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fatigue, demandent instamment qu'on leur permette de se reposer ou de dormir un moment sur la neige; il faut les secouer, les arracher de force à ce sommeil perfide, qui les conduirait infailliblement à la congélation et à la mort. Il n'y a qu'un mouvement continuel qui puisse donner au corps une chaleur suffisante pour résister à l'extrême rigueur du froid. Lorsque les religieux sont obligés d'être en plein air dans les grands froids, et que la quantité de neige les empêche de marcher assez vite pour se réchauffer, ils frappent continuellement leurs pieds et leurs mains contre les grands bâtons ferrés qu'ils portent toujours avec eux; sans quoi ces extrémités s'engourdissent et se gèlent sans que l'on s'en aperçoive.

Malgré tous leurs soins, il ne se passe presque pas d'hiver où quelque voyageur ne meure, ou n'arrive à l'hospice avec des membres gelés. L'usage des liqueurs fortes est extrêmement dangereux dans ces moments-là, et cause souvent la perte des voyageurs; ils croient se réchauffer en buvant de l'eau-de-vie, et cette boisson leur donne en effet pour quelques moments de la chaleur et de l'activité; mais cette tension forcée est bientôt suivie d'une atonie1, et d'un épuisement qui devient absolument sans remède.

C'est aussi dans la recherche des malheureux passagers qui ont été entraînés par les avalanches et ensevelis dans les neiges, que brillent le zèle et l'activité des bons religieux. Lorsque les victimes de ces accidents ne sont pas enfoncées bien profondément sous la neige, les chiens du couvent les découvrent; mais l'instinct et l'odorat de ces animaux ne peuvent pas pénétrer à une grande profondeur. Lors donc qu'il manque des gens que les chiens ne peuvent pas retrouver, les religieux vont avec de grandes perches sonder de place en place; l'espèce de résistance qu'éprouve l'extrémité de leur perche leur fait connaître si c'est un rocher ou un corps humain qu'ils rencontrent; dans ce dernier cas, ils déblaient promptement la neige, et ils ont souvent la consolation de sauver des hommes qui sans eux n'auraient jamais revu la lumière. Ceux qui se trouvent blessés ou mutilés par la gelée, ils les gardent chez eux, et

les soignent, jusqu'à leur entière guérison. J'ai moi-même rencontré en passant la montagne, deux soldats Suisses, qui l'année précédente, en allant au printemps rejoindre leur régiment en Italie, avaient eu les mains gelées, et que l'on avait guéris et gardés pendant six semaines au couvent sans exiger d'eux la moindre rétribution.

H. B. DE SAUSSURE. Voyage dans les Alpes. (Voyez la page 120.)

a Le grand Saint-Bernard, montagne des Alpes Pennines, sur la limite du Bas-Valais et de la province d'Aoste. Au sommet de cette montagne est l'hospice fondé en 962 par saint Bernard de Menthon. C'est l'habitation la plus élevée de l'ancien Monde. Le froid y est si rigoureux qu'en hiver le thermomètre s'y tient de 20 à 22 degrés au dessous de zéro (Réaumur).

ALLÉGORIES.

LES HARMONIES DE LA NATURE.

SOYEZ mes guides, filles du ciel et de la terre, divines Harmonies! C'est vous qui assemblez et divisez les éléments; c'est vous qui formez tous les êtres qui végètent, et tous ceux qui respirent. La nature a réuni dans vos mains le double flambeau de l'existence et de la mort. Une de ses extrémités brûle du feu de l'amour, et l'autre de ceux de la guerre. Avec les feux de l'amour vous touchez la matière et vous faites naître le rocher et ses fontaines, l'arbre et ses fruits, l'oiseau et ses petits, que vous réunissez par de ravissants rapports. Avec les feux de la guerre vous enflammez la même matière, et il en sort le faucon, la tempête et le volcan, qui rendent l'oiseau, l'arbre et le rocher aux éléments. Tour à tour vous donnez la vie et vous la retirez, non pour le plaisir d'abattre, mais pour le plaisir de créer sans cesse. Si vous ne faisiez pas mourir, rien ne pourrait vivre; si vous ne détruisiez pas, rien ne pourrait renaître. Sans vous, tout serait dans un éternel repos : mais partout où vous portez vos doubles flambeaux, vous faites naître les doux contrastes des couleurs, des formes, des mouvements. Les amours vous précèdent, et les générations vous suivent. Toujours vigilantes, vous vous levez avant l'astre des jours, et vous ne vous couchez point avec celui des nuits. Vous agissez sans cesse au sein de la terre, au fond des mers, au haut des airs. Planant dans les régions du ciel, vous entourez ce globe de vos danses éternelles, vous étendez vos cercles infinis d'horizons en horizons, de sphères en sphères, de constellations en constellations; et, ravies d'admiration et d'amour, vous attachez les chaînes innombrables des êtres au trône de celui qui est.

O filles de la sagesse éternelle! Harmonies de la nature! tous les hommes sont vos enfants: vous les appelez par

leurs besoins aux jouissances, par leur diversité à l'union, par leur faiblesse à l'empire. Ils sont les seuls de tous les êtres qui jouissent de vos travaux, et les seuls qui les imitent; ils ne sont savants que de votre science; ils ne sont sages que de votre sagesse; ils ne sont religieux que de vos inspirations. Sans vous, il n'y a point de beauté dans les corps, d'intelligence dans les esprits, de bonheur sur la terre, et d'espoir dans le ciel.

Cybèle, ou la Terre.

O TOI que l'antiquité nomma la mère des dieux, Cybèle, Terre, qui soutiens mon existence fugitive, inspire-moi, au fond de quelque grotte ignorée, le même esprit qui dévoilait les temps à tes anciens oracles.

C'est pour toi que le soleil brille, que les vents soufflent, que les fleuves et les mers circulent; c'est toi que les Heures, les Zéphyrs et les Néréides parent à l'envi de couronnes de lumières, de guirlandes de fleurs et de ceintures azurées; c'est à toi que tout ce qui respire suspend la lampe de la vie. Mère commune des êtres; tous se réunissent autour de toi: éléments, végétaux, animaux, tous s'attachent à ton sein maternel comme tes enfants. L'astre des nuits lui-même t'environne sans cesse de sa pâle lumière. Pour toi, éprise des feux d'un amour conjugal envers le père du jour, tu circules autour de lui, réchauffant tour à tour à ses rayons tes mamelles innombrables. Toi seule, au milieu de ces grands mouvements, présentes l'exemple de la constance aux humains incons

tants.

Ce n'est ni dans les champs de la lumière, ni dans ceux de l'air et des eaux, mais dans tes flancs, qu'ils fondent leur fortune, et qu'ils trouvent un éternel repos. O Terre, berceau et tombeau de tous les êtres, en attendant que tu accordes un point stable à ma cendre, découvre-moi les richesses de ton sein, les formes ravissantes de tes vallées, et tes monts inaccessibles, d'où s'écoulent les fleuves et les mers; jusqu'à ce que mon âme, dégagée du poids de son corps, s'envole vers ce soleil, où tu puises toi-même une vie immortelle !

Flore.

PRÉSIDEZ aux jeux de nos enfants, charmante fille de l'Aurore, aimable Flore; c'est vous qui couvrez de roses les champs du ciel que parcourt votre mère, soit qu'elle s'élève chaque jour sur notre horizon, soit qu'elle s'avance au printemps, vers le sommet de notre hémisphère; et qu'elle rejette ses rayons d'or et de pourpre sur leurs régions de neige. Pour vous, suspendue au-dessus de nos vertes campagnes, portée par l'arc-en-ciel au sein des nuages pluvieux, vous versez les fleurs à pleine corbeille dans nos vallons et sur nos forêts, le zéphyr amoureux vous suit, haletant après vous, et vous poussant de son haleine chaude et humide. Déjà on aperçoit sur la terre les traces de votre passage dans les cieux; à travers les rais lointains de la pluie, les landes apparaissent toutes jaunes de genêts1 fleuris; les prairies brumeuses, de bassinets2 dorés, et les corniches des vieilles tours, de giroflées safranées3. Au milieu du jour le plus nébuleux, on croirait que les rayons du soleil luisent au loin sur les croupes des collines, au fond des vallées, au sommet des antiques monuments; des lisières de violettes et de primevères parfument les haies, et le lilas couvre de ses grappes pourprées les murs du château lointain. Aimables enfants, sortez dans les campagnes, Flore vous appelle au sein des prairies: tout vous y invite, les bois, les eaux, les rocs arides; chaque site vous présente ses plantes, et chaque plante ses fleurs. Jouissez du mois qui vous les donne: avril est votre frère, il est à l'aurore de l'année, comme vous à celle de la vie; connaissez ses dons riants comme votre âge. Les prairies seront votre école, les fleurs vos alphabets, et Flore votre institutrice.

BERNARDIN DE ST.-PIERRE. (Voyez la page 54.)

a Les Heures, déesses filles de Jupiter et de Thémis. Elles étaient portières du ciel, avaient soin du char et des chevaux du soleil, et présidaient aux saisons.

b Néréides, nymphes de la mer, filles de Nérée, dieu marin.

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