Images de page
PDF
ePub

sonnes qui voulaient partir pour l'autre monde, comme un commis, dans un bureau de voitures publiques, écrit le nom de ceux qui retiennent des places. J'avais souvent la plume à la main, parce qu'il n'y avait point, en ce temps-là, de médecin à Valladolid plus accrédité que le docteur Sangrado. Il s'était mis en réputation dans le public par un verbiage spécieux 10 soutenu d'un air imposant, et par quelques cures heureuses qui lui avaient fait plus d'honneur qu'il n'en méritait.

Il ne manquait pas de pratiques, ni par conséquent de bien. Il n'en faisait pas toutefois meilleure chère; on vivait chez lui très-frugalement. Nous ne mangions d'ordinaire que des pois, des fèves, des pommes cuites ou du fromage. Il disait que ces aliments étaient les plus convenables à l'estomac, comme étant les plus propres à la trituration, c'est-à-dire à être broyés 11 plus aisément. Néanmoins, bien qu'il les crût 12 de facile digestion, il ne voulait point qu'on s'en rassasiât 13; en quoi, certes, il se montrait fort raisonnable. Mais s'il nous défendait, à la servante et à moi, de manger beaucoup, en récompense il nous permettait de boire de l'eau à discrétion 14. Bien loin de nous prescrire des bornes là-dessus, il nous disait quelquefois : "Buvez, mes enfants; la santé consiste dans la souplesse et l'humectation des parties. Buvez de l'eau abondamment; c'est un dissolvant universel. Le cours 15 du sang est-il ralenti, elle le précipite; est-il trop rapide, elle en arrête l'impétuosité." Notre docteur était de si bonne foi sur cela qu'il ne buvait jamais lui-même que de l'eau, bien qu'il fût dans un âge avancé. Il définissait la vieillesse une phthisie 16 naturelle qui nous dessèche et nous consume; et, sur cette définition, il déplorait l'ignorance de ceux qui nomment le vin le lait des vieillards. Il soutenait que le vin les use et les détruit, et disait fort éloquemment que cette liqueur funeste est pour eux, comme pour tout le monde, un ami qui trahit et un plaisir qui trompe.

Malgré ces beaux raisonnements, après avoir été huit jours dans cette maison, je commençai à sentir de grands

maux d'estomac, que j'eus la témérité d'attribuer au dissolvant universel et à la mauvaise nourriture que je prenais. Je m'en plaignis à mon maître, dans la pensée qu'il pourrait se relâcher et me donner un peu de vin à mes repas; mais il était trop ennemi de cette liqueur pour me l'accorder. "Si tu sens," me dit-il, "quelque dégoût pour l'eau pure, y a des secours innocents pour soutenir l'estomac contre la fadeur des boissons aqueuses. La sauge, par exemple, et la véronique 17, leur donnent un goût délectable; et si tu veux les rendre encore plus délicieuses, tu n'as qu'à y mêler de la fleur d'œillet 18, de romarin 19 ou de coque licot 20"

il

Il avait beau 21 vanter l'eau, et m'enseigner le secret d'en composer des breuvages exquis, j'en buvais avec tant de modération que, s'en étant aperçu, il me dit: "Eh! vraiment, Gil Blas, je ne m'étonne point si tu ne jouis pas d'une parfaite santé; tu ne bois pas assez, mon ami. L'eau prise en petite quantité ne sert qu'à développer les parties de la bile, et qu'à leur donner plus d'activité; au lieu qu'il les faut noyer par un délayant 22 copieux. Ne crains pas, mon enfant, que l'abondance de l'eau affaiblisse ou refroidisse ton estomac : loin de toi cette terreur panique que tu te fais peut-être de la boisson fréquente. Je te garantis de l'évènement; et si tu ne me trouves pas bon pour t'en répondres, Celsea même t'en sera garant. Cet oracle latin fait un éloge admirable de l'eau: ensuite, il dit en termes exprès que ceux qui, pour boire du vin, s'excusent sur la faiblesse de leur estomac, font une injustice manifeste à ce viscère, et cherchent à couvrir leur sensualité.”

Comme j'aurais eu mauvaise grâce de me montrer indocile en entrant dans la carrière de la médecine, je parus persuadé qu'il avait raison; j'avouerai même que je le crus effectivement. Je continuai donc à boire de l'eau sur la garantie de Celse, ou plutôt je commençai à noyer la bile en buvant copieusement de cette liqueur; et, quoique de jour en jour je m'en sentisse plus incommodé, le préjugé l'emportait sur 25 l'expérience. J'avais, comme on voit, une heureuse disposition à devenir médecin. Je ne pus

pourtant résister toujours à la violence de mes maux, qui s'accrurent à un point 26 que je pris enfin la résolution de sortir de chez le docteur Sangrado. Mais il me chargea d'un nouvel emploi qui me fit changer de sentiment.

66

Écoute, mon enfant," me dit-il un jour, "je ne suis point de ces maîtres durs et ingrats qui laissent vieillir leurs domestiques dans la servitude avant de les récompenser. Je suis content de toi, je t'aime; et, sans attendre que tu m'aies servi plus longtemps, je vais faire ton bonheur. Je veux tout à l'heure te découvrir le fin27 de l'art salutaire que je professe depuis tant d'années. Les autres médecins en font consister la connaissance dans mille sciences pénibles; et moi, je prétends t'abréger un chemin si long, et t'épargner la peine d'étudier la physique, la pharmacie, la botanique, et l'anatomie. Sache, mon ami, qu'il ne faut que saigner et faire boire de l'eau chaude: voilà le secret de guérir toutes les maladies du monde. Oui, ce merveilleux secret que je te révèle, et que la nature, impénétrable à mes confrères, n'a pu dérober à 28 mes observations, est renfermé dans ces deux points: dans la saignée et dans la boisson fréquente. Je n'ai plus rien à t'apprendre, tu sais la médecine à fond 29, et, profitant du fruit de ma longue expérience, tu deviens tout d'un coup aussi habile que moi. Tu peux," continua-t-il, me soulager présentement: tu tiendras le matin notre registre, et l'après-midi tu sortiras pour aller voir une partie de mes malades. Tandis que j'aurai soin de la noblesse et du clergé, tu iras pour moi dans les maisons du tiers-état 30 où l'on m'appellera; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai agréger31 à notre corps. Tu es savant, Gil Blas, avant que d'être médecin; au lieu que les autres sont longtemps médecins, et la plupart toute leur vie, avant que d'être savants.”

[ocr errors]

Je remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de lui servir de substitut; et, pour reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand elles seraient 32 contraires à celles d'Hippocrate. Cette assurance pourtant n'était pas tout

à fait sincère: je désapprouvais son sentiment sur l'eau, et je me proposais de boire du vin tous les jours en allant voir mes malades. Je pendis au croc33 mon habit, pour en prendre un de mon maître et me donner l'air d'un médecin. Après quoi je me disposai à exercer la médecine aux dépens de qui aurait recours à moi. Je débutai par un alguazil qui avait une pleurésie35: j'ordonnai qu'on le saignât sans miséricorde et qu'on ne lui plaignît 36 point l'eau. J'entrai ensuite chez un pâtissier à qui la goutte faisait pousser de grands cris. Je ne ménageai pas plus son sang que celui de l'alguazil, et je ne lui défendis point la boisson. Je reçus douze réaux37 pour mes ordonnances; ce qui me fit prendre tant de goût à la profession, que je ne demandai plus que plaie et bosses. En sortant de la maison du pâtissier, je rencontrai Fabrice, que je n'avais point vu depuis la mort du licencié Sédillo. Il me regarda pendant quelque temps avec surprise; puis il se mit à rire de toute sa force, en se tenant les côtés3?. Ce n'était pas sans raison: j'avais un manteau qui traînait à terre, avec un pourpoint et un haut-de-chausses quatre fois plus longs et plus larges qu'il ne fallait. Je pouvais passer pour une figure originale. Je le laissai s'épanouir la rate1o, non sans être tenté de suivre son exemple; mais je me contraignis pour garder le décorum dans la rue, et mieux contrefaire le médecin, qui n'est pas un animal risible. Si mon air ridicule avait excité les ris de Fabrice, mon sérieux les redoubla; et, lorsqu'il s'en fut bien donné11, "Ma foi! Gil Blas," me dit-il, "te voilà plaisamment équipé! Qui ťa déguisé de la sorte ?" "Tout beau, mon ami," lui répondis-je, "tout beau! respecte un nouvel Hippocrate. Apprends que je suis le substitut du docteur Sangrado, qui est le plus fameux médecin de Valladolid. Je demeure chez lui depuis trois semaines. Il m'a montré la médecine à fond13; et, comme il ne peut fournir à tous les malades qui le demandent, j'en vois une partie pour le soulager. Il va dans les grandes maisons, et moi dans les petites." "Fort bien," reprit Fabrice; "c'est-à-dire, qu'il t'abandonne le sang du peuple, et se réserve celui des personnes

de qualité. Je te félicite de ton partage; il vaut mieux45 avoir affaire à la populace qu'au grand monde46. Vive47 un médecin de faubourg 48! ses fautes sont moins en vue, et ses assassinats ne font point de bruit. Oui, mon enfant,” ajouta-t-il, "ton sort me paraît digne d'envie; et, pour parler comme Alexandre, si je n'étais pas Fabrice, je voudrais être Gil Blas."

Pour faire voir au fils du barbier Nunez qu'il n'avait pas tort de vanter le bonheur de ma condition présente, je lui montrai les réaux de l'alguazil et du pâtissier; puis nous entrâmes dans un café pour en boire une partie. On nous apporta d'assez bon vin, que l'envie d'en goûter me fit trouver encore meilleur qu'il n'était. J'en bus à longs traits 49; et, n'en déplaise à 50 l'oracle latin, à mesure ques j'en versais dans mon estomac, je sentais que ce viscère ne me savait pas mauvais gré 52 des injustices que je lui faisais. Ensuite, voyant que la nuit approchait, nous nous séparâmes, après nous être mutuellement promis que le jour suivant, l'après-dînée, nous nous retrouverions au même lieu.

Gil Blas continue d'exercer la médecine avec autant de succès que de capacité.

de chose

Je ne fus pas sitôt au logis que le docteur Sangrado y arriva. Je lui parlai des malades que j'avais vus, et lui remis entre les mains huit réaux qui me restaient des douze que j'avais reçus pour mes ordonnances. "Huit réaux!" me dit-il, après les avoir comptés, "c'est peu pour deux visites; mais il faut tout prendre." prit-il presque tous. Il en garda six, et me deux autres. "Tiens, Gil Blas," poursuivit-il, commencer à te faire un fonds2; je t'abandonne le quart de ce que tu m'apporteras. Tu seras bientôt riche, mon ami, car il y aura, s'il plaît au ciel, bien des maladies cette année."

Aussi les donna les "voilà pour

J'avais lieu d'être3 content de mon partage. Cela mʼinspira une nouvelle ardeur pour la médecine. Le lendemain,

« PrécédentContinuer »