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semblé d'abord si inégal, le gladiateur l'attendit de pied ferme; et le tigre, tout haletant, courut à lui avec un rugissement de joie. Un cri d'horreur, ou peut-être de joie aussi, partit en même temps de tous les gradins, quand l'animal, se dressant sur ses pattes, posa ses griffes sur les épaules nues du gladiateur, et avança sa tête pour le dévorer; mais celui-ci jeta sa tête en arrière; et, saisissant, de ses deux bras raidis, le cou soyeux de l'animal, il le serra avec une telle force, que, sans lâcher prise, le tigre redressa son museau et le leva violemment pour faire arriver jusqu'à ses poumons un peu d'air, dont les mains du gladiateur lui fermaient le passage, comme deux tenailles de forgeron1.

Le gladiateur cependant, sentant ses forces faiblir et s'en aller avec son sang, sous les griffes tenaces, redoublait d'efforts pour en finir au plus tôt; car la lutte, en se prolongeant, devait tourner contre lui. Se dressant donc sur ses deux pieds, et se laissant tomber de tout son poids sur son ennemi, dont les jambes ployèrent sous le fardeau, il brisa ses côtes, et fit rendre à sa poitrine écrasée un son qui s'échappa de sa gorge longtemps étreinte, avec des flots de sang et d'écume. Se relevant alors tout à coup à moitié, et dégageant ses épaules dont un lambeau demeura attaché à l'une des griffes sanglantes, il posa un genou sur le flanc pantelant de l'animal; et, le pressant avec une force que sa victoire avait doublée, il le sentit se débattre un moment sous lui; et, le comprimant toujours, il vit ses muscles se raidir, et sa tête, un moment redressée retomber sur le sable, la gueule entr'ouverte et souillée d'écume, les dents serrées et les yeux éteints.

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Une acclamation générale s'éleva aussitôt, et le gladiateur, dont le triomphe avait ranimé les forces, se redressa sur ses pieds, et, saisissant le monstrueux cadavre, le jeta de loin, comme un hommage, sous la loge impériale.

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a Alexandrie, grand ville de l'Egypte sur le bord de la mer, à l'ouest du Delta. Elle fut, sous les Césars, la seconde ville de l'empire romain:

BÉLISAIRE DANS UN CHATEAU DE LA THrace. 233

sa population, sous Auguste, était de 900,000 âmes. La situation en était si heureuse qu'elle fut jusqu'au 7e siècle le centre du monde et le siége principal de la littérature et des beaux-arts.

b Le Panthéon d'Agrippa, un des édifices les plus magnifiques et les plus célèbres de Rome. Il fut construit après la bataille d'Actium dans le champ de Mars, par Agrippa, gendre d'Auguste, qui le consacra à Jupiter Vindicator et à tous les dieux, d'où il fut appelé Panthéon.

Les bestiaires étaient, chez les Romains, des hommes destinés à combattre dans le Cirque contre les bêtes féroces.

BÉLISAIRE DANS UN CHATEAU DE LA THRACE. DANS la vieillesse de Justinien, l'empire, épuisé par de longs efforts, approchait de sa décadence. Toutes les parties de l'administration étaient négligées; les lois étaient en oubli, les finances au pillage, la discipline militaire à l'abandon. L'empereur, lassé de la guerre, achetait de tous côtés la paix au prix de l'or, et laissait dans l'inaction le peu de troupes qui lui restaient, comme inutiles et à charge à l'état. Les chefs de ces troupes délaissées se dissipaient dans les plaisirs; et la chasse, qui leur retraçait la guerre, charmait l'ennui de1 leur oisiveté.

Un soir, après cet exercice, quelques-uns d'entre eux soupaient ensemble dans un château de la Thrace, lorsqu'on vint leur dire qu'un vieillard aveugle, conduit par un enfant, demandait l'hospitalité. La jeunesse est compatissante; ils firent entrer le vieillard. On était en automne; et le froid, qui déjà se faisait sentir, l'avait saisi : on le fit asseoir auprès du feu.

Le souper continue; les esprits s'animent; on commence à parler des malheurs de l'état. Ce fut un champ vaste pour la censure; et la vanité mécontente se donna toute liberté. Chacun exagérait ce qu'il avait fait et ce qu'il aurait fait encore, si l'on n'eût pas mis en oubli ses services et ses talents. Tous les malheurs de l'empire venaient, à les en croire, de ce qu'on n'avait pas su employer des hommes comme eux. Ils gouvernaient le monde en buvant, et chaque nouvelle coupe de vin rendait leurs vues plus infaillibles.

Le vieillard, assis au coin du feu, les écoutait, et souriait avec pitié. L'un d'eux s'en aperçut, et lui dit: "Bon homme, vous avez l'air de trouver plaisant ce que nous disons là ?"—"Plaisant: non," dit le vieillard, "mais un peu léger, comme il est naturel à votre âge." Cette réponse les interdit: "Vous croyez avoir à vous plaindre," poursuivit-il, "et je crois comme vous qu'on a tort de vous négliger; mais c'est le plus petit mal du monde. Plaignezvous de ce que l'empereur n'a plus sa force et sa splendeur; de ce qu'un prince, consumé de soins, de veilles et d'années, est obligé, pour voir et pour agir, d'employer des yeux et des mains infidèles. Mais dans cette calamité générale, c'est bien la peine de penser à vous !""Dans votre temps," reprit l'un des convives, "ce n'était donc pas l'usage de penser à soi? Hé bien! la mode en est venue, et l'on ne fait plus que cela.”—“ Tant pis,” dit le vieillard; "et s'il en est ainsi, en vous négligeant on vous rend justice."- "Estce pour insulter les gens," lui dit le même, "qu'on leur demande l'hospitalité ?"-" Je ne vous insulte point," dit le vieillard; "je vous parle en ami, et je paie mon asile en vous disant la vérité."

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Le jeune Tibère, qui depuis fut un empereur vertueux, était du nombre des chasseurs. Il fut frappé de l'air vénérable de cet aveugle à cheveux blancs. "Vous nous parlez," lui dit-il, “avec sagesse, mais avec un peu de rigueur; et ce dévouement que vous exigez est une vertu, mais non pas un devoir."-"C'est un devoir de votre état," reprit l'aveugle avec fermeté, "ou plutôt c'est la base de vos devoirs et de toute vertu militaire. Celui qui se dévoue pour sa patrie doit la supposer insolvable; car ce qu'il expose pour elle est sans prix. Il doit même s'attendre à la trouver ingrate; car si le sacrifice qu'il lui fait n'était pas généreux, il serait insensé. Il n'y a que l'amour de la gloire, l'enthousiasme de la vertu qui soient dignes de vous conduire. Et alors que vous importe comment vos services seront reçus? La récompense en est indépendante des caprices d'un ministre et du discernement d'un souverain. Que le soldat soit attiré par le vil appât du butin; qu'il s'expose à mourir

pour avoir de quoi vivre: je le conçois. Mais vous, qui, nés dans l'abondance, n'avez qu'à vivre pour jouir, en renonçant aux délices d'une molle oisiveté pour aller essuyer tant de fatigues et affronter tant de périls, estimez-vous assez peu ce noble dévouement pour exiger qu'on vous le paie? ne voyez-vous pas que c'est l'avilir? Quiconque s'attend à un salaire est esclave: la grandeur du prix n'y fait rien; et l'âme qui s'apprécie un talent est aussi vénale que celle qui se donne pour une obole. Ce que je dis de l'intérêt, je le dis de l'ambition; car les honneurs, les titres, le crédit, la faveur du prince, tout cela est une solde, et qui l'exige se fait payer. Il faut se donner ou se vendre ; il n'y a point de milieu. L'un est un acte de liberté, l'autre un acte de servitude: c'est à vous de choisir celui qui vous convient."—"Ainsi, bon homme, vous mettez," lui dit-on, “les souverains bien à leur aise."—"Si je parlais aux souverains," reprit l'aveugle, "je leur dirais que si votre devoir est d'être généreux, le leur est d'être justes."-" Vous avouez donc qu'il est juste de récompenser les services ?"-"Oui; mais c'est à celui qui les a reçus d'y penser: tant pis pour lui s'il les oublie. Et puis, qui de nous est sûr, en pesant les siens, de tenir la balance égale? Par exemple, dans votre état, pour que tout le monde se crût placé et fût content, il faudrait que chacun commandât, et que personne n'obéît: or cela n'est guère possible. Croyez-moi, le gouvernement peut quelquefois manquer de lumières et d'équité; mais il est encore plus juste et plus éclairé dans ses choix, que si chacun de vous en était cru sur l'opinion qu'il a de luimême."—"Et qui êtes-vous, pour nous parler ainsi?” lui dit en haussant le ton3 le jeune maître du château.

"Je suis Bélisaire," répondit le vieillard.

Qu'on s'imagine, au nom de ce héros tant de fois vainqueur dans les trois parties du monde, quels furent l'étonnement et la confusion de ces jeunes gens. L'immobilité, le silence, exprimèrent d'abord le respect dont ils étaient frappés; et oubliant que Bélisaire était aveugle, aucun d'eux n'osait lever les yeux sur lui. "O grand homme!” lui dit enfin Tibère, "que la fortune est injuste et cruelle!

Quoi! vous, à qui l'empire a dû pendant trente ans sa gloire et ses prospérités, c'est vous que l'on ose accuser de révolte et de trahison, vous qu'on a traîné dans les fers, qu'on a privé de la lumière ! Et c'est vous qui venez nous donner des leçons de dévouement et de zèle!""Et qui voulez-vous donc qui vous en donne?" dit Bélisaire, “les esclaves de la faveur ?"-"Ah, quelle honte! ah, quel excès d'ingratitude!" poursuivit Tibère: "l'avenir ne le croira jamais.""Il est vrai," dit Bélisaire, "qu'on m'a un peu surpris je ne croyais pas être si mal traité. Mais je comptais mourir en servant l'état ; et mort ou aveugle, cela revient au même. Quand je me suis dévoué à ma patrie, je n'ai pas excepté mes yeux. Ce qui m'est plus cher que la lumière et que la vie, ma renommée, et surtout ma vertu, n'est pas au pouvoir de mes persécuteurs. Ce que j'ai fait peut être effacé de la mémoire de la cour; il ne le sera point de la mémoire des hommes: et quand il le serait, je m'en souviens, et c'est assez."

Les convives, pénétrés d'admiration, pressèrent le héros de se mettre à table: "Non," leur dit-il: "à mon âge, la bonne place est le coin du feu." On voulut lui faire accepter le meilleur lit du château; il ne voulut que de la paille: "J'ai couché plus mal quelquefois," dit-il; "ayez seulement soin de cet enfant qui me conduit, et qui est plus délicat que moi."

Le lendemain, Bélisaire partit dès que le jour put éclairer son guide, et avant le réveil de ses hôtes, que la chasse avait fatigués. Instruits de son départ, ils voulaient le suivre et lui offrir un char commode, avec tous les secours dont il aurait besoin. "Cela est inutile," dit le jeune Tibère; "il ne nous estime pas assez pour daigner accepter nos dons." C'était sur l'âme de ce jeune homme que l'extrême vertu, dans l'extrême malheur, avait fait le plus d'impression. MARMONTEL. (Voyez la page 53.)

a Bélisaire, général des armées de l'empereur Justinien et un des plus grands capitaines de son temps. L'on dit qu'après une longue suite de triomphes ce grand homme fut accusé de conspirer contre Justinien,

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