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un médecin, un sauveur. Quelle a donc été la mission de la Loi? De mettre à nu l'orgueil humain, de le dompter; elle ne voulait pas guérir les malades, mais convaincre les superbes, pour qu'ils sentissent le besoin d'un Sauveur. C'est en ce sens que la Loi a été un précepteur qui conduit à la grâce (1).

Les Pélagiens se récriaient à bon droit contre cette interprétation: «Peut-on dire sans blasphème que Dieu donne des commandements aux hommes pour les rendre plus mauvais? La Loi n'est pas la cause du péché, c'est un précepte saint, juste et bon » (2). Pour voir la doctrine de S. Augustin dans toute son horreur, il faut lire les écrits des Jansénistes. Exagérant la pensée de S. Augustin, ils vont jusqu'à dire que Dieu faisait semblant de vouloir le salut des Juifs, mais qu'au fond il n'en avait aucune envie (3). Ainsi, l'Ancien Testament serait en définitive une comédie que Dieu aurait jouée en vue de l'Evangile!

Voilà comment les préjugés théologiques altérèrent l'idée du progrès qui semblait inspirer les Pères de l'Église dans leur appréciation de l'Ancienne Loi. En réalité, il n'y a pas de progrès, au point de vue du Christianisme; il n'y a qu'une vérité, immuable, révélée par Dieu. Un fragment de cette vérité a été communiqué à Moïse; Jésus Christ a complété la Révélation. Les hommes ne sont pour rien dans ces initiations successives. La véritable doctrine du progrès fait une part à l'homme dans le développement de sa destinée; Dieu l'inspire, le guide, mais la liberté humaine concourt avec la Providence divine. Le Christianisme ne pouvait reconnaître cette influence à l'homme déchu par le péché; sa liberté est viciée, c'est la grâce seule qui opère le bien; l'homme n'est qu'un instrument dans les mains de Dieu.

No 3. CHRISTIANISME ET PAGANISME.

La question du progrès se représente à l'égard du Paganisme. Les païens n'avaient pas de véritable dogme; ils étaient attachés

De Contin. $ 4.

(1) Augustin. Serm. 26, § 9; 125, 2; 155, 4; De diversis quaestion. LXXXIII, Qu. 66, 1. 5; De divers. quaest. ad Simplicium I, SS 2-4; (2) Julian. ap. Augustin. Oper. Imperf. c. Julian. II, 220. (5) Jansen. T. III, de gratia Christi Salv. (III, 6, p. 116).

au culte des dieux, comme à une croyance venant de leurs ancêtres; mais cet attachement était profond; la religion et l'État étaient intimément unis. Les partisans du passé demandaient aux Chrétiens pourquoi ils s'écartaient d'une tradition universelle sur laquelle la société tout entière reposait. L'objection était embarrassante. La lutte s'établissait entre l'esprit d'immobilité qui caractérise le monde ancien et l'esprit de progrès inauguré par la société chrétienne. Les Pères de l'Église ont conscience de cet esprit, mais leurs conceptions sont vagues; c'est la faible lucur qui suit les ténèbres et annonce le jour.

« Pourquoi, répond S. Clément (1), ne continuons-nous pas à nous nourrir du lait auquel nos nourrices nous ont habitués dès l'enfance? Pourquoi ne restons-nous pas attachés à la manière de vivre de nos pères? Pourquoi ne nous conduisons-nous pas, comme nous le faisions, étant enfants? Pourquoi nous corrigeonsnous de nos défauts »? Il y a dans ces paroles une vive image du progrès réalisé par le Christianisme. Le lait des nourrices, c'était le Paganisme; Jésus Christ apporte aux hommes une nourriture plus substantielle. L'antiquité était l'enfance du genre humain; parvenu à l'âge adulte, il ne pouvait plus se conduire d'après les règles qui avaient guidé ses premières années; sa moralité était plus élevée, son ambition plus grande.

Arnobe, dans son Apologie du Christianisme (2), répond à la même objection. Son point de vue est celui de S. Clément, mais l'idée du progrès a déjà fait un pas. Arnobe montre l'homme et l'humanité se perfectionnant sans cesse; le progrès ne date pas du Christianisme, il se manifeste, dès qu'il y a des hommes : « Si c'est un grief contre le Christianisme de s'écarter de l'ancien culte, il faudra aussi accuser nos ancêtres d'avoir commencé à se nourrir des fruits de la terre, au lieu de glands; à se couvrir d'habits, au lieu d'écorces ou de peaux; à habiter les maisons, au lieu du creux d'un arbre ou d'un antre. C'est une loi de la nature humaine de préférer le bien au mal, l'utile à l'inutile; les hommes

(1) Clement. Alex. Cohortat. ad Gent. c. 10, p. 25.

(2) Arnob. c. Gent. Lib. II.

modifient en conséquence leurs mœurs, leurs usages, leurs institutions. Ceux qui aujourd'hui adressent aux Chrétiens le reproche de déserter les vieilles coutumes, n'ont-ils pas eux-mêmes changé leur manière de vivre, leur religion, leurs lois? Mais disent-ils, votre religion est nouvelle, votre culte inouï». Arnobe répond <«< que toutes les choses humaines ont un commencement, et par conséquent tout est également nouveau, philosophie, art, religion. Nous connaissons la date de la naissance de vos dieux, dit-il aux païens, et vous reprochez la nouveauté à une doctrine dont l'auteur est sans commencement comme sans fin » (1)!

A mesure que le Christianisme prenait racine dans les mœurs, l'autorité des ancêtres perdait de son poids. Les Pères finirent par opposer hardiment la raison à la tradition. Origène entra le premier dans cette voie; répondant à Celse qui soutenait qu'il fallait suivre la foi de ses pères, il dit : « Les philosophes ont fait ce que vous nous reprochez; ils ont reconnu la fausseté des superstitions anciennes, et ils les ont abandonnées ». ». Origène dénie toute autorité à la tradition, à moins qu'elle ne soit en harmonie avec la vérité : « Si elle est contraire à la vérité, c'est un devoir de la rejeter. Les plus funestes usages n'ont-ils pas pour eux l'antiquité? Les Indiens sont anthropophages, les Scythes vont jusqu'à manger leurs parents, d'autres immolent leurs enfants; les Perses épousent leurs mères, leurs filles; ces usages sont-ils sacrés parce qu'ils sont anciens? La tradition par ellemême n'a donc aucune valeur » (2).

Transportée sur ce terrain, la discussion entre le Christianisme et le Paganisme donnait tout avantage aux Chrétiens. Il fut facile à Eusèbe de démontrer qu'ils avaient eu raison de rejeter les doctrines des Gentils. Les philosophes eux-mêmes lui viennent en aide pour combattre les fables païennes. Les Néoplatoniciens firent un suprême effort pour concilier la religion du peuple avec les spéculations des sages, mais le sens mystique qu'ils cher

(1) Comparez plus haut, la Réponse de S. Ambroise à Symmaque (p. 236). (2) Origen. c. Cels. V, 35, 36, 27.

rectum est, quod ratio praescribit.

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Cf. Lactant. Divin. Instit. II, 7: Id solum

chaient dans les fables n'existait que dans leur imagination; la
vraie théologie païenne n'était autre chose que ces mêmes fables,
prises au pied de la lettre. A quoi aboutissait en définitive le
paganisme? A placer le souverain bien dans le plaisir. Le Chris-
tianisme met la fin de l'homme dans l'union avec Dieu (1).

Il restait aux païens une objection contre la théorie chrétienne.
Pourquoi Jésus Christ n'est-il pas venu plutôt, pour faire jouir
le monde entier du bienfait de la vérité? Il faut croire, répond
S. Augustin, que le Fils de Dieu a choisi l'époque la plus propre
à recevoir la prédication évangélique. Chaque âge de l'humanité
a besoin de croyances qui soient en harmonie avec le développe-
ment intellectuel et moral des hommes. Ce qui convient à l'en-
fance, ne convient pas à la jeunesse, les règles qui sont données
à l'adolescence seraient mauvaises pour l'âge mûr. Vouloir la
même loi pour l'humanité, depuis le premier homme jusqu'à la
fin du monde, c'est vouloir qu'il n'y ait qu'un seul âge » (2).

Telle est la doctrine que les Pères de l'Église opposent à l'im-
mobilité antique. Il est évident qu'ils n'ont pas une idée claire
de la loi du progrès. Ils aperçoivent la supériorité du spiri-
tualisme chrétien sur le matérialisme païen, mais ils ne voient
pas un véritable progrès dans cette succession de formes reli-
gieuses. L'idée du progrès est identique avec celle de la per-
fectibilité humaine; elle suppose que l'homme et l'humanité vont
sans cesse en se perfectionnant. Nous appliquons aujourd'hui
cette théorie au Christianisme en ce sens, que Jésus Christ, tout
en s'inspirant du passé, a ouvert une voie plus large à l'huma-
nité. Cela implique que le Christianisme pas plus que les religions
anciennes, n'est une révélation divine, mais qu'il y a une révéla-
tion permanente de Dieu dans l'humanité. Le Christianisme
n'admet pas qu'il y ait une révélation en dehors de celle de Moïse
et de Jésus Christ; la Gentilité n'est à ses yeux que l'empire de
l'erreur, du démon. Le Christianisme remplace la Gentilité, mais
ce passage du monde païen au monde chrétien n'est que le pas-

(1) Euseb. Praepar. Evang. II, 7; III, 82, sqq. VII, 1,
(2) Augustin. Epist. 102, S 14;

De divers. quaestion. LXXXIII, Qu. 44.

sage des ténèbres à la lumière, de l'erreur absolue à la vérité absolue. Ainsi il n'y a pas de progrès véritable pour le passé; et pour l'avenir, il ne peut pas y en avoir. L'âge ouvert par Jésus Christ est le dernier. Il a révélé la vérité; dès qu'elle sera répandue par toute la terre, la fin du monde arrivera.

On voit qu'il était impossible aux Pères de l'Église de s'élever à la doctrine du progrès, telle que la conçoit la philosophie moderne. Leur lutte contre l'antiquité, l'incontestable supériorité du Christianisme contient seulement le germe de cette doctrine. Mais ce germe ne pouvait se développer au sein d'une religion révélée; pour fructifier, il devra passer dans les mains de la philosophie.

No 4. CHRISTIANISME ET PHILOSOPHIE.

La philosophie ancienne, comme l'antiquité tout entière, a été une préparation au Christianisme. Cette vérité qui nous frappe aujourd'hui par son évidence, ne pouvait être aperçue avec la même clarté au milieu de la lutte que la religion nouvelle eut à soutenir contre les partisans de l'ancien ordre de choses. Le paganisme et tout ce qui s'y rattache était considéré comme l'œuvre du démon. La philosophie n'échappa pas à cette réprobation; elle était, disaient les Chrétiens, le produit de l'esprit du mal, inventée pour la perte des hommes (1). Cependant la philosophie, comme pour repousser ces aveugles imputations, nourrit dans son sein les plus profonds penseurs du Christianisme. Sortis de la philosophie, ces nouveaux Chrétiens, tout en plaçant la religion au-dessus des spéculations philosophiques, ne pouvaient partager les préjugés de leurs frères contre la sagesse païenne. Comment auraient-ils vu l'œuvre du démon dans les sublimes conceptions qui avaient nourri leur jeunesse? La philosophie continua à les éclairer même après leur conversion, et leur donna une largeur de sentiments que les disciples du Christ ne possédaient pas. Platon les avait initiés au Christianisme; en comparant la marche de l'humanité avec le développement de leur foi,

(1) Clement, Alex. Strom. I, 1, p. 526; I, 16, p. 566.

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