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pénible. On serait tenté d'attribuer cette affectation à l'amour d'une vaine concision, si leurs périodes n'étaient d'ailleurs d'une longueur rebutante. Plus tard, le goût leur apprendra à joindre à l'éclat des pensées, l'élégance de la diction; combien ils en sont loin encore !

Quel avantage, cependant, les Romains n'avaient-ils pas sur nous! En Grèce, la différence d'origine, la multiplicité des États, les rivalités qui en sont la conséquence inévitable, ont introduit des nuances dans la langue de ses peuples. Athènes, Lacédémone, Milet, ont chacune leur dialecte. Vainement l'Attique l'emporte par des écrivains plus célèbres. La jalousie nationale consacre jusqu'aux erreurs qui nous distinguent. Fidèles observateurs de ces différences, nos meilleurs auteurs les ont souvent consacrées dans leurs écrits; s'ils mettent en scène des interlocuteurs de nos différentes contrées, ils ne manquent jamais de faire parler à chacun d'eux le langage qui lui est propre. Ils croiraient blesser la vérité, si l'Ionien s'exprimait comme l'habitant d'Athènes; la langue de la Grèce est l'emblême de sa situation politique; réunie, elle eût donné des lois à l'univers; divisée, elle a perdu toute sa puissance. Rome, au contraire, est un centre où tout aboutit, et dont tout émane; elle règne en souveraine sur les peuples de l'Italie, ou plutôt tous ces peuples sont Romains bb. Elle est pour

eux une mère bienfaisante, une divinité tutélaire: pourraient-ils méconnaître son langage? Rome l'étend par ses usages autant que par ses conquêtes. Jamais le Sénat n'adresse de réponse aux ambassadeurs qu'en langue latine, et il les oblige à s'exprimer de même par le moyen des interprètes.

Quoique la langue romaine présente moins de difficultés que la nôtre, il est ici peu de personnes qui la parlent dans son entière pureté. Elle est concentrée, pour ainsi dire, entre les citoyens d'une certaine classe; le reste en méconnaît les règles au point que, souvent, une simple exclamation, prononcée par un homme du peuple, présente une faute contre les règles cc. Ce défaut tient d'abord au caractère national. Le peuple romain est avide de spectacles, mais

il n'aime que ceux qui parlent aux yeux. Le nôtre, plus délicat, veut que son oreille soit flattée, et que son âme soit émue. Il sait apprécier les scènes sublimes de Sophocle, les situations touchantes d'Euripide, et les fines plaisanteries d'Aristophane. Nourri des beautés théâtrales, habitué aux charmes d'une diction pure et élégante, il acquiert une sagacité qui lui est propre. Nos meilleurs écrivains ont reçu plus d'une fois des leçons de ceux-là qui, dans tout autre pays, ne pourraient pas même les entendre, et le peuple d'Athènes pouvait seul critiquer le langage de Théophraste dd

On doit encore compter le manque d'écoles publiques, au nombre des causes qui entretiennent cette ignorance de sa propre langue, qui caractérise les dernières classes du peuple romain. Tandis qu'en Grèce, dans un nombre prodigieux d'écoles, on enseigne au peuple toutes les parties de l'art de la parole, depuis les premiers éléments de la grammaire, jusqu'aux subtilités de la scholastique3; à Rome, où le peuple est plus éloigné des grands, le riche citoyen fait instruire ses enfants dans sa propre maison par des maîtres de son choix. Le pauvre, au contraire, n'a de ressources que dans les chétives écoles, où la faible instruction qu'on lui donne peut à peine suffire aux premiers besoins de la société.

Le génie a triomphé de cet obstacle; il a fait plus peutêtre, il a tourné à son avantage les défauts de la langue latine; et, dès les premiers siècles de la République, il a inspiré à des hommes étrangers à toute espèce d'instruction, des idées sublimes rendues de la manière la plus noble. Plus tard, des historiens, des poètes, des auteurs dramatiques d'un talent véritable, firent connaître à des hommes éclairés, toutes les richesses de leur langue, et ils surent enfin en faire un heureux usage. Rome compte aujourd'hui un grand nombre d'orateurs célèbres. Partout où le peuple est puissant, ceux qui aspirent à le gouverner cherchent à l'émouvoir; eh! quoi de plus propre à le séduire que l'art brillant de la parole! Combien de fois n'avons-nous pas vu, dans Athènes, hos dangereux démagogues amener, par

le seul pouvoir de l'éloquence, le peuple aux décisions les plus contraires à ses intérêts, l'entraîner au gré de leur volonté, et déterminer son jugement d'après l'éclat d'une période! Ici le peuple est également aveugle et emporté; on le conduit avec la même facilité; on le précipitera dans les mêmes malheurs; mais c'est en flattant ses passions et non en charmant son oreille. C'est en excitant son avidité insatiable, en lui rappelant sans cesse ses hautes destinées, en l'enivrant de sa puissance, en l'irritant contre ses chefs, que des hommes ambitieux le rendront docile à leur voix; le but et le résultat sont les mêmes, les moyens seuls sont différents.

Il est à croire que la langue des Romains n'a pas encore acquis le degré de perfection dont elle est susceptible; elle s'enrichit et s'épure sans cesse. Les mots semblent y être encore dans une mobilité perpétuelle. On peut penser qu'elle restera en cet état jusqu'à ce que des écrivains du premier rang lui aient donné cette fixité qui lui manque, et que l'on doit regarder comme le dernier terme de la perfection. En suivant l'ordre des anciens auteurs, on est frappé des différences qu'un intervalle de quelques années apporte dans leurs écrits. On assure même que des formules de prières que la tradition a respectées, peuvent à peine être entendues par des hommes lettrés. Romulus n'entendrait plus son peuple, comme il ne reconnaîtrait plus sa ville ee

Si je l'ose dire, la langue des Romains ne sera tout ce qu'elle peut être, elle n'obtiendra tout ce qui lui manque, que quand ils connaîtront bien la nôtre. Nos poètes, nos philosophes, nos orateurs, prépareront chez eux le règne de la poésie, de la philosophie et de l'éloquenceff. Ils puiseront chez nous les règles et les exemples; sans être imitateurs, ils les adapteront à leur génie; et, brillant alors de leur propre lumière, ils pourront laisser à la postérité des monuments plus durables que le Capitole.

LE BARON DE THÉIS. Voyage de Polyclète.

DE THEIS (le baron Alexandre),

Auteur vivant. Membre de la Légion-d'honneur. L'excellent

I

ouvrage de M. de Théis, Voyage de Polyclète à Rome, dont nous avons extrait cette lettre, semble imité du Voyage du Jeune Anacharsis en Grèce de Barthélemy; cette description des mœurs et usages des anciens Romains parut pour la première fois en 1822.

a À la prise d'Athènes (91 avant l'ère vulg.) Sylla victorieux, se fit livrer comme otage le jeune Polyclète, fils de l'archonte Crantor, et l'envoya à Rome avec une partie de sa flotte.

b"Le voyageur qui ne peut converser est un sourd et muet qui ne fait que des gestes, et de plus un demi-aveugle qui n'aperçoit les objets que sous un faux jour; il a beau avoir un interprète, toute traduction est un tapis vu à revers; la parole seule est un miroir de réflexion qui met en rapport deux âmes sensibles," &c.-French Class-Book.

This observation is particularly applicable to the French Language. How important, how essential is it therefore, in the course of study, to practise the idiomatical phraseology and colloquial style, that the ear, by repeated impressions, may become familiarly accustomed to the delicate inflexions of pure pronunciation and accent!

d Voyez la note (m) page 24.

* Les îles Eoliennes, aujourd'hui îles de Lipari, situées entre la Sicile et l'Italie.

f Sixième roi de Rome (534 avant l'ère vulgaire).

Lois gravées sur douze tables d'airain, et placées dans le lieu le plus apparent du Forum à Rome.

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" Amphibologie, du grec appíßoλos (amphibolos) douteux. Il y a amphibologie quand une phrase est énoncée de manière à ce qu'elle soit susceptible de deux sens différents. Exemple:

"Valère alla chez Léandre; il y trouva son fils."

• "Junon irritée contre les Thébains envoya ce monstre sur le mont Cythéron, où il proposait une énigme, et dévorait ceux qui ne l'expliquaient pas, après s'être présentés pour la deviner.”—Mythologie.

P Polybe, Ambassade, 13.

Ce mot radical, ou racine du mot, est le véritable but vers lequel

tendent les recherches analytiques de l'étymologiste.-Voyez le Man. étym.

L'apostrophe, du grec drоorρépw (apostréphő), je détourne, est une figure de rhétorique par laquelle on adresse la parole à quelqu'objet animé ou inanimé. Exemples:

66

66

Hîc me, pater optime, fessum

Deseris, heu! tantis nequidquam erepte periclis."

Vous m'avez donc abandonné en ce lieu, ô mon père, et c'est en vain que j'avais su vous sauver de tant de périls.—VIRG. Æn. iii. 710. Italie, berceau des lettres, je te salue!"-MADAME DE STAËL. * La prosopopée, du grec πρόσωπον (prosopon) personne, et ποιέω (poiéó) je fais, prête la parole à tous les êtres animés ou inanimés, réels ou imaginaires; elle anime tout. Cicéron fait un usage admirable de cette figure dans le dernier de ses plaidoyers contre Verrès (préteur en Sicile accusé de rapine et d'exaction), lorsqu'il peint la cruelle avarice d'un geôlier qui mettait à prix les larmes et la douleur des pères et des mères, qui leur faisait acheter chèrement la triste consolation de voir et d'embrasser leurs enfants, malheureuses victimes de la cruauté de Verrès.

"Aderat janitor carceris, carnifex prætoris, mors terrorque sociorum et civium, lictor Sextius, cui ex omni gemitu doloreque certa merces comparabatur. Ut adeas, tantum dabis: ut tibi cibum intrò ferre liceat, tantum.' Nemo recusabat."

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Là veillait le gardien des prisons, le ministre des barbaries de Verrès, la terreur des citoyens, le licteur Sextius, qui s'établissait un revenu sur les douleurs et les larmes de tous ces malheureux. 66 "Tant pour visiter votre fils; tant pour lui donner la nourriture." Personne ne s'y refusait. CICERO. In Verr. 7, n. 117. Boileau prête une âme à la mer lorsqu'il dit, en parlant du canal du Languedoc :

"J'entends déjà frémir les deux mers étonnées,

De voir leurs flots unis aux pieds des Pyrénées."

L'allégorie, du grec äλos (allos) autre, et ȧyopców (agoreuó) je fais un discours, est une fiction dont l'artifice consiste à présenter à l'esprit un objet de manière à lui en désigner un autre. Virgile termine ainsi le 2e livre des Géorgiques :

"Sed nos immensum spatiis confecimus æquor,

Et jam tempus equûm fumantia solvere colla." Mais nous venons de fournir une carrière immense: il est temps de dételer nos chevaux trempés de sueur et d'écume.

En voici un autre exemple tiré de l'oraison funèbre de Turenne. "Ses vertus le firent connaître au public, et produisirent cette première fleur de réputation, qui répand son odeur, plus agréable que les parfums, sur tout le reste d'une belle vie."-FLÉCHIER.

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