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LA NUIT DU JOUR DE L'AN.

Les deux chemins de la Vie.

PENDANT la nuit du premier jour de l'année 1797, un homme de soixante ans était à la fenêtre; il élevait ses regards désolés vers la voûte argentée du ciel, où nageaient et brillaient les étoiles, comme les blanches fleurs du nénuphar1 sur une nappe d'eau tranquille; il les rabaissait ensuite sur la terre, où personne n'était aussi dépourvu que lui de joie et de repos, car sa tombe n'était pas loin de lui; il avait déjà descendu soixante des marches qui devaient l'y conduire, et il n'y emportait, du beau temps de sa jeunesse, que des fautes et des remords. Sa santé était détruite, son âme vide et abattue, son cœur navré de repentir, et sa vieillesse pleine de chagrin. Les jours de sa jeunesse reparaissaient devant lui, et lui rappelaient ce moment solennel où son père l'avait placé à l'entrée de ces deux routes dont l'une conduit dans un pays tranquille et heureux, couvert de moissons fertiles, éclairé par un soleil toujours pur, et retentissant d'une douce harmonie, tandis que l'autre mène dans un séjour de ténèbres, dans un antre sans issue, peuplé de serpents et rempli de poisons. Hélas! les serpents s'attachaient à son cœur, les poisons souillaient ses lèvres, et il savait maintenant où il était.

Il reporta ses regards vers le ciel, et s'écria avec une angoisse inexprimable: "O jeunesse, reviens! O mon père! place-moi de nouveau à l'entrée de la vie, afin que je choisisse autrement."

Mais sa jeunesse et son père n'étaient plus. Il vit des feux follets s'élever au dessus des marécages et disparaître; et il se dit: "Voilà ce que sont mes jours de folie." Il vit une étoile tombante parcourir le ciel, vaciller et s'évanouir: "C'est là ce que je suis," s'écria-t-il, et les pointes aiguës du repentir s'enfoncèrent encore plus avant dans son cœur.

Alors il se retraça dans sa pensée tous les hommes de son âge qui avaient été jeunes avec lui; qui, maintenant répandus sur la terre, s'y conduisaient en bons pères de famille, en

amis de la vérité, de la vertu, et qui passaient doucement, et sans verser de larmes, cette première nuit de l'année. Le son de la cloche, qui célèbre ce nouveau pas du temps, vint, du haut de la tour de l'église, retentir à son oreille comme un chant pieux; ce son lui rappela ses parents, les vœux qu'ils formaient pour lui dans ce jour solennel, les leçons qu'ils lui répétaient; vœux que leur malheureux fils n'avait jamais accomplis, leçons dont il n'avait jamais profité. Accablé de douleur et de honte, il ne put regarder plus longtemps ce ciel où demeurait son père; il rabaissa sur la terre ses yeux abattus, des larmes amères coulèrent de ses yeux et tombèrent sur la neige qui couvrait le sol; il soupira, et ne voyant rien qui le pût consoler, "Ah! reviens, jeunesse !" s'écria-t-il encore, "reviens!"

Et sa jeunesse revint: car tout cela n'était qu'un rêve qui avait agité pour lui la première nuit de l'année; il était jeune encore; ses fautes seules étaient réelles. Il remercia Dieu de ce que sa jeunesse n'était point passée, et de ce qu'il pouvait quitter la route du vice pour reprendre celle de la vertu, pour rentrer dans le pays tranquille, couvert d'abondantes moissons.

Revenez avec lui, mes jeunes lecteurs, si, comme lui, vous vous êtes égarés: ce songe terrible sera désormais votre juge. Si, un jour, accablés de douleur, vous êtes forcés de vous écrier: 66 Reviens, belle jeunesse!" la belle

jeunesse ne reviendra point.

MADAME GUIZOT. Traduction de l'allemand de JEAN PAUL.

MADAME GUIZOT (Pauline DE MEULAN),

Née en 1773, morte en 1827; auteur de plusieurs ouvrages de littérature et de morale.

L'EXILÉ.

IL s'en allait errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé!

J'ai passé à travers les peuples, et ils m'ont regardé, et

je les ai regardés, et nous ne nous sommes pas reconnus. L'exilé partout est seul.

Lorsque je voyais, au déclin du jour, s'élever du creux d'un vallon la fumée de quelque chaumière, je me disais: "Heureux celui qui retrouve, le soir, le foyer domestique et s'y assied au milieu des siens a!" L'exilé partout est seul.

Où vont ces nuages que chasse la tempête? elle me chasse comme eux, et qu'importe où! L'exilé partout est seul.

Ces arbres sont beaux, ces fleurs sont belles; mais ce ne sont pas les fleurs ni les arbres de mon pays: ils ne me disent rien. L'exilé partout est seul.

Ce ruisseau coule mollement dans la plaine; mais son murmure n'est pas celui qu'entendit mon enfance: il ne rappelle aucun souvenir à mon âme. L'exilé partout est seul.

Ces chants sont doux; mais les tristesses et les joies qu'ils réveillent ne sont ni mes tristesses ni mes joies. L'exilé partout est seul.

On m'a demandé: "Pourquoi pleurez-vous?" et quand je l'ai dit, nul n'a pleuré, parce qu'on ne me comprenait point. L'exilé partout est seul.

J'ai vu des vieillards entourés d'enfants, comme l'olivier de ses rejetons; mais aucun de ces vieillards ne m'appelait son fils, aucun de ces enfants ne m'appelait son frère. L'exilé partout est seul.

Il n'y a d'amis, d'épouses, de pères et de frères que dans la patrie. L'exilé partout est seul.

Pauvre exilé! cesse de gémir; tous sont bannis comme toi, tous voient passer et s'évanouir pères, frères, épouses, amis.

La patrie n'est point ici-bas; l'homme vainement l'y cherche; ce qu'il prend pour elle n'est qu'un gîte d'une nuit.

Il s'en va errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé ! c L'ABBÉ DE LA MENNAIS.

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Le fond de cette

a Réflexion touchante et heureusement amenée.

idée est emprunté à ces vers de la première églogue de Virgile:

"Et jam summa procul villarum culmina fumant;
Majoresque cadunt altis de montibus umbræ."

La nuit approche: on voit déjà fumer les chaumières des prochains hameaux, et l'ombre des montagnes s'allonger dans la plaine.

b Charmante comparaison empruntée à la Bible. "Votre épouse sera comme une vigne fertile appuyée sur le mur de votre maison; vos enfants seront autour de votre table comme de jeunes oliviers.”— Psaume cxxviii. 3.

"Ce style appartient au genre biblique. Le poète a donné à sa description, remplie d'images simples et gracieuses, le ton d'un chant plaintif avec ses couplets à l'imitation des versets de l'Écriture.

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Quelle touchante peinture il nous présente des maux de l'exilé! Que de force dans cette exclamation douloureuse qui tombe à la fin de chaque période comme une larme échappée aux yeux de l'exilé! Mais quelle pensée grande et consolatrice succède à ces plaintes touchantes! La patrie est dans le ciel; la terre est un exil pour tous, et les exilés reverront tous la patrie!

"En vérité, cette page peut être mise en parallèle avec les psaumes les plus magnifiques de la littérature hébraïque.”—Boniface.

Ce charmant tableau des malheurs de l'exilé nous rappelle la touchante élégie que l'académicien Arnault composa pendant son exil. Fidèle à l'Empereur Napoléon, il avait été contraint, en 1816, de se réfugier dans le royaume des Pays-Bas :

De ta tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,

LA FEUILLE.

Où vas-tu? Je n'en sais rien:

L'orage a frappé le chêne
Qui seul était mon soutien.
De son inconstante haleine
Le zéphyr ou l'aquilon
Depuis ce jour me promène

De la forêt à la plaine,
De la montagne au vallon.
Je vais où le vent me mène
Sans me plaindre ou m'effrayer;
Je vais où va toute chose,
Où va la feuille de rose,
Et la feuille de laurier.

CARACTERES.

2

LE FAT1.

C'EST un homme dont la vanité seule forme le caractère; qui ne fait rien par goût, qui n'agit que par ostentation, et qui, voulant s'élever au-dessus des autres, est descendu au-dessous de lui-même. Familier avec ses supérieurs, important avec ses égaux, impertinent avec ses inférieurs, il tutoie3, il protége, il méprise. Vous le saluez, il ne vous voit pas; vous lui parlez, il ne vous écoute pas; vous parlez à un autre, il vous interrompt. Il lorgne, il persiffle, au milieu de la société la plus respectable et de la conversation la plus sérieuse. Il n'a aucune connaissance, et il donne des avis aux savants et aux artistes. Il en eût donné à Vauban sur les fortifications, à Le Brun sur la peinture, à Racine sur la poésie.

Il fait un long calcul de ses revenus; il n'a que soixante mille livres de rente, et il ne peut vivre. Il consulte la mode pour ses travers comme pour ses habits, pour son médecin comme pour son tailleur. Vrai personnage de théâtre, à le voir, vous croiriez qu'il a un masque; à l'entendre, vous diriez qu'il joue un rôle : ses paroles sont vaines, ses actions sont des mensonges, son silence même est menteur. Il manque aux engagements qu'il a; il en feint quand il n'en a pas. Il ne va pas où on l'attend; il arrive tard où il n'est point attendu. Il n'ose avouer un parent pauvre ou peu connu. Il se glorifie de l'amitié d'un grand à qui il n'a jamais parlé, ou qui ne lui a jamais répondu. Il a du bel-esprit la suffisances et les mots satiriques; de l'homme de qualité, les talons rouges, le coureur 10 et les créanciers 11.

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