professent leur respect pour l'Empire et les Empereurs; cependant l'antiquité reposait sur l'inégalité la plus révoltante et sur la force brutale.

(1) Le socialisme est le Christianisme ». Quinet, L'enseignement du peuple.

Ces appréciations diverses du Christianisme ne sont peut-être pas inconciliables. Oui, l'Évangile s'adresse avant tout à l'homme. individuel; mais telle est la tâche de toutes les doctrines qui veulent agir sur l'humanité. C'est un grand enseignement pour les réformateurs modernes, qui s'imaginent renouveler la société à coups de lois ou de systèmes; ils oublient que la société se compose d'êtres individuels et que toute révolution extérieure ne peut être que la manifestation d'un changement intérieur. Mais est-ce à dire que la religion doit renoncer à modifier le monde? S'il faut régénérer les individus avant de réformer la société, il importe également d'organiser un milieu favorable au développement des individus. Les Stoïciens aussi avaient la noble ambition de donner la perfection à l'homme par le travail de l'âme; mais en se livrant exclusivement à cette œuvre de perfectionnement individuel, ils oublièrent les maux qui rongeaient l'antiquité, et ils furent même impuissants à régénérer les individus. La religion a une plus haute mission faire le salut des hommes et par l'action individuelle et par l'action sociale.

Le Christianisme a commencé par accepter l'état social au milieu duquel il s'est produit; il a prétendu s'isoler du monde politique et concentrer son action sur l'homme intérieur. Mais la religion ne se laisse pas scinder ainsi; son ambition, quoiqu'on fasse, est plus grande. Lui refuser toute influence sur la société, c'est la condamner à l'impuissance du Stoïcisme. Si l'Église recule devant la réalisation des dogmes déposés dans l'Évangile, l'humanité saura le faire à sa place. Ce qu'elle demande, c'est l'application dans les lois, dans les institutions, des paroles de Jésus Christ. Elle demande l'égalité; que dit le Christianisme? Les hommes sont égaux devant Dieu, ils sont égaux par leur origine et leur fin commune, ils ont donc des droits et des devoirs communs; une loi commune, universelle, doit les régir. Elle demande la fraternité; que dit le Christianisme? Vous êtes tous frères; nous devons donc nous aimer et nous traiter mutuellement en frères. Elle demande la paix, l'association des peuples, pour que les hommes marchent de concert vers l'accomplissement de leur destinée; que dit le Christianisme? Tous les peuples sout mem

bres d'une grande famille, ils sont frères, c'est un crime de verser le sang de son frère. Nous pouvons donc revendiquer Jésus Christ comme le prince de la paix; en prêchant la charité et la fraternité, il a posé les fondements de l'association pacifique du genre humain. En ordonnant à l'homme d'aimer l'homme, Jésus Christ ne distingue pas le citoyen de l'étranger; sa doctrine d'amour unit dans son universalité les peuples entre eux, aussi bien que les membres d'un même État; elle tend à former une seule société de toutes les nations. « Le monde, disait il y a six siècles Tertullien, « n'est à nos yeux qu'une vaste république, patrie commune du genre humain » (1).

Constituer le genre humain dans l'unité, tel est l'objet suprême du Christianisme. Il annonça dès le principe cette prétention qui le distingue de toutes les doctrines politiques et religieuses de l'antiquité. Où est le législateur, dit Origène (2), qui ait songé à étendre ses lois au delà des limites d'une cité ou d'un peuple? où est le philosophe qui ait songé à embrasser l'humanité entière dans ses doctrines? Les Pères de l'Église triomphent des divisions de la philosophie la vérité est une, pourquoi les philosophes suivent-ils des écoles diverses? (3). Cette apparente discordance cachait le lent travail de l'unité. L'antiquité n'était pas appelée à la fonder, il lui manquait la conscience de l'unité du genre humain. De là l'esprit de division qui éclate à la fois dans les spéculations des philosophes et dans les faits.

Le Christianisme a en lui le principe qui faisait défaut au monde ancien. Il procède de l'unité de Dieu et de la Création; dès-lors toutes les distinctions factices nées de l'isolement et de l'ignorance disparaissent. L'unité de la Création implique l'égalité des êtres créés, et l'égalité ne peut exister sans l'unité de nature; où serait le lien entre des êtres originairement inégaux? L'antiquité n'en connaissait au fond d'autre que la force; de là le con

(1) « Unam omnium rem publicam agnoscimus, mundum » (Tertullian. Apol. 38). (2) Origen. De princ. IV, Cf. Theodoret. adv. Graecos, Serm. IX (T. IV,

p. 608, sqq.).

1.

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flit de passions, d'intérêts opposés, d'où naquirent la guerre, la servitude et la tyrannie. La violence opère une union purement matérielle. Le Christianisme y substitue l'amour, la charité. « Détruire sur la terre la domination de la force, y substituer le règne de la justice et de la charité, et réaliser ainsi entre les membres de la grande famille humaine, individus et peuples, l'unité dans laquelle chacun vivant de la vie de tous, trouve les conditions les plus favorables au développement de sa destinée, telle est la mission du Christianisme » (1).

Cependant le Christianisme n'a pas réalisé cet idéal. L'unité chrétienne est viciée par le dogme de la Révélation. En vain elle rejette la distinction de citoyen et de barbare, de libre et d'esclave; la révélation devient la source d'une nouvelle division. Le croyant est séparé de l'infidèle, l'orthodoxe de l'hérétique, par un abîme que rien ne peut combler. Le monde est partagé en Chrétiens et non Chrétiens, et cette division conduit à la haine, à la guerre. L'hostilité ne pourrait disparaître que par la réunion de tout le genre humain dans la foi chrétienne. Mais l'unité religieuse, telle que l'Église la conçoit, est impossible. Il y a dans la création un élément d'unité et un élément de diversité. Les anciens ne connaissaient que le principe de la diversité, ils le divinisaient dans les dieux innombrables dont ils peuplaient l'univers. Le Christianisme voulant ramener cette discordance à l'harmonie, s'attacha exclusivement au principe de l'unité. Mais si l'antiquité a méconnu un élément essentiel de la nature humaine, le Christianisme de son côté fait violence à l'humanité, en essayant de ramener toutes les diversités à l'unité absolue. L'Église tente une œuvre impossible, dans laquelle elle doit échouer.

Ainsi le Christianisme n'a pas résolu le grand problême de l'unité. Il ne sera résolu que lorsque la Religion cessera d'ètre fondée sur une révélation miraculeuse, directe de la Divinité. Alors seulement l'unité qui est en germe dans le Christianisme, produira tous ses effets. La charité, la fraternité ne seront plus circonscrites dans un cercle étroit de fidèles par la foi. L'homme

(1) Lamennais, Affaires de Rome.

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