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LETTRES.

EXTRAIT DU VOYAGE DE POLYCLÈTE À ROMEa.
LETTRE DE POLYCLÈTE À CRANTOR.

De la langue des Romains; de ses avantages, et de ses défauts.

PLUSIEURS mois se sont écoulés depuis ma dernière lettre : pendant ce long intervalle, un travail pénible autant qu'assidu a rempli tous mes moments. Pressé de connaître les lois, les mœurs, les usages de ce peuple dont je suis entouré, je ne puis porter sur lui que des jugements incertains, si je ne parviens à l'entendre; et, pour l'entendre, il faut savoir son langage. Quelle étude pour un Athénien! pour un être habitué, dès l'enfance, à regarder la langue de son pays comme la seule qu'il dût connaître ! L'esclave auquel on a confié le soin de m'instruire, y met autant de zèle que de patience; je le seconde par une application soutenue, et déjà mes efforts sont récompensés. Je commence à lire avec facilité les auteurs latins. Les historiens sont ceux que je préfère; en même temps qu'ils me familiarisent avec les difficultés de la langue romaine, ils m'épargnent des questions qui pourraient paraître indiscrètes, et je recueille un double fruit de mon travail. Mais si je parviens à comprendre les écrivains, j'ai plus de peine à saisir le sens d'un entretien familier. La langue que l'on parle est toujours différente de celle que l'on écrit: celle-ci, toujours régulière dans sa marche, est exacte et méthodique; l'autre est légère, rapide, inégale comme la pensée.

Vous trouverez, peut-être, que je me hâte trop de vous parler d'une langue dont je n'ai pas encore une connaissance approfondie; cette considération m'a plus d'une fois arrêté: en y réfléchissant mûrement, j'ai pensé que c'était dans la chaleur même de cette étude, que je pouvais in

diquer, avec plus de précision, les difficultés qu'elle présente, en reconnaître les causes, et établir les différences qui distinguent une langue récente encore parlée par un peuple peu lettré, de cette langue féconde autant que sublime, organe de tant d'écrivains célèbres. J'oserais dire encore que l'être qui se trouve transporté tout à coup dans un monde nouveau, doit se hâter de rendre les premières impressions qu'il y ressent; elles s'émoussent1 rapidement par la seule fréquentation; l'heureuse flexibilité des organes de l'homme l'habitue en peu de temps à ce qui le frappait davantage, et s'il diffère de rendre ses premières sensations, il omet dans ses récits ce qui pourrait donner une idée vive et fraîche des lieux ou des objets qu'il veut dépeindre. C'est d'après ce principe que je me détermine à vous communiquer les remarques que j'ai pu faire sur la langue romaine, mais en la comparant toujours à la nôtre. “Le dauphin n'est fort que sur son rivage," disent les Grecs.

Je sens, pour la première fois, combien il est important de connaître sa propre langue par principes; jusqu'alors j'avais pensé qu'il suffisait de la parler purement. Combien de fois, rebuté d'un travail qui me semblait importun, n'aije pas murmuré contre ces grammairiens qui ont porté l'analyse dans les différentes parties du discours! Je fais maintenant une application utile de leurs préceptes, et ce qui me fatiguait autrefois, me soulage aujourd'hui. Notre langue étant difficile à connaître dans toutes ses délicatesses, celui qui la possède n'a plus qu'à descendre, pour ainsi dire, pour se trouver au niveau des autres. Le grand nombre de rhéteurs et d'écrivains célèbres que la Grèce a produits dans tous les temps, a servi de modèle à ceux de toutes les nations; toutes ont emprunté des Grecs, jusqu'aux termes techniques de l'art oratoire.

On retrouve dans la langue latine beaucoup de vestiges de la nôtre. Les parties orientales de l'Italie, que nous appelons Hespéried, en raison de leur position, étaient depuis longtemps habitées par des colonies grecques; et, par une suite nécessaire de l'ascendant d'un peuple éclairé, sur celui qui ne l'est pas, nos usages se sont étendus,

peu à peu, dans cette vaste contrée. D'autres colonies grecques, établies dans les îles Eoliennes à des époques très-reculées, ont répandu leur langage, sous le dialecte qui leur est propre, parmi cette multitude de petites nations qui habitaient le revers de l'Italie; tout retrace cette origine. Les premiers caractères employés par les Romains étaient les mêmes que les nôtres. On voit encore, dans le temple de Diane, bâti par Servius Tullius, sur le mont Aventin, le traité d'alliance entre les Latins et les Romains, gravé sur une colonne d'airain: il offre une identité parfaite avec les caractères grecs; on la retrouve même dans les douze Tables quoiqu'elles datent d'une époque moins reculée. On se rappelle encore que le traité de paix conclu entre les Romains et les Gabiens, sous Tarquin le Superbeh, fut écrit en mots latins, mais en caractères grecs, sur un bouclier de bois couvert de la peau d'un bœuf que l'on avait immolé à cette occasioni. Enfin un Grec, très-versé dans les antiquités romaines, a dit en propres termes : "La langue romaine n'est ni entièrement barbare, ni absolument grecque; elle est un mélange de l'une et de l'autre; la plupart de ses mots sont éoliques, avec une prononciation corrompuek." Cette affinité, m'a-t-on dit, était beaucoup plus sensible autrefois. À mesure que la langue latine s'est perfectionnée, elle s'est dégagée, par degrés, de ces éléments étrangers; il ne lui en reste aujourd'hui que des traces1. Mais tout ce que les Romains ont emprunté des Grecs, a subi de grandes altérations; ils ont remplacé par des lettres particulières, et qui manquent à notre alphabet, les modifications qui résultent de nos différentes aspirationsm, et ces changements détruisent souvent, entre les mots grecs et les latins, l'identité que de longues recherches peuvent seules constater.

La langue latine, dans la bouche d'un orateur, a de la dignité, de la force, et de l'énergie; elle est rapide, serrée; en peu de mots elle exprime beaucoup d'idées, et, par un effet qui lui est propre, elle fait entendre plus encore qu'elle n'exprime; mais elle n'a pas la douceur, la grâce et l'harmonie de la nôtre. Les lettres de l'alphabet qu'on ne

prononce qu'avec effort, sont celles qui se rencontrent le plus souvent dans la composition ou dans la terminaison des mots, surtout dans ceux qui servent à lier les différentes parties du discours, et qui se reproduisent si souvent, quel que soit le sujet que l'on traite. Presque tous sont d'une dureté remarquable; il faut un grand art pour en éviter le concours désagréable, par un arrangement heureux; et ce n'est que par une attention perpétuelle qu'un Romain peut allier la pureté avec l'élégance. Leurs écrivains ont, à cet égard, un avantage marqué sur leurs orateurs; par l'effet du travail, ils parviennent à donner à leurs périodes tous les charmes de l'euphonie, tandis que l'orateur, pressé par le moment, peut à peine se renfermer dans les règles toujours sévères de la syntaxe. En grec, il suffit d'être exact pour être harmonieux; en latin, il faut des efforts soutenus pour le devenir.

Ce sont, surtout, ces diphthongues dont notre langue est remplie, qui, en ralentissant la prononciation, lui donnent de la douceur. Celle-ci est plus brève; elle est ferme, nerveuse; elle semble plus propre aux choses mâles, hardies; elle se prête plus difficilement à tout ce qui demande de la grâce et de la légèreté. Cependant, quels que soient ses défauts, on ne peut nier qu'elle ne produise des choses sublimes lorsqu'elle est maniée par un esprit supérieur.

Un des plus grands inconvénients de la langue latine, pour un étranger, consiste dans cette faculté de sous-entendre des mots que tout autre qu'un Romain regarderait comme indispensables pour l'intelligence du discours; de là l'obscurité, l'amphibologie", et d'éternelles discussions sur les choses les plus simples. On accuse même les Romains d'avoir profité, plus d'une fois, de l'obscurité de leur langue, pour insérer dans leurs traités avec différents peuples, des clauses ambiguës, qui, semblables aux énigmes du sphinx, devinrent fatales à ceux qui les avaient acceptées. C'est ainsi que les Étoliens, s'abandonnant, par un traité solennel, à la foi du vainqueur, apprirent trop tard ce que signifiait ce mot de foi romaine". Ce défaut de signification positive,

joint aux omissions toujours si fréquentes, se retrouve dans l'entretien le plus familier, comme à la tribune. Le ton de l'orateur, l'inflexion de la voix, le geste même, indiquent ce qui manque à la phrase; c'est à la sagacité de l'auditeur à y suppléer.

Une différence essentielle entre les deux langues, c'est que, dans la nôtre, un mot peut se composer de plusieurs autres qui se fondent ensemble, pour n'offrir à l'oreille qu'un tout facile à prononcer, et plus facile encore à retenir, par l'aisance avec laquelle on y retrouve les éléments qui le composent. Le mot Cyclope, par exemple, présente d'abord à l'imagination d'un Grec, un être dont l'œil est arrondi, selon sa signification littérale; et, quoiqu'il soit composé, il n'en est pas moins clair et précis. Il n'en est pas de même du latin, les mots ne s'y rapprochent qu'avec difficulté, et ils ne s'unissent jamais. Tout mot qui n'est pas primitif, a son radical que l'on retrouve sans peine; mais cette racine est toujours unique, ce qui détruit la faculté d'exprimer une idée complète, par un seul terme.

Cette différence se retrouve jusque dans les signes qui servent à peindre le langage. Les lettres dont se forme l'écriture grecque, sont légères, élégantes, et rapides; elles s'unissent entre elles, par des liaisons faciles; les lettres des Latins, au contraire, sont droites, fermes, et toujours isolées. Les Romains sont très-réservés sur l'emploi de ces figures dont on fait, peut-être, un usage trop fréquent parmi nous. Leur éloquence est noble, quelquefois sublime, et toujours remarquable par sa simplicité. Ils emploient, de la manière la plus heureuse, l'apostrophe, la prosopopées, l'allégoriet. Ils dédaignent l'hyperbole", l'antithèse, la périphrase; et il serait impossible de leur faire sentir le mérite de l'antiphrase, de cette figure hardie d'après laquelle nous donnons aux Furies le nom de bienveillantes, précisément parce qu'elles sont tout le contraire. Mais si le bon sens naturel aux Romains les a préservés des défauts que l'on reproche à la plupart de nos écrivains, ils en ont d'autres qui leur sont propres. Un abus perpétuel de l'ellipse aa rend la lecture de leurs auteurs extrêmement

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