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se fait de ne voir pas une suite d'empereurs interrompue? c'est encore moins: Diognète sait d'une médaille le fruste*, le flou3, et la fleur du coin1; il a une tablette dont toutes les places sont garnies, à l'exception d'une seule; ce vide lui blesse la vue, et c'est précisément, et à la lettre, pour le remplir qu'il emploie son bien et sa vie."

L'amateur d'estampes.

"Vous voulez," ajoute Démocède, "voir mes estampes ? " et bientôt il les étale1, et vous les montre. Vous en rencontrez une qui n'est ni noire, ni nette, ni dessinée, et d'ailleurs moins propre à être gardée dans un cabinet qu'à tapisser, un jour de fête, le Petit-Pont ou la rue Neuve. Il convient qu'elle est mal gravée, plus mal dessinée; mais il assure qu'elle est d'un Italien qui a travaillé peu, qu'elle n'a presque pas été tirée2, que c'est la seule qui soit en France de ce dessin, qu'il l'a achetée très-cher, et qu'il ne la changerait pas pour tout ce qu'il y a de meilleur. "J'ai," continue-t-il, "une sensible affliction, et qui m'obligera de renoncer aux estampes pour le reste de mes jours: j'ai tout Calot, hormis une seule qui n'est pas, à la vérité, de ses bons ouvrages, au contraire c'est un des moindres, mais qui m'achèverait Calot; je travaille depuis vingt ans à recouvrer cette estampe, et je désespère enfin d'y réussir : cela est bien rude!"

Le voyageur.

Tel autre fait la satire de ces gens qui s'engagent, par inquiétude ou par curiosité, dans de longs voyages; qui ne font ni mémoires, ni relations; qui ne portent point de tablettes; qui vont pour voir, et qui ne voient pas, ou qui oublient ce qu'ils ont vu; qui désirent seulement de connaître de nouvelles tours ou de nouveaux clochers, et passer des rivières qu'on n'appelle ni la Seine, ni la Loire; qui sortent de leur patrie pour y retourner, qui aiment à être absents, qui veulent un jour être revenus de loin: et ce satirique parle juste et se fait écouter.

Le bibliomane1.

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Mais quand il ajoute que les livres en apprennent 2 plus que les voyages, et qu'il m'a fait comprendre par ses discours qu'il a une bibliothèque, je souhaite de la voir. Je vais trouver cet homme, qui me reçoit dans une maison où, dès l'escalier, je tombe en faiblesse d'une odeur de maroquin noir dont ses livres sont tout couverts. Il a beau me crier aux oreilles, pour me ranimer3, qu'ils sont dorés sur tranche1, ornés de filets d'or, et de la bonne édition; me nommer les meilleurs l'un après l'autre ; dire que sa galerie est remplie, à quelques endroits près qui sont peints de manière qu'on croit voir de vrais livres arrangés sur des tablettes, et que l'oeil s'y trompe; ajouter qu'il ne lit jamais, qu'il ne met pas le pied dans cette galerie, qu'il y viendra pour me faire plaisir; je le remercie de sa complaisance, et ne veux non plus que lui visiter sa tannerie, qu'il appelle bibliothèque.

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L'édificateur1.

Un bourgeois aime les bâtiments; il se fait bâtir un hôtel si beau, si riche et si orné, qu'il est inhabitable3. Le maître, honteux de s'y loger, ne pouvant peut-être se résoudre à le louer à un prince ou à un homme d'affaires, se retire au galetas, où il achève sa vie, pendant que l'enfilade et les planchers de rapport sont en proie aux Anglais et aux Allemands qui voyagent, et qui viennent là du Palais-Royal et du Luxembourg. On heurte sans fin à cette belle porte; tous demandent à voir la maison, et personne à voir Monsieur 8.

L'ornithologiste.

DIPHILE commence par un oiseau, et finit par mille. Sa maison n'est pas égayée, mais empestée1; la cour, la salle, l'escalier, le vestibule, les chambres, le cabinet, tout est volière. Ce n'est plus un ramage2, c'est un vacarme3; les vents d'automne et les eaux dans leurs plus grandes

crues, ne font pas un bruit si perçant et si aigu3; on ne s'entend non plus parler les uns les autres que dans ces chambres où il faut attendre, pour faire le compliment d'entrée, que les petits chiens aient aboyé. Ce n'est plus pour Diphile un agréable amusement; c'est une affaire laborieuse, et à laquelle à peine il peut suffire.

Il passe les jours, ces jours qui échappent et qui ne reviennent plus, à verser du grain et à nettoyer des ordures. Il donne pension' à un homme qui n'a point d'autre ministère de siffler des serins au flageolet, et de faire couver que des canaris. Il est vrai que ce qu'il dépense d'un côté, il l'épargne de l'autre; car ses enfants sont sans maîtres et sans éducation. Il se renferme le soir, fatigué de son propre plaisir, sans pouvoir jouir du moindre repos que ses oiseaux ne reposent, et que ce petit peuple, qu'il n'aime que parce qu'il chante, ne cesse de chanter. Il retrouve ses oiseaux dans son sommeil; lui-même il est oiseau, il est hupé 1o, il gazouille 1, il perche, il rêve la nuit qu'il mue 1 ou qu'il

couve.

L'entomologiste.

Cet autre aime les insectes, il en fait tous les jours de nouvelles emplettes1: c'est surtout le premier homme de l'Europe pour les papillons; il en a de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Quel temps prenez-vous pour lui rendre visite? Il est plongé dans une amère douleur ; il a l'humeur noire, chagrine, et dont toute sa famille souffre, aussi a-t-il fait une perte irréparable: approchez, regardez ce qu'il vous montre sur son doigt, qui n'a plus de vie, et qui vient d'expirer; c'est une chenille, et quelle chenille !

L'homme inégal et l'homme distrait.

Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs: il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes: il est à chaque moment ce qu'il n'était point, et il va être bientôt ce qu'il n'a jamais

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de quelle

été, il se succède à lui-même: ne demandez pas complexion il est, mais quelles sont ses complexions; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs. Ne vous trompez-vous point? Est-ce Eutichrate que vous abordez? Aujourd'hui quelle glace pour vous! hier il vous cherchait, il vous caressait, vous donniez de la jalousie à ses amis; vous reconnaît-il bien? dites-lui votre nom.

le

Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme: il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit; et venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, et que ses bas sont rabattus sur ses talons. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve, ou devant un limon1 de charrette, ou derrière un long ais2 de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnaître à peine et n'avoir que loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre, on lui perd tout, on lui égare tout: il demande ses gants qu'il a dans ses mains. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue, tous les courtisans regardent et rient; Ménalque regarde aussi et rit plus haut que les autres; il cherche des yeux dans toute l'assemblée où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants qui lui disent précisément le nom de sa rue : il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du palais, et trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il se met dedans; le cocher touches, et croit ramener son maître

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dans sa maison: Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet; tout lui est familier, rien ne lui est nouveau; il s'assied, il se repose, il est chez soi. Le maître arrive; celui-ci se lève pour le recevoir, il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole; le maître de la maison s'ennuie et demeure étonné; Ménalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense; il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère, et il prend patience; la nuit arrive qu'il est à peine détrompé. Une autre fois il rend visite à une femme, et se persuadant bientôt que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonner; il trouve ensuite que cette dame fait ses visites longues, il attend à tous moments qu'elle se lève et le laisse en liberté ; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim, et que la nuit est déjà avancée, il la prie à souper; elle rit, et si haut, qu'elle le réveille.

Ménalque a une fois perdu au jeu tout l'argent qui est dans sa bourse, et voulant continuer de jouer, il entre dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend sa cassette, en tire ce qu'il lui plaît, croit la remettre où il l'a prise : il entend aboyer dans son armoire qu'il vient de fermer; étonné de ce prodige, il l'ouvre une seconde fois, et il éclate de rire d'y voir son chien qu'il a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac1, il demande à boire, on lui en apporte; c'est à lui à jouer, il tient le cornet 5 d'une main et un verre de l'autre; et comme il a une grande soif, il avale les dés et presque le cornet, jette le verre d'eau dans le trictrac, et inonde celui contre lequel il joue. Il se promène sur l'eau, et il demande quelle heure il est : on lui présente une montre; à peine l'a-t-il reçue, que, ne songeant plus ni à l'heure ni à la montre, il la jette dans la rivière, comme une chose qui l'embarrasse. Lui-même écrit une longue lettre, met de la poudre dessus à plusieurs reprises, et jette toujours la poudre dans l'encrier: ce n'est pas tout, il écrit une seconde lettre, et après les avoir achevées toutes deux,

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