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Pour peu qu'il fût fripon, il serait en tout le contraste de l'honnête homme: en un mot, c'est un homme d'esprit pour les sots qui l'admirent; c'est un sot pour les gens sensés qui l'évitent. Mais si vous connaissiez bien cet homme, ce n'est ni un homme d'esprit, ni un sot; c'est un fat, c'est le modèle d'une infinité de jeunes sots mal élevés 12. DESMAHIS.

DESMAHIS (Joseph-François),

Né en 1722, mort en 1761. Auteur de comédies et d'un grand nombre de pièces fugitives.

a Vauban, Le Brun, Racine, personnages célèbres du siècle de Louis XIV.

LE FANTASQUE1.

QU'EST-IL donc arrivé de funeste à Mélanthe? Rien au dehors, tout au dedans. Ses affaires vont à souhait?. Tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc ? C'est que sa rate fume3. Il se coucha hier les délices du genre humain ce matin on est honteux pour lui; il faut le cacher. En se levant, le pli d'un chausson lui a déplu: toute la journée sera orageuse, et tout le monde en souffrira. Il fait peur, il fait pitié ; il pleure comme un enfant, il rugit comme un lion. Une vapeur maligne et farouche trouble et noircit son imagination, comme l'encre de son écritoire barbouille ses doigts. N'allez pas lui parler des choses qu'il aimait le mieux il n'y a qu'un moment: par la raison qu'il les a aimées, il ne les saurait plus souffrir. Les parties de divertissement, qu'il a tant désirées, lui deviennent ennuyeuses; il faut les rompre. Il cherche à contredire, à se plaindre, à piquer les autres; il s'irrite de voir qu'ils ne veulent point se fâcher. Souvent il porte ses coups en l'air, comme un taureau furieux qui de ses cornes aiguisées va se battre contre les vents.

Quand il manque de prétexte pour attaquer les autres, il se tourne contre lui-même. Il se blâme, il ne se trouve

bon à rien, il se décourage, il trouve fort mauvais qu'on veuille le consoler. Il veut être seul, et il ne peut supporter la solitude. Il revient à la compagnie, et s'aigrit contre elle. On se tait: ce silence affecté le choques. On parle tout bas: il s'imagine que c'est contre lui. On parle tout haut: il trouve qu'on parle trop, et qu'on est trop gai pendant qu'il est triste. On est triste: cette tristesse lui paraît un reproche de ses fautes. On rit: il soupçonne qu'on se moque de lui. Que faire? être aussi ferme et aussi patient qu'il est insupportable, attendre en paix qu'il revienne demain aussi sage qu'il était hier. Cette humeur étrange s'en va comme elle vient: quand elle le prend, on dirait que c'est un ressort de machine qui se démonte 1o tout à coup. Il est comme on dépeint les possédés11: sa raison est comme à l'envers 12; c'est la déraison 13 elle-même en personne. Poussez-le11; vous lui ferez dire en plein jour qu'il est nuit, car il n'y a plus ni jour ni nuit pour une tête démontées par son caprice. Quelquefois il ne peut s'empêcher d'être étonné de ses excès et de ses fougues 16. Malgré son chagrin, il sourit des paroles extravagantes qui lui ont échappé.

Mais quel moyen de prévoir ces orages, et de conjurer 17 la tempête? Il n'y en a aucun: point de bons almanachs pour prédire ce mauvais temps. Gardez-vous bien de dire: Demain nous irons nous divertir dans un tel jardin. L'homme d'aujourd'hui ne sera point celui de demain : celui qui vous promet maintenant, disparaîtra tantôt; vous ne saurez plus le prendre pour le faire souvenir de sa parole. En sa place, vous trouverez un je ne sais quoi qui n'a ni forme ni nom, qui n'en peut avoir, et que vous ne sauriez définir deux instants de suite de la même manière. Étudiez-le bien; puis dites-en tout ce qu'il vous plaira: il ne sera plus vrai le moment d'après que vous l'aurez dit.

FENELON. (Voyez la page 23.)

EXTRAITS DES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.

LE FAT.

J'ENTENDS Théodecte de l'antichambre; il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche. Le voilà entré: il rit, il crie, il éclate; on bouche ses oreilles, c'est un tonnerre; il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit, que par le ton dont il parle; il ne s'apaise, il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller1 des vanités et des sottises. Il a si peu d'égard aux temps, aux personnes, aux bienséances2, que chacun a son fait sans qu'il ait eu intention de le lui donner; il n'est pas encore assis qu'il a, à son insu3, désobligé toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table, et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche: il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois; il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés; il abuse de la folle déférence qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Eutydème qui donne le repas? Il rappelle à soi toute l'autorité de la table; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu'à la lui disputer: le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère: si l'on joue, il gagne au jeu, il veut railler celui qui perd, et il l'offense. Les rieurs sont pour lui: il n'y a sorte de fatuités qu'on ne lui passe7. Je cède enfin, et je disparais, incapable de souffrir plus longtemps Théodecte et ceux qui le souffrent.

L'HOMME QUI N'A PAS DE CARACTÈRE1.

MÉNIPPE est l'oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui; il ne parle pas, il répète des sentiments et des discours, se sert même si naturellement de l'esprit des autres, qu'il y est le premier trompé, et qu'il croit souvent dire son goût, ou expliquer sa pensée, lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un qu'il vient de quitter.

L'ÉGOÏSTE.

GNATHON ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non

content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres: il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat, et fait son propre1 de chaque service: il ne s'attache à aucun des mets qu'il n'ait achevé d'essayer de tous: il voudrait pouvoir les savourer tous, tout à la fois : il ne se sert à table que de ses mains, il manie les viandes, il remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes; il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés: le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe: s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe; on le suit à la trace2: il mange haut et avec grand bruit; il roule les yeux en mangeant; la table est pour lui un râtelier: il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement, et ne souffre pas d'être plus pressé3 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse1. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver, dans la meilleure chambre, le meilleur lit. Il tourne tout à son usage: ses valets, ceux d'autrui courent dans le même temps pour son service: tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages: il embarrasse tout le monde, ne se contraint 6 pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile; ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.

LE GOURMAND.

CLITON n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui sont de dîner le matin, et de souper le soir; il ne semble né que pour la digestion; il n'a de même qu'un

entretien; il dit les entrées1 qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages; il place ensuite le rôt et les entremets2, il se souvient exactement de quels plats on a relevé 3 le premier service; il n'oublie pas le hors-d'œuvre1, le fruit et les assiettes: il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point: il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire d'un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller: on ne reverra plus un homme qui mange tant, et qui mange si bien; aussi est-il l'arbitre des bons morceaux, et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus; il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir: il donnait à manger le jour qu'il est mort. Quelque part où il soit, il mange, et s'il revient au monde, c'est pour manger.

LE RICHE ET LE PAUVRE.

GITON a le teint frais1, le visage plein, et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut 2, la démarche ferme et délibérée: il parle avec confiance, il fait répéter celui qui l'entretients, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit: il dort le jour, il dort la nuit, et profondément; il ronfle1 en compagnie; il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre, il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche; tous se règlent sur lui; il interrompt, il redresse3 ceux qui ont la parole; on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler, on est de son avis; on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour

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