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qu'il gouverne par les plus sages lois. Il retranche le faste, la mollesse, et tous les arts qui ne servent qu'à flatter les vices; il fait fleurir les autres arts qui sont utiles aux véritables besoins de la vie; surtout il applique ses sujets à l'agriculture. Par là, il les met dans l'abondance des choses nécessaires. Ce peuple laborieux, simple dans ses mœurs, accoutumé à vivre de peu, gagnant facilement sa vie, par la culture de ses terres, se multiplie à l'infini. Voilà dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est point amolli par les voluptés, qui est exercé à la vertu, qui n'est point attaché aux douceurs d'une vie lâche et délicieuse, qui sait mépriser la mort, qui aimerait mieux mourir que de perdre cette liberté qu'il goûte sous un sage roi appliqué à ne régner que pour faire régner la raison. Qu'un conquérant voisin attaque ce peuple, il ne le trouvera peut-être pas assez accoutumé à camper, à se ranger en bataille, ou à dresser 125 des machines pour assiéger une ville; mais il le trouvera invincible par sa multitude126, par son courage, par sa patience dans les fatigues, par son habitude de souffrir la pauvreté, par sa vigueur dans les combats, et par une vertu que les mauvais succès mêmes ne peuvent abattre. D'ailleurs, si le roi n'est point assez expérimenté pour commander lui-même ses armées, il les fera commander par des gens qui en seront capables, et il saura s'en servir sans perdre son autorité. Cependant il tirera du secours de ses alliés; ses sujets aimeront mieux mourir que de passer sous la domination d'un autre roi violent et injuste: les dieux mêmes combattront pour lui. Voyez quelles ressources il aura au milieu de ses grands périls. Je conclus donc que le roi pacifique qui ignore la guerre est un roi très-imparfait, puisqu'il ne sait point remplir une de ses plus grandes fonctions, qui est de vaincre ses ennemis; mais j'ajoute qu'il est néanmoins infiniment supérieur au roi conquérant qui manque des qualités nécessaires dans la paix, et qui n'est propre qu'à la guerre."

J'aperçus dans l'assemblée beaucoup de gens qui ne pouvaient goûter ces avis; car la plupart des hommes, éblouis

par les choses éclatantes, comme les victoires et les conquêtes, les préfèrent à ce qui est simple, tranquille et solide, comme la paix et la bonne police 127 des peuples. Mais tous les vieillards déclarèrent que j'avais parlé comme Minos.

Le premier de ces vieillards s'écria: "Je vois l'accomplissement d'un oracle d'Apollon, connu dans toute notre île. Minos avait consulté le dieu, pour savoir combien de temps sa race régnerait, suivant les lois qu'il venait d'établir. Le dieu lui répondit: Les tiens 128 cesseront de régner quand un étranger entrera dans ton île pour y faire régner tes lois. Nous avions craint que quelque étranger viendrait 129 faire la conquête de l'île de Crète: mais le malheur d'Idoménée, et la sagesse du fils d'Ulysse, qui entend mieux que nul autre mortel les lois de Minos, nous montrent le sens de l'oracle. Que tardons-nous à couronner celui que les destins nous donnent pour roi?"

Aussitôt les vieillards sortent de l'enceinte du bois sacré ; et le premier, me prenant par la main, annonce au peuple déjà impatient, dans l'attente d'une décision, que j'avais remporté le prix. A peine acheva-t-il de parler, qu'on entendit un bruit confus de toute l'assemblée. Chacun

pousse des cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent de ce cri: "Que le fils d'Ulysse, semblable à Minos, règne sur les Crétois !"

J'attendis un moment, et je faisais signe de la main pour demander qu'on m'écoutât. Cependant Mentor me disait à l'oreille: "Renoncez-vous à votre patrie? l'ambition de régner vous fera-t-elle oublier Pénélope“, qui vous attend comme sa dernière espérance, et le grand Ulysse, que les dieux avaient résolu de vous rendre?" Ces paroles percèrent mon cœur, et me soutinrent contre le vain désir de régner.

Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse assemblée me donna le moyen de parler ainsi : "O illustres Crétois, je ne mérite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de rapporter marque bien 130 que la race de Minos cessera de régner quand un étranger entrera dans

cette île, et y fera régner les lois de ce sage roi; mais il n'est pas dit que cet étranger régnera. Je veux croire que je suis cet étranger marqué par l'oracle. J'ai accompli la prédiction; je suis venu dans cette île ; j'ai découvert le vrai sens des lois, et je souhaite que mon explication serve à les faire régner avec l'homme que vous choisirez. Pour moi, je préfère ma patrie, la pauvre, la petite île d'Ithaque, aux cent villes de Crète, à la gloire et à l'opulence de ce beau royaume. Souffrez que je suive ce que les destins ont marqué. Si j'ai combattu dans vos jeux, ce n'était pas dans l'espérance de régner ici; c'était pour mériter votre estime et votre compassion; c'était afin que vous me donnassiez les moyens de retourner promptement au lieu de ma naissance. J'aime mieux obéir à mon père Ulysse, et consoler ma mère Pénélope, que régner sur tous les peuples de l'univers. O Crétois, vous voyez le fond de mon cœur: il faut que je vous quitte: mais la mort seule pourra finir ma reconnaissance. Oui, jusques au dernier soupir, Télémaque aimera les Crétois, et s'intéressera à leur gloire comme à la sienne propre."

A peine eus-je parlé, qu'il s'éleva dans toute l'assemblée un bruit sourd, semblable à celui des vagues de la mer qui s'entrechoquent dans une tempête. Les uns disaient: "Est-ce quelque divinité sous une figure humaine?" D'autres soutenaient qu'ils m'avaient vu en d'autres pays, et qu'ils me reconnaissaient. D'autres s'écriaient: " Il faut le contraindre 131 de régner ici." Enfin, je repris la parole, et chacun se hâta de se taire, ne sachant si je n'allais point accepter ce que j'avais refusé d'abord. Voici les paroles que je leur dis:

“Souffrez, ô Crétois, que je vous dise ce que je pense. Vous êtes le plus sage de tous les peuples; mais la sagesse demande, ce me semble, une précaution qui vous échappe. Vous devez choisir, non pas l'homme qui raisonne le mieux sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plus constante vertu. Pour moi, je suis jeune, par conséquent sans expérience, exposé à la violence des passions, et plus en état de m'instruire en obéissant, pour commander un jour,

que de commander maintenant. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres dans ces jeux d'esprit et de corps, mais qui se soit vaincu lui-mêmeˇ; cherchez un homme qui ait vos lois écrites dans le fond de son cœur, et dont toute la vie soit la pratique de ces lois; que ses actions plutôt que ses paroles vous le fassent choisir."

Tous les vieillards, charmés de ce discours, et voyant toujours croître les applaudissements de l'assemblée, me dirent: "Puisque les dieux nous ôtent l'espérance de vous voir régner au milieu de nous, du moins aidez-nous à trouver un roi qui fasse régner nos lois. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse commander avec cette modération ?” “Je connais," leur dis-je d'abord, "un homme de qui je tiens tout ce que vous avez estimé en moi; c'est sa sagesse, et non pas la mienne, qui vient de parler; il m'a inspiré toutes les réponses que vous venez d'entendre.”

En même temps toute l'assemblée jeta les yeux sur Mentor, que je montrais, le tenant par la main. Je racontais les soins qu'il avait eus de mon enfance, les périls dont il m'avait délivré, les malheurs qui étaient venus fondre sur moi dès que j'avais cessé de suivre ses conseils.

D'abord on ne l'avait point regardé, à cause de ses habits simples et négligés, de sa contenance modeste, de son silence presque continuel, de son air froid et réservé. Mais quand on s'appliqua à le regarder, on découvrit dans son visage je ne sais quoi de ferme et d'élevé; on remarqua la vivacité de ses yeux, et la vigueur avec laquelle il faisait jusqu'aux moindres actions. On le questionna; il fut admiré: on résolut de le faire roi. Il s'en défendit 132 sans s'émouvoir: il dit qu'il préférait les douceurs d'une vie privée à l'éclat de la royauté; que les meilleurs rois étaient malheureux en ce qu'ils ne faisaient presque jamais les biens qu'ils voulaient faire, et qu'ils faisaient souvent, par la surprise 133 des flatteurs, les maux qu'ils ne voulaient pas. Il ajouta que si la servitude est misérable, la royauté ne l'est pas moins, puisqu'elle est une servitude déguisée. "Quand on est roi," disait-il, " on dépend de tous ceux dont on a besoin pour se faire obéir. Heureux celui qui n'est

point obligé de commander! Nous ne devons qu'à notre seule patrie, quand elle nous confie l'autorité, le sacrifice de notre liberté pour travailler au bien public."

Alors les Crétois, ne pouvant revenir de leur surprise, lui demandèrent quel homme ils devaient choisir. "Un homme," répondit-il, "qui vous connaisse bien, puisqu'il faudra qu'il vous gouverne, et qui craigne de vous gouverner. Celui qui désire la royauté ne la connaît pas; et comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connaissant point? Il la cherche pour lui; et vous devez désirer un homme qui ne l'accepte que pour l'amour de vous."

Tous les Crétois furent dans un étrange étonnement de voir deux étrangers qui refusaient la royauté, recherchée par tant d'autres; ils voulurent savoir avec qui ils étaient venus. Nausicrate, qui les avait conduits depuis le port jusques au cirque où l'on célébrait les jeux, leur montra Hazaël avec lequel Mentor et moi nous étions venus de l'île de Chypre. Mais leur étonnement fut encore bien plus grand, quand ils surent que Mentor avait été esclave d'Hazaël; qu'Hazaël, touché de la sagesse et de la vertu de son esclave, en avait fait son conseil 134 et son meilleur ami; que cet esclave mis en liberté était le même qui venait de refuser d'être roi; et qu'Hazaël était venu de Damas en Syrie, pour s'instruire des lois de Minos, tant l'amour de la sagesse remplissait son cœur.

Les vieillards dirent à Hazaël: "Nous n'osons vous prier de nous gouverner, car nous jugeons que vous avez les mêmes pensées que Mentor. Vous méprisez trop les hommes pour vouloir vous charger de les conduire : d'ailleurs vous êtes trop détaché 135 des richesses et de l'éclat de la royauté, pour vouloir acheter cet éclat par les peines attachées au gouvernement des peuples." Hazaël répondit: "Ne croyez pas, ô Crétois, que je méprise les hommes. Non, non: je sais combien il est grand de travailler à les rendre bons et heureux; mais ce travail est rempli de peines et de dangers. L'éclat qui y est attaché est faux, et ne peut éblouir que des âmes vaines. La vie est courte ; les grandeurs irritent plus les passions, qu'elles ne peuvent

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